par Salomon Schinasi et Victor Teboul
Salomon Schinasi, alors étudiant en cinéma. eut le privilège, en tant que stagiaire à la Cinémathèque française, dirigée par Henri Langlois, de côtoyer le réalisateur français, Claude Chabrol, décédé le 12 septembre 2010, et de participer au tournage d’un de ses films. Il avait saisi l'occasion de discuter avec le cinéaste de son travail et des influences qu'il avait subies L’interview que nous publions parut au début des années 1970 dans une revue québécoise. Elle fut réalisée en collaboration avec Victor Teboul.

Claude Chabrol, François Truffaut, Jean-Luc Godard, Alain Resnais — tels étaient les grands noms de ce mouvement cinématographique de la fin des années 1950 qui, par ses idées neuves et ses moyens techniques originaux, fut appelé La Nouvelle Vague. Innovateurs du cinéma français, les jeunes réalisateurs se distinguaient des générations précédentes par ce désir de tourner un film de leur choix sans être liés à un producteur qui imposerait le sujet à traiter. La solution évidente, qui se présentait à leurs yeux, consistait à financer eux-mêmes leurs films. Limités par leurs propres budgets, les cinéastes tournaient dans des décors naturels et non plus en studio comme leurs prédécesseurs, ce qui donna lieu à des effets beaucoup plus réels, d'où le néo-réalisme de Hiroshima mon amour, d'Alain Resnais, qui évoquait les horreurs atomiques grâce à des séquences documentaires. Rappelons, également, Les Quatre Cents Coups, de Truffant, A Bout de souffle, de Godard et Le Beau Serge, de Claude Chabrol — tous des films qui dominèrent ce mouvement.
La Nouvelle Vague fut donc un état d'esprit plutôt qu'une école; d'autant plus que ces jeunes auteurs de films n'avaient pas de théories ou de convictions communes. Parmi les nouveaux réalisateurs, nombre d'entre eux furent critiques aux Cahiers du Cinéma. Ce fut le cas de Claude Chabrol qui tourne en 1957 (il avait alors 27 ans) son premier film, Le Beau Serge, et qui obtiendra, un an plus tard, le prix de la mise en scène au Festival de Locarno. En 1959, ce sera au tour des Cousins de recevoir l'Ours d'Or, au Festival de Berlin. Depuis, il y eut Landru, d'après un scénario de Françoise Sagan, Les Biches, La femme infidèle, Que la bête meure et Le boucher.
Si l'on s'efforçait de trouver un thème commun à son oeuvre, nous découvririons que Claude Chabrol s'intéresse au comportement de ses personnages face à une situation souvent insolite. Ceci est également vrai pour le film qu'il tourne présentement et qui porte le titre Juste avant la nuit. C'est donc entre deux scènes de tournage à Paris que le cinéaste français — décontracté et de très bonne humeur — nous a accordé une courte interview.
- Tous ceux qui ont vu vos films ont pu remarquer que l'ambiance où se déroule le drame est souvent celle du milieu aisé de la bourgeoisie française. Vous sentez-vous bourgeois ?
- Oui. Hélas, c'est le drame ! Je ne me sens pas uniquement bourgeois, mais je suis bourgeois.
- Contrairement à François Truffaut et à Jean-Luc Godard qui ont commencé par des courts métrages, vous, vous avez débuté par un long métrage. Comment expliquez-vous ceci ?
- Je me sentais très incapable de faire des courts métrages. Ça m'ennuyait beaucoup. J'ai eu la possibilité de faire un long métrage grâce à une grand-mère de mon ex-femme qui est morte et qui a laissé un peu d'argent — ce qui est hyper-bourgeois ! Je m'en suis emparé...comme un cochon ! pour faire mon premier film. Mais le court métrage, pour un cinéaste, ça rejoint le truc des romanciers qui sont incapables d'écrire des nouvelles. C'est un peu comme ça pour moi, ça ne m'intéresse pas.
- Dans quelle mesure Alfred Hitchcock vous a-t-il influencé ?
- Hitchcock ne m’a influencé que parce que lui-même avait été influencé par une certaine forme d’expressionnisme allemand surtout Fritz Lang et Murnau. J’ai été plus influencé par ce cinéma allemand de la fin du muet et du début du parlant que par Hitchcock lui-même. Ceci dit, comme ce dernier est plus récent et qu'il a fait un plus grand nombre de films, j'ai été aussi influencé par lui.
- Dans vos films vous dévoilez l'assassin assez tôt aux spectateurs. Qu'est-ce qui constitue donc le suspense ?
