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L'intolérance démystifiée

Le succès du Front national en France, l'attentat aux Pays-Bas et la spirale de violence au Proche-Orient constituent autant d'éléments qui ont remis la question de l'intolérance à l'avant-plan des actualités nationales et internationales. Pourrait-on jamais venir à bout de l'intolérance? La contribution de Lise Noël à une meilleure intelligence de cette problématique mérite assurément le détour.

Toujours préoccupante dans toute société qui se respecte, l'intolérance suscite de vives réactions particulièrement en temps de crise. Il est frappant de constater qu'il n'existe pas d'intolérant autoproclamé. Qu'il s'agisse de la Palestine, ou de la sphère politique en France et ailleurs dans le monde, qu'il s'agisse de la question irlandaise, ou d'autres théâtres des opérations, ni les intégristes religieux, ni les extrémistes de droite ou de gauche, ne conçoivent leur philosophie sociale et politique comme empreinte de fanatisme.

Condamnée par les uns comme par les autres, et pourtant si présente à la fois, l'intolérance articule aussi bien le lien social que les relations internationales. Toujours vivante, elle façonne les rapports à l'autre, modèle les rencontres et oriente les formes de vie commune et ce, à partir du cercle familial. Pour tout dire, elle sature l'existence humaine d'aussi loin qu'on peut remonter dans le temps. C'est en tout cas ce que met en relief Lise Noël dans son livre L'intolérance Une problématique générale 1 qui, dès sa parution en 1989, s'est avéré un ouvrage clé sur la question, parfaitement digne du prix du Gouverneur général du Canada. Il s'agit d'une recherche d'envergure, mobilisant pratiquement tous les champs du savoir et de l'activité humaine pour saisir son objet.


La déshumanisation du dominé

Aborder la question de l'intolérance comme problématique générale est un exercice délicat, car, quelles que soient les précautions méthodologiques, le risque d'un parti pris est élevé. Ou bien une trop grande sensibilité à la douleur et à la souffrance déterminera l'orientation d'ensemble, et alors toutes les formes d'autorité seront assimilées à l'intolérance, ou bien une indifférence caractéristique verra dans de légitimes luttes d'émancipation une figure de l'intolérance. En clair, le prisme à travers lequel on analyse la question de l'intolérance sera déterminant, avec le danger que les résultats aient une portée faussement universaliste.

L'entreprise de Lise Noël, il faut le dire, est fort habile, bien que nourrie de révolte. Elle vise à démonter « à travers une démystification du discours dominant », les a priori des raisonnements qui fondent l'intolérance. On comprend qu'en partant, elle situe l'intolérance du côté du dominant, lequel, habité par une allergie essentielle à la différence, travaille à la dévalorisation de ce qui lui est dissemblable. Selon les cas de figure et les contextes, l'enfant, la femme, le Noir, le Juif, l'homosexuel, la lesbienne, le handicapé, le transsexuel, le vieillard, etc., de même que les couches sociales économiquement, intellectuellement, ou numériquement défavorisées ont occupé ou occupent encore le siège du dominé.

L'auteure se défend bien de tout amalgamer : « si le contenu des discours que tiennent oppresseurs et opprimés varient d'un type d'identité à l'autre, écrit-elle, leurs structures, elles, offrent des ressemblances fondamentales. »

Pour Lise Noël, il s'est de tous les temps agi pour le dominant de prendre prétexte de la différence pour procéder à la construction discursive d'un rapport hiérarchisant ouvrant sur de tangibles implications, généralement néfastes à l'épanouissement du dominé. Ainsi, en faisant de la femme un être de « nature » subordonné à l'homme, il sera justifiable de limiter ses droits; en faisant du Noir un être « intrinsèquement » inférieur au Blanc, traînant par dessus le marché « le poids de la malédiction divine », on le désignera tout naturellement pour l'oppression; en faisant du Juif « une menace » pour l'ordre établi, un « comploteur » dans l'âme, toute discrimination à son endroit sera fondée.

En somme, le dominant a compris que sa légitimation passe par la dépréciation systématique du dominé, voire sa déshumanisation pure et simple.


