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Qu'est-ce qui fait tourner Denis Chouinard ? Dès les premières minutes de notre rencontre avec le sympathique cinéaste, on comprend que ce n'est ni la recherche de la gloire ni le succès au box-office. Ouvertement critique envers le cinéma commercial et ses diktats, il est de ceux qui ont fait le choix d'un art engagé, sinon dénonciateur.Et force est d'admettre pour quiconque a visionné ses longs métrages, Clandestins et L'Ange de goudron, qui abordent les défis de l'immigration, que la quête de Chouinard est noble et authentique. « J'avais le désir de faire connaître ces gens qui vivent parmi nous, parfois depuis de nombreuses années, mais qu'on ne connaît pas », lâche-t-il.
« Ces gens » pour Chouinard, ce sont tous ceux qu'on ne saurait qualifier de « pure laine » du fait de leurs origines, mais qui néanmoins contribuent à enrichir le Québec et à en faire ce qu'il est. Eux ou leurs parents ont vu le jour à Bangkok, Jakarta, Rabat, Quito, Bucarest ou Dubaï. On les appelle parfois maladroitement les néo-Québécois, faute peut-être d'en avoir fait des membres de la famille à part entière ou de les avoir pleinement intégrés à notre imaginaire collectif.
Or, très vite, Chouinard a pris conscience du pouvoir démocratique de la caméra pour établir le dialogue entre les cultures en nous forçant à porter un regard neuf sur « l'étranger » au coin de notre rue. Celui-là qui, le plus souvent, n'occupe pas le haut du pavé dans l'échelle sociale et qui fait souvent l'objet de préjugés.
« Faire des films c'est une façon d'être citoyen, de rester critique au regard de ce qu'on nous raconte en politique », continue-t-il.
Denis Chouinard voit le jour à Montréal en 1964, mais c'est en banlieue, à Laval, qu'il passe son enfance. Le plus jeune d'une famille de cinq enfants, il est fasciné très tôt par la musique punk et ses critiques virulentes des injustices sociales. Côté littérature, ce sont Lautréamont, Sartre et Camus qui provoquent en lui des étincelles. « Je me suis rendu compte rapidement que les histoires, les films et les livres qui me touchaient étaient ceux qui parlaient des gens moins favorisés par la société », explique-t-il.
Le cinéma, on s'en doute, le passionnera rapidement. Jeune, il verra bien sûr beaucoup de films américains mais s'initiera très vite au cinéma québécois grâce à Télé-Québec et Radio-Canada. Il découvre également à l'adolescence les « grands » que sont Kubrick, Hitchcock et Costa Gavras. Il aura d'ailleurs l'occasion de connaître plus intimement ce dernier lors de l'élaboration du scénario de L'Ange de goudron.
En 1981, à l'âge de 17 ans, Chouinard s'inscrit en cinéma au collège de Saint-Laurent. Pour le banlieusard qu'il est, l'arrivée dans la métropole marque surtout une rupture avec un environnement homogène, blanc et francophone. Il fait la découverte du visage multiculturel de la ville. C'est le choc. Fasciné, il puisera bientôt à cette source toute son inspiration.
Cette envie de connaître l'« autre »
« J'ai découvert le boulevard Saint-Laurent et ses boutiques d'immigrants hongrois, juifs, yougoslaves ou latinos. Les gens allaient y acheter des magazines et de la nourriture de leur pays d'origine. Je flânais dans le secteur et j'avais l'impression de voyager. Les gens parlaient une langue que je ne comprenais pas. Ils vivaient là parfois depuis plus longtemps que moi et je ne les connaissais pas. J'avais l'impression qu'il y avait un filon qui demeurait inexploité. Pour faire des films, il faut être curieux et raconter des choses qui nous intéressent. Cette envie de connaître l'autre, j'ai découvert que je pouvais l'assouvir par le cinéma », continue-t-il.
