Mme Raymonde Gagné, présidente,
Sénat du Canada
Ottawa, Ontario
Madame la présidente,
Nous avons pris connaissance du rapport du Comité sénatorial permanent des droits de la personne intitulé Combattre la haine : l’islamophobie et ses répercussions sur les musulmans au Canada publié récemment et nous désirons vous faire part de nos observations et commentaires.
D’une part, le Mouvement laïque québécois, fondé sur le respect de la liberté de conscience, tient à déplorer et dénoncer les gestes ou propos haineux tenus à l’encontre de quelle que croyance que ce soit et en appelle au respect mutuel de tous les citoyens. Il ne fait aucun doute pour nous que les évènements à caractère raciste ou hostiles aux musulmans rapportés par les témoins lors des audiences du Comité doivent être combattus.
Ce combat contre les gestes haineux ne doit cependant pas empêcher la critique légitime et raisonnée des croyances, comme il en va de la critique de toute idéologie dans une démocratie, qu’il s’agisse d’idéologie politique ou religieuse. La définition de l’islamophobie retenue par le Comité et qui est tirée de La stratégie canadienne de lutte contre le racisme 2019-2022 n’est pas sans poser de problème :
« Racisme, stéréotypes, préjugés, peur ou actes d’hostilité envers des personnes musulmanes ou les adeptes de l’islam en général. En plus de motiver des actes d’intolérance et de profilage racial, l’islamophobie mène à considérer, aux niveaux institutionnel, systémique et sociétal, que les musulmans constituent une menace accrue pour la sécurité. »
À la page 75, cette définition est suivie de l’opinion de la représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie, Mme Amira Elghawaby, selon qui cette définition n’a pas pour effet d’empêcher (« n’exclut pas ») la critique de l’islam.
Quoi qu’en dise Mme Elghawaby, le fait de mettre les stéréotypes, les préjugés et la peur sur le même pied que les actes d’hostilité et les menaces à la sécurité peut fort bien être utilisé pour faire taire les critiques de l’islam. La critique peut aisément être perçue comme des stéréotypes, préjugés ou du blasphème par ceux et celles qui adhèrent à la croyance visée. Et si les actes de terrorisme commis au nom de l’islam suscitent la peur, ce sentiment fait partie de l’islamophobie au même titre que la haine.
La critique peut en effet être perçue comme des stéréotypes, des préjugés, voire du blasphème par ceux et celles qui adhèrent à l’idéologie ou à la croyance visée. La liberté d’expression non haineuse et non violente doit pourvoir aller jusque-là en démocratie.
On peut donc se demander ce qui se cache derrière les termes stéréotype et préjugé. Dans le rapport, l’islamophobie est associée 45 fois au mot préjugé et 15 fois au mot stéréotype. Dans la presque totalité des cas, ces termes ne sont accompagnés d’aucun exemple précis. Plusieurs passages montrent qu’ils désignent en fait des critiques légitimes et raisonnées de l’islam.
Si on accepte la critique, comme le prétend Mme Elghawaby, il faut accepter l’expression d’opinions négatives voire offensantes. Le droit de ne pas être offensé n’existe pas en démocratie et le délit de blasphème a été aboli au Canada en 2018.
Ces opinions ou préjugés ne sont pas en soi de la propagande haineuse, mais le rapport les associe invariablement à de l’islamophobie et à de la violence envers les musulmans comme le montrent ces extraits :
« l’un des aspects de l’islamophobie est qu’elle tente de gommer cette diversité, d’amalgamer les musulmans et de réduire les identités musulmanes à des stéréotypes » (p. 15)
« Plusieurs témoins ont souligné le rôle des médias traditionnels dans la perpétuation des stéréotypes négatifs à l’égard des musulmans, en insistant sur la tendance écrasante des médias à couvrir les musulmans de manière négative. » p. 35)
« Les préjugés, la discrimination et la violence à l’encontre des musulmans constituent un problème important et croissant dans la société canadienne. » (p. 74)
« Chacun mérite de vivre dans une société exempte de préjugés, de discrimination et de violence. » (p. 76)
« L’islamophobie est enracinée dans les stéréotypes et la mésinformation, et résulte souvent de la déformation de concepts comme la charia, le jihad et le hijab. Elle est aussi alimentée par le fait d’attribuer les actes fautifs de quelques musulmans à l’ensemble de la communauté. La façon dont on caractérise constamment les musulmans dans les médias a favorisé l’ancrage de ces stéréotypes, les faisant passer pour des vérités. Il est primordial de rectifier ces conceptions erronées et de donner l’heure juste quant à ces stéréotypes. » (p. 34, gras ajouté)
Ce dernier passage est hautement révélateur quant à l’inclusion des critiques légitimes et raisonnées de certains éléments de l’islam dans la notion d’islamophobie. Les critiques de la charia, du jihad et du hijab qui divergent d’avec l’opinion des auteurs du rapport pourraient donc être erronées et non « véridiques ». Ce seraient des stéréotypes et des préjugés qui alimentent l’islamophobie et qui résultent de la mésinformation! On a là un bien vilain préjugé.