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Prendre la parole pour rompre le silence

Lise Noël pose en partant une dichotomie fondamentale : d'un côté le dominant et de l'autre le dominé. À partir de là, elle peut montrer comment, exploitant l'arsenal à sa disposition, la force économique, les discours scientifiques de divers acabits, les formes artistiques, le discours littéraire, le langage populaire ainsi que le discours religieux, arsenal dont il est à la fois dépositeur et dépositaire, le dominant réussit, avec une efficacité chthonienne, à objectiver sa position de force, à la donner pour naturelle.

Qui plus est, la force de ces discours concourt à l'aliénation du dominé, faisant ce dernier un étranger à lui-même, incapable de se percevoir autrement qu'à travers l'image que lui projette son oppresseur : « Avant d'être dépouillé de ses biens ou de ses droits, l'opprimé l'est en effet, de son identité. Identité que le dominant définit à sa place, en la réduisant à une différence qui lui est proposée ensuite comme inférieure.[…] Car chaque jour, le monde dans lequel il évolue et le discours qui étaye cet univers lui renvoient la confirmation de son insuffisance et le reflet négatif de sa singularité. »

Dépouillé de toute histoire, de toute dignité et pratiquement de toute humanité, le dominé n'a de contenu que sa tare présumée, sa carence; il n'est qu'une entité approximative.

Lise Noël postule donc l'existence de deux catégories historiques, celle de l'oppresseur et celle de l'opprimé, et montre comment la superstructure, entendue comme l'ensemble des idées philosophiques, religieuses, artistiques ou culturelles, toutes les valeurs dominantes qui ont cours dans la société concourent à la légitimation du rapport de domination.

Y a-t-il possibilité d'émancipation? Pour Noël, l'émancipation de l'opprimé passe par la prise de parole : « prendre la parole pour rompre le silence sur la nature réelle de sa condition ou sur le fait même qu'il existe, prendre la parole aussi pour réinventer le discours et pour élaborer de nouvelles synthèses du savoir. » Prendre la parole pour interroger le discours dominant, le faire éclater et laisser apparaître ses profondes apories. C'est amener l'oppresseur à prendre conscience de sa propre contingence et de sa propre vulnérabilité dans la sphère de l'existant, le mettre à nu dans sa prétention à la plénitude et saper, à partir d'une déconstruction du discours légitimant, les thèses qui fondent son statut de modèle.

L'émancipation du dominé n'est pas envisagée chez Lise Noël comme une inversion des rôles. Il ne s'agit pas de proposer au dominé la place du dominant, auquel cas, le changement ne sera qu'apparent, puisqu'il maintiendra les catégories historiques contre lesquels précisément se déploie toute son argumentation. « Tel que renouvelé par l'opprimé, écrit Noël, le discours reposera donc plutôt sur des notions comme celles de diversité, de complémentarité et de flexibilité que sur des concepts exclusifs de supériorité ou de totalité. »

Le chemin de la victoire sur l'intolérance est long, et Lise Noël en a bien conscience. Historienne préoccupée par la problématique de l'injustice historique -sa thèse de doctorat soutenue à l'Université d'Aix-en-Provence portait sur l'Inquisition- cette essayiste canadienne a le mérite de s'inscrire, dans la lignée des Albert Memmi, Frantz Fanon, Aimé Césaire et quelques autres, ces personnages guidés par une intuition forte et une réflexion élaborée, qui ont su établir que l'émancipation du dominé ne saurait faire l'économie de l'éclatement du monolithique discours de et sur l'histoire, c'est-à-dire le jeu séculier de la pensée unique.


1 Lise Noël, L'intolérance. Une problématique générale, Montréal, Boréal, 1989, 308 p.




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Sur le livre de Madame Lise Noël
par Guy Roy le 29 juin 2008

Ce livre est-il celui qui a reçu un prix de la gouverneure générale, madame Clarkson, je crois ? Est-il encore disponible en librairie ?

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Comptes rendus d'Osée Kamga
par Osée Kamga

Écrivain, auteur de nombreux ouvrages et ancien critique dans les média du Québec.

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