En parallèle à ses cours, il fréquente assidûment la Cinémathèque québécoise qui lui offre une fenêtre sur le cinéma étranger, qu'il découvrira mieux encore au cours de sa deuxième année au collège de Saint-Laurent par l'entremise de son professeur Henri-Paul Chevrier, qui dispense le cours « Cinémas nationaux ». Le cinéaste en herbe est alors profondément marqué par les œuvres produites dans les pays de l'Est ou en Amérique latine par des cinéastes dépeignant les conditions sociales difficiles de leur peuple. Les cinémas tchèque et russe le toucheront particulièrement.
« Étrangement, quand ces pays sont redevenus libres, entre guillemets, leur production cinématographique a beaucoup chuté. Ce fut une des grandes pertes du cinéma au cours des dernières années, car il y avait là une idée de culture et ce désir de faire de grands films. Il y avait une volonté de faire réfléchir les gens, tandis qu'aujourd'hui, le cinéma ne sert qu'à générer des dollars au box-office », déplore-t-il.
« J'ai assisté à une espèce d'émerveillement, confie pour sa part Chevrier, qui se remémore le jeune étudiant fraîchement débarqué de Laval. Je me souviens du traumatisme qu'il a ressenti quand je lui ai fait visionner le film polonais L'homme de marbre dans le cadre de mon cours « Cinémas nationaux ». Il ne voulait plus se lever et tenait à le revoir une deuxième fois. Denis découvrait non seulement le cinéma, mais aussi le monde. »
Monsieur Chevrier se rappelle également que Chouinard était un étudiant curieux et exigeant. « Il allait lire les références que je donnais pour en savoir plus. Il faisait partie de ceux qui viennent chercher des outils pour faire leur propre itinéraire. »
Et, aux dires de son ancien professeur, le futur cinéaste, avec son camarade Jean V. Charest, ne manquait pas d'audace.
« Ils ont fait des films assez merveilleux dont On parlait pas allemand, un petit film de dix minutes sur le mouvement nazi à Montréal dans les années trente, qui donnait une idée de ce que Denis ferait par la suite… c'était assez extraordinaire de la part d'étudiants de dix-huit ans d'avoir ces préoccupations sur le passé ! »
Le talent de Chouinard paraît ainsi évident dès ses premiers courts métrages en super 8 alors que ses films trouvent également écho à l'étranger. « On avait gagné des prix et les films commençaient à circuler. Je sentais qu'il y avait un certain intérêt pour ce que je faisais », reconnaît aujourd'hui le cinéaste.
La rencontre avec le réalisateur de Gaz bar blues
Sans doute galvanisé par ces premiers succès, Chouinard s'inscrit à l'Université du Québec à Montréal (UQÀM) en 1986. Il s'inscrit au baccalauréat en communications, option cinéma, bien sûr. C'est à ce moment qu'il commence à approfondir ses réflexions au sujet de l'immigration et des multiples défis qu'elle pose. Sur les bancs de l'UQÀM, il croisera aussi Louis Bélanger, le réalisateur de Gaz bar blues, et la rencontre sera pour lui déterminante. Les deux compères se découvrent des affinités et une vision commune de l'art. « On a discuté de cinéma, on a vu des films ensemble. Ça nous a beaucoup aidés tous les deux », poursuit Chouinard.
Cette nouvelle complicité culminera dans la réalisation de courts et de moyens métrages, dont Le Soleil et ses traces et Les 14 définitions de la pluie.
Le premier film relate les difficultés d'intégration d'une émigrée vietnamienne, ancienne survivante des réfugiés de la mer, aux prises avec un passé chargé de souvenirs morbides, tandis que le second met en scène deux anarchistes, un Québécois et un Polonais, qui se barricadent dans une maison en plein hiver et refusent d'abandonner leur village nouvellement fermé.
