En conclusion de son classique, Histoire du sionisme, paru en 1972, l’historien prolifique Walter Laqueur, qui posait un regard critique sur Israël sans pour autant verser dans la malveillance, présentera ses « treize thèses » sur le sionisme. Le 75e anniversaire du pays est l’occasion de renouveler sommairement l’exercice pour faire le point.
- La création de l’État d’Israël était une nécessité pour les Juifs.
En 2008, l’historien israélien Zeev Sternhell, pourtant très à gauche, déplorait que l’on peine à comprendre de nos jours ce qu’était la condition juive jusqu’au milieu du 20e siècle. C’est ainsi qu’il expliquait le fond antisioniste qui domine en Occident (surtout à gauche). Or, les Juifs ne pouvaient demeurer sans État. La communauté juive de Palestine aurait d’ailleurs déclaré son indépendance, avec ou sans le soutien des Nations Unies. D’aucuns oublient qu’à la fin des années 40, le monde se divisait encore entre les pays qui les persécutaient et ceux qui refusaient de les accueillir. Qui plus est, il était impossible de prédire que leur sort s’améliorerait autant pendant la seconde partie du 20e siècle. Quant à l’idée (très populaire) selon laquelle un État juif aurait plutôt dû voir le jour en Allemagne, elle est tout aussi anachronique, car la société israélienne existait des décennies avant la Shoah.
L’autre argument (plus controversé) qui fut invoqué par les fondateurs d’Israël pour justifier le retour des Juifs sur une terre habitée par un autre peuple était celui de la redistribution des richesses (justice distributive). Dans un contexte de panarabisme qui réclamait la création d’un grand État arabe unifié au Moyen-Orient, les théoriciens sionistes (nationalistes juifs) affirmaient que le fait de laisser les Juifs sans patrie, privés de leur droit à l’autodétermination, constituerait une plus grande injustice que de priver les Arabes d’une petite partie de leur territoire. Toutefois, l’émancipation du nationalisme palestinien qui s’est progressivement détourné du panarabisme a rendu caduc cet argument (qui on l’oublie aujourd’hui, a longtemps séduit la social-démocratie occidentale).
- Les Palestiniens ont subi une injustice.
Que la fondation de l’État d’Israël fût nécessaire n’exclut en rien le fait que les Palestiniens ont subi un réel préjudice. D’illustres leaders israéliens tels que David Ben Gurion ou Weizmann l’ont d’ailleurs reconnu. Or, ils affirmaient du même souffle que laisser les Juifs sans chez soi, dans un monde qui les vomissait encore, constituerait un tort plus grave encore. Les Palestiniens, qui ne sont jamais remis de leur exode forcé à la suite de leur défaite en 1948, ne partagent évidemment pas cet avis.
- L’intelligentsia occidentale projette sa culpabilité postcoloniale sur Israël,
Jusqu’à la fin des années 60, les esprits progressistes en Occident considéraient que malgré l’injustice subie par les Palestiniens, la création d’Israël demeurait néanmoins nécessaire. Toutefois, la combinaison entre, d’une part, la mort de l’antisémitisme de masse en Occident (qui fait en sorte que l’existence d’Israël n’apparait plus comme une nécessité) et, d’autre part, la montée de la culpabilité postcoloniale, a mené l’intelligentsia de gauche à projeter cette culpabilité sur l’État d’Israël, qui lui apparait comme une excroissance européenne au Moyen-Orient.
- Israël n’est ni un « fait colonial » ni son contraire.
En 1967, l’historien marxiste Maxime Rodinson signa un article choc décrivant Israël comme un « fait colonial ». Cette grille analytique, longtemps confinée à l’extrême gauche s’est aujourd’hui généralisée (à laquelle s’ajoute celle « d’apartheid »). Devant ce discours réprobateur, un discours hagiographique présente le sionisme comme un mouvement de « retour » des Juifs sur leur terre d’origine, ayant donné naissance à la « seule démocratie » du Moyen-Orient.
En rupture avec ces modèles tautologiques, une troisième voie, qui s’est développée dans le sillage de « Nouvelle histoire » israélienne, considère que toutes ces affirmations contiennent une part de vérité, mais une part d’excès également. Par exemple, il n’est pas vrai que sur le plan idéologique, les fondateurs d’Israël adhéraient au colonialisme européen (cela a cessé pendant la seconde alya — la seconde vague d’immigration juive en Palestine de 1904-1914). N’empêche, les Israéliens se sont imposés sur un territoire habité par un autre peuple (les liens historiques entre les Juifs et cette terre n’y changent rien). Cet acte se justifie toutefois par l’état de nécessité dans lequel ils se trouvaient.
- Ni les Israéliens ni les Palestiniens n’adhèrent à l’idée de deux États-nations dans les frontières de 1967.
La poursuite de la colonisation israélienne démontre qu’Israël n’a pas renoncé à son expansionnisme. On peut en dire autant des Palestiniens qui ont rejeté trois plans de paix qui leur auraient permis de récupérer l’équivalent de 100 % des territoires occupés (en 2001, 2008 et 2014), notamment car ces offres auraient invalidé toute revendication future de leur part. Cependant, le rapport de force asymétrique en faveur d’Israël impose à ce dernier une responsabilité plus grande pour dénouer l’impasse, d’autant plus que la poursuite de l’occupation nourrit l’extrémisme qui mine les institutions démocratiques du pays.
- Apporter la paix sans mettre fin au conflit.
D’anciens négociateurs israéliens et palestiniens (Yair Hirschfeld, Hussein Agha, Gilead Sher) prônent désormais un accord partiel à l’image de celui du Vendredi saint en Irlande du Nord (qui a mis fin à la violence sans résoudre le conflit). Un État palestinien sur plus de 90 % de la Cisjordanie pourrait ainsi voir le jour laissant en suspens les enjeux insolubles comme celui des lieux saints ou des réfugiés. Ces négociateurs n’excluent pas, à terme, la création d’une confédération israélo-palestinienne (sur le modèle européen par exemple), qui unirait les deux peuples sans que l’un en vienne à dominer l’autre.
7 mai 2023