Tolérance : l'effet inhibiteur du discours bien pensant
Christiane Carrère est anthropologue. Elle s’est penchée sur l’effet que produit auprès des jeunes le discours politiquement correct entourant la tolérance. Dévoilement d’un tabou moderne.
Article rédigé en collaboration avec Victor Teboul.
Axé sur l’étude des rapports entre les individus de cultures différentes, le cours « Race et racisme » est particulièrement révélateur des attitudes des jeunes Québécois vis-à-vis la tolérance. Je donne ce cours depuis 1989 1. Puis-je affirmer qu’aujourd’hui mes étudiants sont plus tolérants qu’il y a treize ans? D’une manière générale, je dirais qu’ils semblent plus tolérants en 2003. Je m’explique.
Une première constatation : en 1989, ils réfléchissaient sur les questions liées à la tolérance avec plus de liberté que maintenant. Que s’est-il passé entre-temps qui expliquerait l’attitude de retenue qui les caractérise actuellement? Peut-être le fait que les élèves de 2003 aient tous entendu parler de tolérance, contrairement à ceux de 1989 qui exploraient parfois le sujet pour la première fois, a-t-il un effet dans ce sens ? Peut-on être saturé de ce discours?
Si mes élèves vont d’emblée approuver les discours et les comportements de la tolérance, je découvre, en les laissant s’exprimer librement sur le sujet, que c’est parfois avec une certaine amertume qu’ils cèdent au discours dominant.
En effet, il est très difficile d’affirmer aujourd’hui que l’on s’oppose aux mesures d’actions positives dans l’emploi, alors que les discours de lutte contre le racisme et la discrimination font la une des journaux, et que les gens qui s’y opposent se voient dépeints comme des « monstres totalitaristes ».
De ce point de vue, mes élèves se sont habitués à un discours « socialement acceptable » sur la tolérance, sans nécessairement être réellement tolérants pour autant.
J’ajouterais aussi que, même s’ils rêvent d’un monde meilleur et qu’ils le souhaitent sincèrement, ils perçoivent la tolérance comme un sacrifice qui leur est parfois imposé, comme si les efforts consacrés à combattre l’intolérance constituaient pour eux une contrainte. Ils se sentent brimés de ne pouvoir oser réfléchir tout haut sur ce qui est ou non acceptable ainsi que sur les limites de ce qui représente un « accommodement raisonnable » 2.
Ils ont l’impression que bien des choses ont été décidées par les générations qui les ont précédés et qu’aucune remise en question ne soit possible. Ce sont leurs aînés qui ont fait ces choix et ont trouvé des solutions qui leur sont imposées. