Voir aussi Les Juifs du Québec : In Canada We Trust
par Olivar Asselin
Tolerance.ca rend hommage à Olivar Asselin, figure majeure de la pensée au Québec. Olivar Asselin a marqué le monde des idées de même que le nationalisme québécois. Libre-penseur, il fut très sensible à la communauté juive à une époque où l’antisémitisme...
Sur les Juifs du Québec, voir aussi les romans et essais de Victor Teboul : www.victorteboul.com
dominait parmi certaines élites intellectuelles. Asselin dénoncera en 1934, dans l’hebdomadaire L’Ordre dont il était le directeur, la grève que des médecins catholiques avaient déclenchée dans les hôpitaux de Montréal afin d’expulser un jeune interne parce qu’il était juif. Tolerance.ca propose à ses lecteurs une facette jusqu'ici inconnue de l’œuvre d’Asselin. L'article que nous publions dresse avec humour un portrait singulier de la communauté juive de Montréal.
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On compte 40 000 Juifs à Montréal aujourd'hui. Ils étaient 6 905 en 1901, si l'on inclut les secteurs semi-ruraux de Maisonneuve et de Jacques-Cartier et une partie du comté de Laval. Leur nombre s'élevait peut-être à trois mille quand le ministère canadien de l'Intérieur commença à attirer des immigrants de l'Europe centrale. Au début des années 1880, avant que le massacre des Juifs ne devienne un passe-temps populaire en Russie, on pouvait évaluer leur nombre à une centaine ; la mine sombre des Juifs russes était à peu près inconnue ; il n'y avait pas de ghetto ; la synagogue était le lieu de rencontre élégant d'un petit groupe sélect, dont les membres oeuvraient surtout dans l'industrie et la finance. Il fallait être un Juif bien démuni à cette époque pour ne pas prétendre à un titre quelconque de noblesse — comme celui d'avoir eu un ancêtre brûlé sur le bûcher à l'époque de Ferdinand et d'Isabelle, ou de pouvoir faire remonter ses origines jusqu'à un vice-roi quelconque du temps des rois maures. En fait, les pionniers de la communauté juive de Montréal se situaient très haut dans l'échelle sociale ; le groupe était d'ailleurs avantageusement considéré par ses concitoyens et conscient de sa propre valeur. C'était l'époque des Juifs portugais et espagnols, dont certains étaient venus au Canada comme officiers militaires ou fonctionnaires avec le conquérant, ou dans les convois de ses équipages.
Puis vinrent les Juifs allemands — yeux bleus, visage rond et joues rosés —avec plein de « baum » et de « bloom » dans leurs noms. Les Juifs russes furent les derniers à arriver.
Des 40 000 Juifs qui habitent aujourd'hui Montréal, 3 000 sont d'origine allemande, 300 d'origine portugaise, 100 d'origine française et 50 d'origine belge. Tous les autres viennent de Russie. Les persécutions russes d'une part, et une propagande assortie de primes généreuses d'autre part, sont parvenues à les exiler.
Du point de vue sociologique et politique toutefois, c'est le Juif russe qui présente de loin le plus d'intérêt.
Les vertus envahissantes de la communauté juive résident dans sa cohésion et sa solidarité, qui s'ajoutent à un sens aigu des affaires, déjà remarquable à l'époque de Jacob et qui s'est amélioré depuis. Quand les Juifs décident d'envahir une place, ils ne montent plus à l'assaut des murs avec des trompettes pour les ébranler. En fait, l'affaire de Jéricho n'aurait pas aujourd'hui beaucoup de succès, puisqu'on a renvoyé les trompettes à leur fonction première depuis.
Lorsque l'invasion du quartier Saint-Louis commença, personne n'y prit garde. Pourtant, la première chose qu'on sut, c'est que le candidat francophone au poste de conseiller taillait ses favoris à la mode juive, qu'il se mettait à l'étude du yiddish et qu'il prononçait des discours à la synagogue. Les patronymes en « vitches » et « skis » constituent maintenant un tiers de la population du quartier, et il y a déjà chevauchement avec d'autres quartiers. Ainsi, le quartier Saint-Jean-Baptiste, au nord, compte 97 propriétés immobilières appartenant à des Juifs — le tout évalué à $ 591 600. Imaginez un peu le quartier Saint-Jean-Baptiste célébrant la Pâque le 24 juin et mangeant des mets « cascher » à l'année longue !