Chouinard rêve ensuite de réaliser un film, un vrai. Malgré ses succès dans le court et le moyen métrage, il peine toutefois à trouver un producteur prêt à investir dans un long métrage. En réflexion, il s'envole pour la Suisse, à Genève, en 1994, rejoindre un ancien camarade d'université, entiché lui aussi du 7e art, Nicolas Wadimoff.
« Je lui ai proposé d'écrire avec moi un scénario qui raconterait une histoire se passant entre son continent et le mien. Un film qui parlerait de l'Europe et de l'Amérique, de ce rêve de l'Amérique et de ces passagers clandestins qui s'enferment dans des conteneurs pour atteindre leur but. »
Un producteur suisse se montrera finalement intéressé par le projet et dénichera le financement nécessaire pour qu'ils commencent à écrire. Chouinard passera deux ans en Suisse à peaufiner son scénario, en logeant, ou plutôt en squattant un bloc abandonné, à défaut de l'argent nécessaire pour se payer un logement. Mais l'exil et ses sacrifices porteront leurs fruits.
En 1997, Clandestins fait une sortie remarquée, le cinéaste a gagné son pari.
Le film dépeint la tragique traversée de l'Atlantique, dans le conteneur d'un cargo, de six immigrés rêvant de s'établir en Amérique
Contrer l'image négative du monde arabe
De retour à Montréal, Chouinard songe déjà à un deuxième film, résolu à traiter de la question des immigrants dans sa terre natale.
« J'étais en réaction contre l'image négative du monde arabe qu'on véhiculait dans les médias. Chaque fois, on parlait de bombes, de meurtres et de sang. Mais ces gens font aussi des opérations à cœur ouvert, de la recherche. Ils produisent de la littérature, de la poésie, mais de cela, on n'en parle jamais. »
Le cinéaste entreprend donc de raconter l'histoire d'une famille arabe ordinaire qui vient s'établir au Québec.
« Le but était de montrer aux gens qu'il n'y a pas de différence entre un monsieur Tremblay, Bourgault ou un Arabe. Tous veulent que leurs enfants aillent à l'école et qu'ils réussissent. Ce n'est pas parce que tu es d'un autre pays ou que tu es différent, que tu es un ennemi. »
C'est ainsi que naîtra L'Ange de goudron, son deuxième long métrage à la facture sensiblement différente, bien qu'empreint des mêmes préoccupations profondes. Cette fois, Chouinard explore non plus le mythe de la terre promise et ses périls, mais les dures réalités de l'intégration.
On est plongé dans le quotidien d'une famille d'Algériens dont le père, Ahmed, attend incessamment les papiers qui le consacreront enfin citoyen à part entière, et qui ouvriront les voies de l'avenir à lui et à sa famille. Mais le rêve paisible du paternel est soudain perturbé par les activités militantes de Hafid, le fils, qui opte pour des actions directes afin d'empêcher la déportation… de nombreux autres candidats à l'immigration.
« Avec ce film je voulais établir un pont, un dialogue. Montrer que ces gens qui vivent à coté de nous ont des histoires incroyables à nous raconter. Que l'on a tout à apprendre les uns des autres. »
Le cinéaste nous amène à réfléchir sur les règles bureaucratiques parfois absurdes freinant l'arrivée des immigrants et, plus fondamentalement, sur notre désir réel de leur ouvrir nos portes.
Ce qu'en pense l'acteur, Zinedine Soualem
Joint par téléphone à Paris, l'acteur Zinedine Soualem, qui joua le rôle du père dans L'Ange de goudron, admet avoir été très étonné qu'un Québécois ait eu la sensibilité de faire un film aussi à propos.
« J'ai été surpris de lire un scénario très bien écrit et qui échappait à tous les stéréotypes véhiculés sur l'islam et l'intégrisme. J'ai ainsi découvert quelqu'un de très intelligent, charmant et très cultivé. Denis est très ouvert et a un grand sens de l'humour. Le contact s'est établi rapidement entre nous. »
Car le comédien est d'avis qu'il reste du chemin à parcourir pour faire tomber les préjugés.