L’accusation d’islamophobie pourrait par ailleurs être ici attribuée à des musulmans qui commettent « des actes fautifs » au nom de leur religion.
En conférence de presse, la présidente du Comité, Mme Salma Ataullahjan, a défendu la même vision :
« À la base, l’islamophobie est enracinée dans des stéréotypes qui proviennent souvent d’une mauvaise interprétation des concepts religieux islamiques »[i]
Quelles sont donc les bonnes interprétations des concepts religieux islamiques? Celles de Daesh ou celles des musulmans progressistes et démocrates?
Le Comité a par ailleurs entendu à titre de témoin une représentante de Zabiha Halal, entreprise de production et de distribution de produits halal. Le mémoire de l’entreprise, dont certaines données sont reprises dans le rapport, affirme ceci :
« l’islamophobie peut aussi se manifester sous forme de petits commentaires formulés par des personnes parfois inattendues comme des amis, des collègues et des camarades de classe bien intentionnés, mais ignorants. Des commentaires comme ‘’Vous ne pouvez même pas boire de l’eau? C’est barbare!’’ à propos du jeûne pendant le mois du ramadan »[ii]
On voit fort bien ici que l’islamophobie inclut des critiques légitimes et raisonnées de certaines pratiques rituelles observées par certains musulmans et qui sont jugées par l’auteure de ce mémoire comme relevant de l’ignorance. Un tel jugement ne reflète à l’évidence un préjugé à l’égard de ceux et celles qui ne s’adonnent pas à ce rituel.
Il en va de même des critiques légitimes et raisonnées à l’égard du port de certains vêtements religieux également associé à de l’islamophobie :
« Les effets profonds de l’islamophobie fondée sur le genre sont tels que certaines femmes envisagent de retirer leur hijab pour améliorer leurs perspectives d’emploi. » (p. 16)
« Samira Laouni (…) s’est dite inquiète qu’ ‘’en discriminant directement les femmes qui portent le [hijab], [la Loi 21] rend légitimes les préjugés contre toutes les personnes musulmanes – ou qu’on suppose musulmanes’’.» (p. 62)
Tout employeur est en droit d’exiger un code vestimentaire qui n’entrave pas l’image de son entreprise. Si cette exigence conduit à proscrire les tenues religieuses, ce n’est pas par hostilité envers la religion concernée. Défendre le droit d’exposer ses convictions religieuses en tout temps et en tout lieu revient à réclamer que la liberté de religion soit au-dessus de tout. Dans une démocratie, aucun droit même fondamental n’est absolu.
Plusieurs experts invités à témoigner ont d’ailleurs mis le Comité en garde contre les dérives pouvant découler d’une définition trop large de l’islamophobie telle que celle retenue par le Comité. (p. 74-76) Parmi ceux-ci, le professeur Rachad Antonius a insisté pour que le Comité établisse « trois distinctions fondamentales » :
« celle entre islam et islamisme, celle entre islamophobie et racisme antimusulman, et celle, enfin, entre discours raciste et critique légitime de l’islamisme, ou même de certains aspects de la religion » (…)
« le mot ‘’islamophobie’’ ne signifie pas automatiquement racisme antimusulman. Beaucoup de musulmans ont peur de l’islam à cause des interprétations actuelles très présentes de certains aspects de l’islam. Donc, il faut distinguer cette peur du racisme. » [iii].
Ces distinctions étaient essentielles mais le Comité a malheureusement choisi de ne pas les faire et d’adopter une définition qui mélange critique légitime de l’islamisme, préjugés, racisme et violence contre les musulmans.
Le Comité a également totalement évacué de la problématique l’une des causes de ce qu’il considère être de l’islamophobie et qui a été nommée comme suit par le professeur Antonius:
« l’effet psychologique de centaines d’actes terroristes qui expliquent les relations islamophobes dans une grande mesure, et qui sont revendiqués au nom de l’islam. »
Cette omission fait reposer l’islamophobie sur la seule mauvaise volonté des personnes qui s’en montrent coupables. Cet aspect est d’ailleurs au cœur du concept d’islamophobie comme l’a fait remarquer le professeur Houssem Ben Lazreg :
« le terme phobie laisse supposer que cette discrimination est uniquement un problème de préjugés individuels » (p. 74)
Laïcité et « islamophobie systémique »
La Loi sur la laïcité de l’État (loi 21) adoptée par l’Assemblée nationale du Québec est quant à elle identifiée dans le rapport comme une source majeure d’ « islamophobie systémique ».