Mais la chose n'étonnerait pas plus que la nature des changements déjà apparents dans certains quartiers. Entre les quartiers Saint-Jean-Baptiste et Saint-Laurent, il n'y a pas plus de différence qu'entre Pat et Mike. Depuis que Champlain est entré dans l'embouchure du grand fleuve le jour de la fête de Saint-Laurent, le nom a acquis un prestige considérable. Des douzaines de paroisses canadiennes-françaises en témoignent à l'évidence. Un garçon sur six reçoit le nom de Baptiste et un sur douze celui de Laurent. Prenez l'exemple du sénateur David. Qui sait ce que veut dire « L.O. » ? Chose certaine, c'est que le « L » signifie Laurent. On connaît aussi l'honorable L.O. Taillon, ancien Premier ministre du Québec, dont les initiales restent une énigme. Vous pouvez affirmer, sans crainte d'erreur, que le prénom Laurent s'y trouve. Quand vous voyez le nom de Laurent accroché à ce qui était autrefois l'artère principale de Montréal, vous pouvez en déduire que les francophones sont passés par là.
Le Monument national, centre culturel yiddish
En fait, c'est là que fut construit le Monument National — un noble tas de pierres et de mortier au sein duquel le coeur du Montréal français devait battre pour des siècles à venir. Le boulevard Saint-Laurent est aujourd'hui une rue yiddish, avec tout le décor que cela suppose : magasins de vêtements et. d'articles d'occasion, cabines de cinéma payantes, et, de temps en temps, un garçon, pieds nus, qui se fraie un chemin à travers la foule sur le trottoir en criant. Le Monument National, avec son théâtre spacieux, est devenu le lieu de rencontre préféré de la communauté juive pour ses grands événements religieux et sociaux. Les fêtes de la Rosh Hashana et de la Pâque sont célébrées là. Les compagnies théâtrales de New York y jouent en yiddish trois fois par semaine, devant des auditoires de deux mille cinq cent personnes toutes bien mises et plutôt jeunes. Certains jours de la semaine, les affiches à l'extérieur et les accents exotiques à l'intérieur donnent l'impression que les Juifs possèdent la place et que la Société Saint-Jean-Baptiste, la véritable propriétaire, y est seulement tolérée. Bien sûr, il ne s'agit là que d'une impression puisqu'il y a dédommagement en dollars et en cents ; les Juifs y sont parce qu'étant de bons travailleurs, ils sont généralement aussi de bons payeurs.
A son arrivée, le Juif russe est un socialiste
Un des grands facteurs de cohésion de la collectivité juive est sa magnifique organisation religieuse.
A Montréal, comme dans toutes les villes chrétiennes ou soi-disant chrétiennes, les Juifs sont orthodoxes ou réformés, selon qu'ils observent ou non la Loi de Moïse à la lettre. Les réformés sont ceux qui, prenant le taureau par les cornes, pour ainsi dire, se sont couchés un certain vendredi soir pour se réveiller le dimanche, plutôt que le samedi, de sorte qu'ils peuvent depuis ce temps célébrer le sabbat le dimanche.
Le Juif orthodoxe célébrera le sabbat le samedi et, s'il ne peut échapper aux lois du pays, rongera son frein en s'abstenant de travailler le dimanche.
Les Juifs russes sont orthodoxes jusqu'au bout des ongles. Quand ils se déplacent, c'est toute la ville sainte de Jérusalem qui voyage avec eux. Les Juifs espagnols, portugais et allemands sont réformés. Ils ne se confinent pas à leur quartier et ne fuient pas les Gentils. Ils vont volontiers dans le monde. Ils ont réduit toute différence avec les groupes environnants à des traits physiques, comme la lèvre épaisse et le nez busqué, et à une façon innée, inconsciente, de faire certaines choses d'une certaine façon. Ils parlent quelquefois de leurs frères russes avec mépris. Certains prendront des allures de chrétien, changeront leur nom et nieront plus ou moins ouvertement leur origine. Mais les deux groupes s'entendent fort bien sur l'essentiel. Ainsi, il y a quelques années, une petite querelle s'éleva pour savoir qui serait autorisé à tuer le veau gras — en fait, tous les animaux qu'il est permis de manger selon la Bible — et à recueillir les droits afférents. Le rabbin Glazer, chef des orthodoxes, voulut s'ériger en rempart religieux de la communauté juive en nommant tous les shochet, c'est-à-dire les tueurs d'animaux, ce qui lui aurait donné le pouvoir d'affamer tous les Juifs de Montréal en un jour, d'un hochement de tête. Les rabbins réformés — les Cohen, de Sola, Abramovics (ce dernier est allemand, en dépit de son nom) — partirent en campagne contre une telle prétention, de sorte que le rabbin Cohen obtint finalement le droit de nommer les tueurs d'animaux au nom des réformés.