- C'est parce que le spectateur sait qui est l'assassin que le suspense existe. Il existe donc davantage quand on sait que lorsqu'on ne sait pas. Ce n'est jamais le secret qui crée le suspense, c'est toujours la connaissance des choses. Quelqu'un s'en va dans une direction et là l'inattendu l'attend. Il ne le sait pas mais le spectateur, lui, le sait. C'est ce qui fait le suspense.
- Côté intrigue, il semble que dans vos films, elle vienne au second plan. Vos personnages ont l'air de vous préoccuper davantage, leur psychologie en particulier.
- L'intrigue m'intéresse, mais j'aime bien les bonnes intrigues simples. Moi-même, en tant que spectateur, j'éprouve un mal atroce à suivre un film. Aussi, dès que l'intrigue est trop compliquée, je ne comprends plus rien ! J'opte donc pour la simplicité en ce domaine, préférant, comme vous l'avez remarqué, me concentrer davantage sur mes personnages et leur fournir l'occasion "de se raconter".
- Avez-vous des acteurs préférés avec lesquels vous vous sentez plus à l'aise pour travailler ?
- Oui, ceux avec lesquels je tourne habituellement. Il y en a quelques autres que j'aimerais faire tourner mais je n'en ai pas eu encore l'occasion ni les moyens. C'est peut-être possible, maintenant. Les affaires vont moins bien à Hollywood, ces acteurs "coûtent moins cher". Alors, je ne désespère pas de pouvoir m'en offrir de temps en temps ! Disons que ça me ferait plaisir de tourner avec Robert Redford, par exemple. Puis des acteurs anglais comme Tom Courteney qui est extraordinaire. Par ailleurs, je regretterai toujours de ne pas avoir pu faire tourner Charles Laughton.
- Quant à votre méthode de travail, il semble que vous l'appliquiez par un recours à une équipe permanente. Jean Rabier, par exemple, votre chef opérateur, a tourné dix-huit de vos films. Toute cette équipe reste-t-elle toujours disponible ?
- Quatre personnes sont inamovibles, dont le chef opérateur et le monteur. Sans ça, il se produit une espèce de roulement des plus nuisibles à une production qui se veut efficace. Ces permanents exceptés, je peux recourir à deux ou trois équipes de rechange. Ça fait longtemps que je n'ai pas travaillé avec des gens que je ne connaissais pas.
- Vos films sont souvent des adaptations. Y voyez-vous un certain avantage ?
- Je le fais de temps en temps parce que c'est pratique dans la mesure où je trouve une intrigue assez simple, ce qui m'évite de la chercher. Ça m'économise donc du travail. Mais je ne prends jamais de grands livres, pour qu'on ne me reproche pas d'avoir trahi un auteur immortel.
- Parlez-nous de votre prochain film "La décade prodigieuse", tiré de l'ouvrage d'Ellery Queen.
- Ce n'est pas facile. Je me contente de dire que le drame se déroule sur une période de dix jours au cours desquels un professeur de philosophie... un logicien, essaye d'empêcher un jeune amnésique d'accomplir des actes irréparables. Je ne peux pas en dire plus.
- Le film que vous tournez en ce moment, (Juste avant la nuit), nous met en présence d'un personnage déchiré par le meurtre qu'il a commis. Charles qui vient de tuer sa maîtresse, Laura, avoue son crime d'abord à son épouse, Hélène, puis à son meilleur ami, François, qui est aussi le mari de Laura. Est-ce sa conscience qui est la cause de son tourment ?
- Je ne sais pas si c'est tellement un problème de conscience ? Un peu... mais ce n'est pas le remords. C'est cette chose bizarre qui vous donne l'impression que vous n'êtes plus vous-même.
- Hélène à son tour tuera son mari. Souffrira-t-elle autant que lui des conséquences psychologiques de son acte ?
- Non, elle est plus forte; je crois qu'elle pense avoir raison. Elle éprouvera le besoin de le dire. La notion de confession est ancrée chez presque tous les êtres humains.
- Comment expliquez-vous le crime d'Hélène ?
- Hélène obéit en fin de compte à une espèce d'ordre de suicide que lui a donné Charles. C'est-à-dire qu'il lui a fait comprendre que la situation était pour lui complètement sans issue.
- Une dernière question. Est-ce que ça vous intéresserait de venir tourner un film au Canada ?
- Ah oui ! A condition que ce ne soit pas Maria Chapdelaine !
Interview réalisée par Salomon Schinasi. Collaboration: Victor Teboul
© Salomon Schinasi et Victor Teboul