Parlerons-nous français en 2050 ? Telle était la question débattue le 1e avril 2010 à l’émission Ici et là de Canal Vox, animée par Sophie Durocher. Et, pour faire contrepoids aux invités «québécois de souche», un invité anglophone, ancien journaliste de Radio-Canada, Dennis Trudeau.
Je dis bien «québécois de souche», mais Pierre Curzi, un invité régulier de cette émission, est né de père italien et de mère québécoise. Acteur jouant dans plus de 40 films, Curzi est aujourd’hui député du Parti québécois, le parti de l’opposition officielle, à l’Assemblée nationale du Québec.
Il faut voir le beau documentaire de Paul Tana, Caffè Italia et écouter l’émouvant dialogue de la fin du film, entre Pierre Curzi et son père, pour connaître les origines italiennes de Curzi. Dans cette dernière scène, celui-ci interroge son père en lui demandant pourquoi il ne lui a pas appris la langue de Dante. Et son paternel de lui répondre, dans son fort et adorable accent italien, qu’étant obligé de travailler, il n’était jamais présent à la maison et que c’était sa femme, donc la mère de Curzi, qui s’était occupée de son éducation.
Quel rapport, comme dirait l’autre, avec le sujet de l’émission qui, elle, portait sur la langue ?
Tout d’abord, dans cette émission très «pure laine», il n’a jamais été question des origines de Curzi, dont le père était pourtant un immigrant italien, et qui, en plus, parlait français. S’il ne parlait pas la langue des Québécois, il aurait épousé une femme de langue anglaise et notre député indépendantiste québécois serait aujourd’hui un anglophone.
Secundo, on a raté une belle occasion de montrer aux téléspectateurs que la diversité n’est pas née d’hier au Québec et qu’elle donne de maudits beaux résultats lorsqu’on prend la peine de les découvrir et de les montrer.
Mais Curzi lui-même, adoptant le discours des assiégés, n’a point parlé de son itinéraire, mais d’une enquête que son parti se prépare à rendre publique et qui nous révélera que Montréal devient de plus en plus bilingue (entendre anglophone) ; que des francophones eux-mêmes adoptent de plus en plus la langue anglaise, etc. etc.
Les responsables de l’émission, dont le ton aurait pu laisser croire qu’elle avait été commanditée par une de nos organisations patriotiques dont le passe-temps favori consiste à surveiller les vieilles dames du West Island qui utilisent l’anglais dans des affiches plutôt qu’à faire l’éloge des étrangers qui adoptent le français au Québec, ont évidemment préféré renchérir en interviewant un autre comédien - Luc Picard – («qui n’a pas sa langue dans sa poche», dixit l’animatrice), qui est allé de son propre vocabulaire d’assiégé : langue «en danger» ; il faut «travailler plus fort» pour la préserver ; il faut «protéger notre culture» ; «être vigilant». Et «Il ne faut pas penser qu’on est fermé parce qu’on défend notre langue» a-t-il conclu.
«Il faut», «il faut», «il faut» : combien de mots d’ordre pour demeurer francophone ou pour le devenir ? N’est-ce pas tout un programme que l’on propose à ceux et à celles qui souhaitent s’intégrer dans un Québec français ? Cela nous incite-t-il à aller vers le français ? S’il y a un discours qui nous poussera à fuir le Québec plutôt qu’à embrasser sa langue et sa culture, c’est bien celui-là. Il mobilise peut-être certains militants d’une autre époque, mais on ne peut pas faire mieux pour démobiliser définitivement nos futurs Québécois. Quel est l’immigrant masochiste qui souhaiterait se joindre à une société constamment aux aguets et en lutte pour sa survie ? Avec un tel projet, c’est comme si on demandait aux immigrants de refaire la bataille des plaines d’Abraham… et surtout de ne pas la perdre cette fois-ci.
Que faire pour que les immigrants adoptent le français ? de demander l’animatrice. Et Claude André, son collaborateur, de répondre : leur «parler de nos chansons et de nos poèmes».
Tout à fait juste. Mais pourquoi n’a-t-on pas invité des écrivains pour parler justement de la situation de la langue, eux dont la matière première est la langue ? Christian Dufour, professeur à l’ÉNAP et un des participants de l’émission, est, semble-t-il, l’auteur d’un livre sur le sujet : Les Québécois et l'anglais. Le retour du mouton (1). Que dit-il dans son livre ? Y a-t-il matière à discussion à partir de cet ouvrage ? N’était-ce pas là une occasion (enfin !) pour discuter d’un livre et d’autres ouvrages portant sur le sujet ? Mais non, motus et bouche cousue. On s’est contenté de montrer la couverture du livre de monsieur Dufour et de mentionner à peine son titre, sans plus.
Et tout au long de l’émission, on s’est limité aux opinions de chacun sans se référer à aucun livre. C’est à se demander si, dans nos émissions de télévision, on n’a pas un problème avec la culture du livre.