L'harmonie règne maintenant, et le veau peut être immolé à la façon orthodoxe ou réformée — un honneur que l'animal doit certainement apprécier.
On compte quelque quarante shochet à Montréal, en plus, d'après mes informations, du menu fretin qui va de maison en maison pour l'abattage de la volaille.
En relation étroite avec la synagogue on a pu voir s'établir une organisation sociale très efficace. Et par là, nous n'entendons pas le type d'organisation qui permet aux gens de jouer et de boire jusqu'aux petites heures du matin dans de petits établissements discrets, mais le mouvement qui, au besoin, se lancera dans de vastes opérations afin d'améliorer la condition sociale des déshérités. Les synagogues elles-mêmes, par l'intermédiaire de leurs effectifs religieux et laïcs, font la plus grande partie du travail. Quand elles ne sont pas à l'origine du mouvement, elles y apportent leur soutien. La communauté juive n'a pas moins de six associations d'entraide qui comptent chacune de 300 à 1 000 membres.
L'Institut Baron de Hirsch a créé des classes de jour et de soir pour l'éducation des immigrants, en anglais et dans la langue maternelle des nouveaux arrivants, en plus d'aider les démunis et de protéger les faibles. L'organisation, déjà bien dotée, peut compter sur l'appui actif de sept cents membres locaux. Il existe un sanatorium juif à Sainte-Agathe, au nord de Montréal. On compte également un foyer juif pour personnes âgées et les orphelins de la communauté sont protégés par une association hébraïque. Le Juif montréalais est un citoyen autonome et fier de l'être. L'efficacité du travail moral des associations est démontrée par l'absence remarquable d'ivrognes et de prostituées d'origine juive et par la bonne éducation générale des jeunes. Le revendeur de matériel d'occasion se retrouve peut-être plus souvent qu'à son tour dans le box des accusés, mais il ne faut pas oublier que le commerce est le premier secteur d'activité des Juifs. Un groupement humain qui n'a ni mendiants, ni clochards, ni prostituées, ni voyous est certainement digne d'éloge.
Les Juifs aisés ont leur club sélect, le Montefiore, dont les locaux sont situés boulevard Dorchester et qui regroupe quelque cent cinquante membres. Le club tire son nom de Moses Montefiore, qui fut un grand bienfaiteur des Juifs à son époque.
Les Juifs font peur au monde
La grande majorité des Juifs russes travaillent dans l'industrie du vêtement, comme coupeurs, tailleurs, retoucheurs, etc. Un bon nombre peinent à la maison ou dans des ateliers minables, où les conditions matérielles sont lamentables. On ne peut sans doute pas les en blâmer : aussi longtemps que des consommateurs insisteront pour avoir un complet tout laine et ajusté comme un gant pour $ 9.99, quelqu'un devra le faire. En Europe, on commence à organiser des associations de consommateurs pour protéger la main-d'oeuvre des usines et obtenir des salaires décents. Les ouvriers qui travaillent dans ces ateliers de misère ont besoin d'une certaine protection. Sur cette terre d'égoïsme où nous vivons, qui la leur donnera ?
Le Juif russe, avec ses ghettos, son mouchoir rouge voyant et sa barbe en broussaille fait peur au monde. Aujourd'hui, avec une population quatre-vingt fois plus élevée qu'autrefois, le Juif peut obtenir un contrat de fabrication de vêtements s'il connaît personnellement le Premier ministre et si son compte en banque est ouvert au trésorier du « parti » ; mais on ne le laisse pas participer à la gouverne de l'Etat. Bloomfield se porte candidat à l'Assemblée législative et récolte 250 voix. Blumenthal vise un poste au conseil municipal et ne dépasse pas les 300 votes. Pourtant, et par la seule force du nombre, le Juif y parviendra sûrement un jour. La communauté compte déjà 3200 électeurs, dont plusieurs centaines ont été inscrits l'an dernier seulement. Il a à son service plusieurs hérauts de la naturalisation, qu'il paie lui-même où qu'il fait rétribuer par les organisateurs du parti.
