Rafraîchissante présence récemment de l’historien Francis d’Almeida parmi les invités de l’excellente émission Ccesoir de France Télévisions. Professeur d’Université, né au Benin, Francis d’Almeida est d’origine afro-brésilienne. Présence inhabituelle car il est plutôt rarissime de voir aux émissions françaises d’affaires publiques des intellectuels issus, comme on dirait au Québec, de la diversité, qui sont invités à commenter le monde politique français et les actions de ses dirigeants.
Cette absence des non-Blancs, en tant qu’analystes, surprend d’autant plus que l’extrême droite en prenant régulièrement l’immigration pour cible jouit d’une spectaculaire popularité auprès de l’électorat français. Rien d’étonnant donc que des personnalités vedettes du monde sportif, qui n’appartiennent pas en général aux élites blanches, aient lancé un appel pour faire barrage à l’élection du Rassemblement national. Sur ce sujet, Francis d’Almeida a bien fait de rappeler d’ailleurs que le parti de Bardella-Le Pen n’est pas le régime de Vichy.
Associés au monde du sport ou du divertissement, ils sont plutôt invités sur les plateaux de télévision à titre d’humoristes, de chanteurs ou de personnalités sportives. Les non-Blancs sont pourtant des citoyens français et ne sont pas nécessairement issus de l’immigration. Or, ils sont rarement présents à la télévision française en tant que penseurs (politologues, essayistes, philosophes) analysant et interrogeant la société française. Ils occupent pourtant des postes de chercheurs dans des centres scientifiques de recherche et sont professeurs d’université.
Des femmes issues du monde non-Blanc, telles que les magistrates Rachida Dati et Christiane Taubira, ont néanmoins réussi à s’introduire dans le monde des élites, mais elles doivent leur visibilité sur la scène publique à leur engagement politique plutôt qu’au monde des médias.
Cette emprise des élites sur les médias traditionnels explique sans doute la popularité des réseaux sociaux auprès des jeunes, toutes origines confondues.
En comparaison, il est intéressant de constater la surreprésentation des écrivains noirs dans les médias bon chic bon genre, surtout lorsqu’on souhaite vanter le caractère universel de la francophonie et des lettres françaises, pensons à l’accueil accordé à Alain Mabanckou au Collège de France ou à l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française; deux écrivains qui demeurent conscients, toutefois, du danger qui les guette s’ils se laissent enfermer dans leur identité de Black.
La présence des Juifs dans les médias français
À l’inverse, les commentateurs juifs sont invisibles sur les écrans parce qu’ils ne sont pas identifiés selon leur appartenance religieuse ou identitaire. En revanche, comme diraient les antisémites, ils sont partout : ils occupent les temps d’antenne et les écrans, et souvent les deux à la fois : du turbulent Cyril Hanouna au très posé Patrick Cohen, sans compter le bouillonnant polémiste Éric Zemmour, la survoltée Élisabeth Lévy ou, bien sûr, le sempiternel homme en colère, Alain Finkielkraut, sans compter le dandy au décolleté plongeant, l’Indiana Jones de la télé française plutôt boudé par les temps qui courent (mais n’empêche, il possède sa propre chaîne YouTube) : Bernard-Henri Lévy, pour ne pas le nommer.
Intéressante aussi est la récente conversion des Juifs de France à l’extrême droite française. Car tous les précités fustigent le Nouveau Front Populaire (dont les socialistes font aussi partie) et ses récentes positions hypermédiatisées sur la Palestine. Et puis, Marine Le Pen n’était-elle pas l’invitée très remarquée lors de la manif récente contre l’antisémitisme ? Il est vrai qu’elle avait été huée par certains manifestants qui n’ont pas oublié les propos antisémites de son père, le fondateur du Front national, ni la déclaration de ce dernier minimisant l’extermination des Juifs par les nazis, ce qui lui a valu une condamnation pour banalisation de crime contre l'humanité. Depuis, Marine Le Pen a pris la tête du Parti. Elle lui a donné un New Look en le rebaptisant et en écartant son père de la direction : un clean up en règle, comme on dirait de ce côté-ci de l’Atlantique.