L'Ange de goudron est sorti en salle à la fin 2001, quelques jours avant le fatidique 11 septembre… Bien que le film ait connu du succès au Québec, remportant un prix au Festival des films du monde de Montréal, ce coup du hasard lui a été défavorable par la suite au Festival international du film de Toronto, rappelle Soualem. « Il n'y avait presque personne dans les salles. Les gens ont fait un amalgame ridicule car le film commence par une scène dans une mosquée et se termine dans un aéroport avec des avions qu'on veut empêcher de s'envoler. Mais la religion n'était pas du tout le thème du film qui ne montrait que des altermondialistes voulant empêcher une injustice. »
Par un juste retour des choses, le film a reçu, en 2002, le prix œcuménique du Meilleur film de la sélection Panorama au Festival du film de Berlin.
Soualem se dit par ailleurs ravi des deux mois de tournage passés à Montréal qui lui apparaît comme une ville plutôt tolérante envers les minorités ethniques.
« Bien que je sois né en France, je sens toujours dans le regard des gens que je demeure un fils d'immigré. Or, il m'a semblé qu'à Montréal, il est plus simple d'être étranger. En France, dans plusieurs endroits, il se pratique une espèce de sélection à l'entrée, en fonction de la couleur de la peau et de l'origine ethnique. Je n'ai pas perçu cela à Montréal. »
« Mais, ajoute Chouinard, on pourrait être un peu plus chaleureux dans notre façon d'accueillir les gens. On peut avoir vécu quinze ans auprès d'un homme né à l'étranger sans jamais lui avoir adressé la parole. C'est comme si nous consentions à ce que les immigrants viennent s'établir ici pour nous offrir des restaurants plus variés, mais sans vraiment les intégrer et devenir leurs amis ».
Chouinard estime que la communauté anglophone pourrait nous servir d'exemple, dans la mesure où elle intègre mieux les nouveaux arrivants.
« À cause de la langue, probablement, les immigrants se sentent plus facilement intégrés dans les activités sociales des anglophones. Peut-être est-ce parce que nous francophones ne nous sommes pas encore assez affirmés ? Il reste que cela ne pourra pas continuer indéfiniment, car les immigrants vont devenir anglophones et cela créera des tensions. Les nouveaux arrivants ne demandent pas mieux que de s'intégrer à nous. »
Chouinard se lance aussitôt dans un plaidoyer en faveur d'une intégration à l'américaine où chacun se fond dans un grand ensemble.
« Je ne crois pas à la mosaïque canadienne, je suis en faveur d'un « melting pot » complet. Le multiculturalisme à la Pierre Trudeau, c'est une fumisterie. Les immigrants ne demandent qu'à s'intégrer et à ce que leurs enfants soient acceptés. Ils savent très bien que s'ils restent dans des lieux fermés et entre eux, il va y avoir une forme de rejet. Malheureusement, notre modèle politique et culturel va à l'encontre de cette idée d'intégration. Ce sont pour des raisons d'immigration que je suis indépendantiste. Si les immigrants recevaient des signaux clairs qu'ici la langue d'intégration est le français, les choses se passeraient mieux. L'ambiguïté qui persiste conditionne un réflexe de fermeture qui, à terme, est foyer de racisme; ces gens pourraient être vus comme des envahisseurs. »
Pour Soualem, le cinéma de Chouinard contribue à coup sûr à briser des barrières et à jeter les bases d'un nouveau dialogue. « Chouinard est très ouvert sur le monde, il s'intéresse aux autres. C'est ce qui m'a touché. Il aurait pu se contenter de faire des films d'auteurs quelconques. L'Ange de goudron est une preuve de grande générosité et cela prouve que les portes ne sont pas fermées », conclut-il.