Dès qu'un Juif russe ou allemand a séjourné trois ans au pays, il se pointe tranquillement devant l'agent de naturalisation avec un interprète ; là, il retire sa loyauté au tsar Nicolas et embrasse l'Union Jack. Aucun autre étranger ne montre un tel empressement à participer au gouvernement du pays.
J'ajouterai qu'aucun autre étranger ne fait preuve d'un plus grand désir de s'instruire de la chose politique. Une fois ou deux par mois, au Labour Temple, à l'Empire Hall ou à l'Institut Baron de Hirsch, vous trouverez des centaines de Juifs, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, qui suivent attentivement des conférences sur le système de gouvernement canadien ou qui écoutent des discours sur les thèmes politiques de l'heure. Que tous ne comprennent pas, cela ne fait pas de doute, mais les dos voûtés et les mines studieuses disent qu'ils sont là pour apprendre. Naturellement, c'est un matériau qui se prête particulièrement bien aux prestidigitations des fakirs. La plus grande partie du bagage politique du citoyen d'origine juive lui vient de mercenaires politiques dépourvus de toute conscience.
Un des trucs favoris utilisés afin de susciter des émotions auprès du citoyen juif en temps d'élection est d'accuser un candidat d'être hostile aux Juifs. Faites circuler cette calomnie en yiddish, et soit par ignorance des électeurs, soit par manque de réplique de la part de l'accusé, le résultat est certain. On emploie la méthode avec succès dans toutes les situations. Les plus sérieuses victimes jusqu'ici ont été les nationalistes en raison de leur collaboration plus ou moins active avec les conservateurs. Le soussigné ne cesse de dire à ses compatriotes que la seule façon honorable de s'opposer aux Juifs est d'être meilleurs qu'eux... s'ils le peuvent. Il a voté pour Blumenthal en 1910. Il est néanmoins classé comme antijuif à cause de ses opinions nationalistes.
Le 1er mai, fête juive
A son arrivée, le Juif russe est un socialiste, avec un penchant sérieux vers l'anarchie. Au moment où il va demander sa naturalisation, toutefois, il s'est suffisamment réconcilié avec la libre entreprise et le système parlementaire pour se convertir à cette croyance politique qui, selon ce qu'il peut en juger, est la plus proche de la liberté de conscience : et je parle ici du libéralisme. La bonne chère — même si elle n'est pas toujours irréprochable — permet d'arriver à ce résultat. La propagande socialiste reste active parmi les Juifs russes et le défilé du premier mai derrière le drapeau rouge est avant tout leur affaire. Tous les deux jours en été, le vieux marché Saint-Laurent résonne des discours raboteux d'orateurs socialistes. Et ne vous y trompez pas : la plupart des auditeurs sont des Juifs russes. Pourtant, quand viennent les élections, les électeurs socialistes se font rares. Dans l'état actuel des choses, les Juifs de Montréal sont surtout libéraux. Il existe, il est vrai, un bon club conservateur et bien tranquille appelé le Disraeli, mais il ne semble pas faire le poids devant les organisations libérales de Laurier et des autres, particulièrement en ce qui a trait au fromage du Québec et aux tomates de Colchester.
La première société sioniste au Canada a été fondée à Montréal en 1898 par, entre autres, MM. Clarence I. de Sola et D.A. Hart. Depuis lors, le mouvement s'est répandu partout au pays. Mais les départs de Juifs montréalais à destination de Jérusalem ne font pas encore la manchette des journaux et le mouvement n'a pas fait baisser le prix des passages sur les bateaux. Les Juifs professent la doctrine sioniste pour la cohésion qu'elle leur donne partout où ils sont, mais ils trouvent finalement que Montréal est un bon endroit où vivre, et si demain quelqu'un parlait de les transporter corps et âmes, avec tous leurs biens, en Palestine, la cruauté de cet homme serait bientôt à mettre sur un pied d'égalité avec l'intolérance sanguinaire des Russes de Kiev.
Cet article est paru en anglais dans le journal anglophone, «The Canadian Century » et s'intitulait « The Jews of Montréal » . La version française est parue dans la revue JONATHAN (No 4, mars 1982, p. 12 - 15).
Image : La synagogue Hevra Kadisha de Montréal, rue Saint-Urbain (1920).
Image :http://www.jewishpubliclibrary.org/archives/