Compte tenu de cette récente droitisation, l’establishment juif français s’est même réconcilié avec l'hyperactif Éric Zemmour et ce, après l’avoir dénoncé. Ses discours vitrioliques contre l’immigration dérangeaient, il n’y a pas si longtemps. D’autres figures bien connues appartenant aux institutions juives de France ont d’ailleurs aussi confirmé qu’ils étaient tentés par le parti New Look de Marine Le Pen, dont le légendaire chasseur de nazis, Serge Klarsfeld. Comme tous les mouvements d’extrême droite, la formation de Le Pen promet de faire régner l’ordre en ciblant l’immigration. Or, de nombreuses agressions visant les Juifs sont souvent commises par des jeunes issus de l’immigration. Selon une étude menée en 2015 par l'Institut pour l'Étude de l'Antisémitisme Global et des Politiques (ISGAP) environ 30% des auteurs d'actes antisémites en France sont identifiés comme étant de religion musulmane ou d'origine arabe. L’acte antisémite le plus récent qui a bouleversé la France a été commis le 15 juin 2024 à Courbevoie en banlieue de Paris. Il s’agit d’une fillette de 12 ans violée parce qu’elle était juive. Et la guerre au Proche-Orient envenime bien entendu les tensions entre les deux communautés juive et musulmane.
La situation des Juifs de France est toutefois plus complexe que celle des musulmans ou des Noirs. Les Juifs étaient dans le passé plus français que juifs. Leur identité juive passait au second plan. D’ailleurs la tradition laïque française les désignait comme des Israélites. La confession étant une affaire privée, leur pratique religieuse ne concernait nullement la sphère publique. Et cela n’a pas empêché l’élection de Juifs à des positions de très haute responsabilité, comme celle de Léon Bloom, le premier ministre socialiste des années 1930, dont le gouvernement accorda aux Français les congés payés et la semaine de 40 heures. Mais durant la dernière guerre, Bloom sera emprisonné par le gouvernement de Vichy et déporté à Buchenwald. D’où la présence constante et parfois institutionalisée de l’antisémitisme dans l’histoire de France.
On sait que de nombreuses figures juives marqueront le monde politique français, malgré les périodes sombres qu’elles ont connues durant la dernière guerre, comme Pierre Mendes France, qui sera ému aux larmes lorsque François Mitterrand, le premier président socialiste élu au suffrage universel, lui rendra hommage en l’embrassant lors de la cérémonie d’investiture au palais de l’Élysée. Mitterrand reconnaissait ainsi les décennies d’engagement socialiste de l’homme politique français d’origine juive sépharade.
On connaît bien sûr aussi le combat de Simone Veil en faveur des femmes et du droit de disposer de leur corps. Ancienne déportée, fervente militante des droits des femmes, ministre de la Santé du gouvernement de Giscard d’Estaing, elle fut la première femme présidente du Parlement européen. Enfin, Robert Badinter, l’ancien ministre socialiste de la Justice, récemment décédé, restera célèbre pour son combat contre la peine de mort dont il avait obtenu l'abolition en France suite à son discours historique devant l’Assemblée nationale en 1981. Badinter a lui aussi été marqué par les horreurs nazies : son père, arrêté sous ses yeux, meurt dans un camp de concentration.
L’histoire des juifs français fait donc partie intégrante de l’histoire de France. Contrairement aux Français issus de la diversité, les Juifs sont présents depuis plusieurs siècles sur le sol français. En dépit des courants antisémites qui se sont manifestés dans la société française et des agressions qui continuent de se produire, les Juifs demeurent attachés à l’esprit de tolérance et de justice qu’incarnent les institutions françaises. C’est cet idéal qui les lie à la France et qui explique leur engagement a tous les niveaux de la vie française, autant au niveau politique qu’économique ou financier et intellectuel.
Lorsqu’ils luttent contre l’antisémitisme, c’est aussi un combat pour les droits de la personne et pour une certaine idée de la France des Lumières qu’ils se battent.
22 juin 2024