Tolerance.ca
Directeur / Éditeur: Victor Teboul, Ph.D.
Regard sur nous et ouverture sur le monde
Indépendant et neutre par rapport à toute orientation politique ou religieuse, Tolerance.ca® vise à promouvoir les grands principes démocratiques sur lesquels repose la tolérance.

Un premier concours littéraire sur le thème de la tolérance au niveau collégial

Une initiative de Tolerance.ca®
Photo : Pierre-Henri Reney
Mlle Sophie Jeukens, la lauréate, en compagnie des professeurs Raymonde Beaudette et Simon Roy.
• Tolérance/Intolérance
• Une seconde pour la vie (Le texte primé du concours)

L'automne dernier, à l'instigation de Tolerance.ca®, le programme Arts et Lettres du collège Lionel-Groulx a invité les élèves à participer à un concours de nouvelles littéraires sur le thème de la tolérance. Nous sommes heureux de publier la nouvelle primée « Une seconde pour la vie » ainsi que le texte de présentation de madame Raymonde Beaudette, professeur du cours de création littéraire, qui décrit le cadre dans lequel les textes de ses étudiants ont été écrits.

Mlle Sophie Jeukens, la lauréate, se voit offrir par le collège tous les ouvrages inscrits au programme de la session d'hiver 2004, jusqu'à concurrence de deux cents dollars (canadiens). Félicitations mademoiselle Jeukens !

MM. Vincent Grenier, Simon Roy et moi-même, professeurs au département de français du collège Lionel-Groulx, formions le jury du concours.

Tolerance.ca® remercie de leur appui les nombreux étudiants qui y ont participé, le coordonnateur du programme Arts et Lettres, M. Simon Roy, les professeurs du département de français ainsi que la direction du collège. Nous tenons aussi à remercier M.Vincent Grenier et Mme Raymonde Beaudette pour leur aimable collaboration.

Victor Teboul, Directeur, Tolerance.ca®




Tolérance/Intolérance

par Raymonde Beaudette,
professeur du cours de création littéraire,
collège Lionel-Groulx

Tolérance/intolérance. Deux mots qui font du bien ou qui font souffrir. Des gestes qui réconfortent et d'autres qui attaquent nos soeurs et nos frères humains par l'indifférence ou le rejet.

Ce sont ces mots qui ont servi d'invitation aux élèves de LETTRES du Collège Lionel-Groulx, dans le cadre du cours de « création littéraire ». Nous leur avons demandé d'écrire une courte nouvelle dans laquelle nous pouvions retrouver une situation et des personnages ; des apôtres de la tolérance ou des victimes de l'intolérance. Certains d'entre eux ont cherché ailleurs, beaucoup trop loin. Il n'est pas toujours facile de regarder autour de soi, de peur que... D'autres ont trouvé en eux, au centre de leur corps, de leur coeur, de leur vie, des blessures qu'il a fallu rouvrir, des cicatrices bien fardées.

Puis il y a nos propres pupilles ; parfois, ce sont elles qui jugent et qui condamnent. Car on peut tuer du regard... Il y a aussi nos voix, nos rires qui paralysent ou ridiculisent. Qui cela ? Des pères, des mères, des frères, des soeurs. Des camarades de classe, des copains, même des amis. Des gens faibles, sans défense. Des passionnés, des « engagés », des assoiffés d'idéal. Des « pas pareils » à nous.

Finalement, ils étaient plusieurs à être là dans les textes. Oui, dans les textes et au-delà des textes.




Une seconde pour la vie
(Le texte primé du concours)

par Sophie Jeukens

L'homme rêvait. Pourtant, ce n'était pas un homme ; et même à peine un enfant, à peine une poussière d'être au fond de la pénombre. Tout petit, tout petit, éclairé d'un reflet de lune. Et pourtant, il rêvait. Il était nu, ou presque, assis sur une pierre noyée d'une eau brunâtre et, par les fentes du canal, je pouvais presque apercevoir la fumée de vapeurs pestilentielles se glisser avec délectation hors du vieil égout de la ville. Et lui, au milieu de cet univers de métal, au milieu de cette atmosphère envahie de noirceur, il rêvait encore.

Je sais que je l'ai vue. C'était comme un éclair, juste un instant de lumière, mais je l'ai vue. Cette première fois ; et toutes les autres. Cette étincelle au fond de ses yeux, cette lumière derrière son regard : il rêvait.

Tout s'est passé très vite. Une seconde, un éclair de temps ; un éclair dans le ciel. La silhouette s'est détachée, blanche, trop blanche. J'ai eu peur. J'ai couru. Et couru encore à travers la rue, puis à travers la ville, au milieu des masses grisâtres si hautes qu'elles en cachaient le ciel étoilé d'un été humide. Je suis rentrée.

Une semaine. Chaque fois la même chose. L'homme. Le rêve. La lumière. La peur. Toujours.