Par ailleurs, des centaines d’écrivains d’une autre origine que canadienne-française écrivent aujourd’hui des livres en français. Deux d’entre eux n’ont-ils pas remporté récemment de grands prix littéraires ? Pourquoi les auteurs «étrangers», écrivant en français au Québec, sont-ils absents d’une émission dans laquelle on disserte sur l’avenir de la langue française ? Pourquoi ces auteurs ont-ils choisi le français plutôt que l’anglais, qui leur aurait assuré une plus large audience ? Peut-être que ces auteurs auraient pu nous faire part aussi d’une autre perception de la situation du français, moins portée sur cette attitude d’état de siège.
C’est que le discours d’assiégé ne s’intéresse pas aux acquis ni aux réalisations du Québec français des quarante dernières années. On préfère ressasser les anciennes litanies et ne rien retenir de ce que nous avons réalisé au cours des combats livrés pour la survie de la langue française et pour l’intégration des immigrants à la majorité québécoise. Ces mêmes combats ont fait qu’aujourd’hui nos écoles de langue française ne sont plus confessionnelles et accueillent des enfants de toutes origines, et dont les accents sont ceux du Québec. D’ailleurs, depuis l’adoption en 1977 de la Charte de la langue française (la fameuse loi 101), plusieurs générations de nouveaux Québécois, dont les parents ne sont pas originaires du Québec, ont grandi en fréquentant les écoles québécoises. Ceux-là non plus ne sont pas assez présents à la télévision québécoise, même si plusieurs parmi eux écrivent des livres, réalisent des films et montent des pièces de théâtre.
Si notre télévision était davantage inclusive, ils seraient encore plus nombreux à s’identifier au Québec. Car en étant fixé sur la question de la langue, on oublie qu’il ne suffit pas de parler français pour s’intégrer, il faut aussi s’identifier au Québec, et non seulement à ses luttes, mais aussi à son histoire, à sa littérature, à son cinéma. Bref, à ce qui fait sa culture. Si autour d’une table, comme dans cette émission, on est incapable de faire référence à ce qui nous distingue comme Québécois, comment voulons-nous que d’autres soient séduits par notre culture ?
Aujourd’hui, des centaines d’écrivains d’une origine autre que canadienne-française - vietnamienne, haïtienne ou sépharade - écrivent en français au Québec. Pourtant, lorsqu’il s’agit de parler de la langue du Québec et de son avenir, ces auteurs ne pas invités pour commenter ces questions.
Dans cette même émission, il a été question du film qui vient de sortir au Québec sur Serge Gainsbourg ce «petit juif » comme on l’a appelé, au moins à trois reprises, à Ici et là. Or, personne ne s’est interrogé sur le fait qu’un Juif russe ait non seulement adopté la langue française, mais qu’il l’ait aussi fait rayonner par ses chansons et son art. Oui, oui, j’en conviens, c’est la France mais, tout de même, Gainsbourg aurait pu choisir les USA. À un autre moment, durant l’émission, l’animatrice avait lancé que Léonard Cohen était Québécois ! Or, comme tout le monde le sait, ce dernier chante en anglais…
Que faire donc pour que les immigrants adoptent le français au Québec ?
Voici quelques suggestions que je soumets aux animateurs et autres participants des émissions de télévision québécoises.
Pour aimer le Québec et sa langue, il faut qu’on soit séduit par la culture des Québécois.
Donc :
- Parlez moins des luttes et plus des réalisations des Québécois.
- Donner moins de place aux humoristes qui ne font que sacrer.
- Parlez des réussites du Québec et incorporez les nouveaux Québécois dans ces réussites.
- Parlez des auteurs du Québec, et surtout, citez-les. Redonnez vie à leurs pensées et à leurs écrits en les faisant revivre dans vos propres pensées et dans vos conversations. Donnez le goût de lire la littérature d’ici.
Écoutez, à titre d’exemple, les émissions françaises de variétés et observez comment les Français, au fil d’une conversation, au milieu d’une phrase, citent leurs auteurs.
Nous aussi nous avons des artistes et des écrivains, nous aussi, nous avons nos classiques qui nous parlent du Québec et de la vie : citez les Nelligan, les Gabrielle Roy, les Gaston Miron, les Yves Thériault, les Émile Borduas, les Marie-Claire Blais, les Anne Hébert, sans oublier, bien sûr, nos jeunes auteurs, mais, de grâce, n’appelez pas ces derniers des auteurs de la «relève», car ce mot signifie «remplacement». On ne remplace pas nos classiques ni les auteurs qui nous ont précédés ; on s’inscrit en continuité avec eux.
En un mot, faites-nous aimer le Québec.
Note
1. Les Éditeurs réunis, Sainte-Angèle-de-Monnoir, 2008, 152 pages.
Le 2 avril 2010