Dans la seule journée du 20 septembre 2022, cette loi est citée 41 fois dans les témoignages et les questions, à chaque fois pour être attaquée. À aucun endroit dans le rapport ne trouve-t-on les motifs légitimes fondant cette loi, si ce n’est de dire qu’ « elle se réclame de principes comme la liberté de conscience, la liberté de religion et l’égalité de tous les citoyens ».
Qu’en est-il de la neutralité religieuse de l’État et de la séparation des religions et de l’État? Les sénateurs ignoreraient-ils l’existence et le contenu du jugement de la Cour suprême du Canada, sur lequel est fondée la loi 21, et qui oblige l’État et ses institutions à une neutralité religieuse « en fait et en apparence »?[iv]
D’autres affirmations comme celle-ci révèlent une prise de position idéologique :
« en interdisant à certaines personnes de porter des symboles religieux dans l’exercice de leurs fonctions, la loi a une incidence disproportionnée sur les femmes musulmanes qui mènent ou aspirent à mener une carrière dans la fonction publique comme enseignantes, avocates ou agentes de police. » (p. 62)
Le fait d’attribuer le port de vêtements religieux à l’ensemble des musulmanes comme le fait cette affirmation relève du stéréotype. La grande majorité des musulmanes n’est pas discriminée par cette interdiction légitime et raisonnée.
Outre les omissions précédentes, ce chapitre comporte également des faussetés comme celle-ci :
« Pour illustrer les conséquences de la Loi 21, plusieurs témoins ont parlé de Fatemeh Anvari, une enseignante qui a perdu son emploi à l’école primaire de Chelsea parce qu’elle porte un hijab. » (p. 62)
Affirmer sans plus de précision que Mme Antari a « perdu son emploi » équivaut à dire qu’elle a été congédiée, ce qui est faux. Elle a d’ailleurs été engagée alors qu’elle connaissait les exigences de la loi et a affirmé porter le hidjab par militantisme idéologique. Le directeur de la Commission scolaire a pour sa part reconnu que cette embauche avait été une erreur[v].
Rien de tout cela n’est précisé dans le rapport. Le chapitre sur la laïcité ne fait que reprendre les arguments de tous les groupes opposés à la laïcité, sans aucun souci d’analyse, de pondération ou de recul critique. Ce chapitre peut être résumé ainsi : « la loi 21 est une loi discriminatoire et islamophobe puisque c’est ce que nos témoins nous ont dit ».
Les recommandations
Le biais idéologique propre au concept d’islamophobie tendant à accorder à l’islam un traitement particulier et privilégié est au cœur de l’ensemble des recommandations du Comité qui, pour l’essentiel, reprennent les recommandations déjà formules par le Conseil national des musulmans canadiens :
« Plusieurs témoins ont insisté sur l’importance de réaffirmer les 61 recommandations formulées par le Conseil national des musulmans canadiens (CNMC) lors du Sommet national sur l’islamophobie de 2021, qui a bénéficié d’un large appui de la part de la communauté, et d’y donner suite. » (p. 32)
Les positions de ce conseil sont d’ailleurs présentées à 21 reprises dans le rapport et pas moins de cinq de ses représentants ont été invités à témoigner. Sans compter la présidente du Comité, Mme Ataullahjan, elle-même membre de ce Conseil qui est l’un des leaders de la contestation juridique de la Loi sur la laïcité de l’État. Dans de telles circonstances, la moindre des choses aurait été qu’elle s’abstienne de participer à ces travaux par souci de transparence, de neutralité et d’honnêteté intellectuelle.
Nous osons espérer, Madame la présidente, que le Sénat tiendra compte de ces observations dans les suites à donner à ce rapport.
Soyez assurée de nos considérations les meilleures.
Daniel Baril, président
Mouvement laïque québécois
[v] « Une enseignante de l’Outaouais «réassignée» à cause de son hidjab », Le Devoir, 10 décembre 2021, https://www.ledevoir.com/societe/653505/une-enseignante-de-l-outaouais-reassignee-a-cause-de-son-hidjab
« Deux adversaires, un paradoxe », La Presse, 16 décembre 2021, https://www.lapresse.ca/actualites/chroniques/2021-12-16/deux-adversaires-un-paradoxe.php
« Embauche d’une enseignante voilée: le président de Western Québec reconnaît une ‘’erreur’’», Journal de Montréal, 11 décembre 2021, https://www.journaldemontreal.com/2021/12/11/embauche-dune-enseignante-voilee-le-president-de-western-quebec-reconnait-une-erreur
10 novembre 2023