Puis il m'a vue. Un moment de distraction ? Un sentiment, peut-être, d'un regard qui parcourait son corps ? Un frisson. Ses yeux se sont fixés sur les miens. Et il y avait dans ce regard une détresse immense, au travers de laquelle vivait un espoir, tout petit, de lumière, ou à peine de vie. De survie plutôt. Je sentis mes pieds tirés vers le sol, mon cœur tiré vers lui, mes larmes tirées vers l'air froid de la nuit. Je suis restée là des heures. Il me regardait. Je le regardais. Je me suis assise, tombante de fatigue, sur la pierre glacée de la rue. J'ai posé mes bras sur le trottoir, puis ma tête. J'ai dormi. Et couchée, comme ça, au beau milieu d'une ville endormie – sans âme, sans vie – je sentais, tout près de moi, cette chaleur d'une présence, d'une respiration apaisante sur mon visage, d'une âme.

Et ce fut le matin. Et ce fut la fin. Le soleil se levait. L'homme avait disparu. Et pourtant, une énergie, une étrange pression sur mon cœur me laissait croire qu'il était à quelques mètres, tout près encore. Le ciel s'est obscurci. Soudainement. Une ombre, silhouette imposante, devant le soleil.

- Il est là. Il se cache.

Mon père.

- Il n'y en a plus pour longtemps, heureusement.

Il avait compris. Son regard me fusillait de mépris. Seulement pour avoir voulu aimer…

- Des années qu'on le recherche. En fait, on le croyait mort au début. Un déchet. Il se prétendait poète, à ce qu'on dit. Mais il était chétif, fragile. On l'a banni, bien sûr. Torturé d'abord, battu jusqu'à ce qu'il accepte de vivre pour vrai. On lui a donné une chance. Il faut travailler dans la vie. Mais lui…ce n'était pas sérieux. On l'a jeté, mourant, au milieu d'un champ. Et très loin. C'était ce qu'il y avait à faire. Il était trop… différent. Une ordure. Il ne mérite pas de vivre.

Assise là, clouée au sol, j'aurais voulu crier, hurler toutes les horreurs qui s'entrechoquaient vivement en moi, qui voulaient transpercer ma peau. Lui laisser la vie. Seulement la vie. Tout ce qu'il lui reste: un rêve, le droit d'exister. Juste d'être là. Juste la vie. Au moins la vie. Et un seul mot :

- Mais…

Puis plus rien.

- Je vais chercher les policiers.

Je n'avais trouvé qu'un seul mot. Pour tout. Pour la vie. Mais son regard avait changé. Et je sentais naître au fond des yeux de mon père cette étincelle, cette même parcelle de lumière, ce rayon de pitié, comme cette nuit-là, dans le noir, et cette froideur, luttant pour rester à la surface. Mon regard, il s'est détourné. Puis reposé, fermement, sur lui. Mon regard, il s'imprégnait de mépris. Et peu à peu, je voyais la faiblesse, la lâcheté, la peur. Je voyais l'étincelle tout au bord de son regard. Et mon mépris grandissait. Et la tension de nos deux regards devenait comme une lutte pour la vie. Comme une lutte pour le monde. Il m'a frappée. En plein visage. Mais c'est lui qui s'est frappé en plein cœur.

- Je vais chercher les policiers.

Il s'est retourné, s'est éloigné. À quelques mètres, s'est arrêté.

- Il le faut.

Son visage s'est tourné, doucement, contre son épaule. Et j'ai vu, roulant contre sa joue rude, une toute petite larme.

- Désolé… il le faut.

Je suis restée là, des heures, des heures. Dans la ville, l'énergie montait. Des lumières aux fenêtres, des gens dans la rue. Des paroles, des cris, des tremblements. Les voitures passaient, s'arrêtaient, repartaient, après avoir lancé sur le canal un regard d'indifférence. Partout s'étendait un nuage de frénésie.

Et puis, il y a eu comme un fracas. Une immense résonance, comme l'écho d'une cascade, ou le remous féroce d'un océan sous la tempête. Sous mes pieds, l'eau montait, montait, violemment projetée dans le minuscule gouffre par toutes sortes de tuyaux rouillés. Et l'eau montait, montait. Et moi, face contre terre, le cœur criant de rage, je regardais. Et je savais. C'était fini. C'était ma faute.

Le soir, à la tombée du soleil, j'y suis retournée. Au-dessus du vieux canal, je me suis penchée. À un mètre du sol à peine, l'eau battait contre les parois de pierre de l'égout, dans un léger ruissellement. Et, tout au fond, sous la masse sombre éclairée par la lune, je sentais comme une lumière, comme une blancheur apaisante. Et flottant à la surface, il y avait les derniers vestiges des loques d'un habit de poète, tristes, portant les souillures de la mort.

J'ai levé la tête. Au loin, derrière la ruelle, j'ai aperçu une silhouette, toute petite, recroquevillée, les épaules courbées. Sous mon regard, elle s'est retournée, puis éloignée, lentement, lentement.

Tolerance.ca® Édition de février 2004.

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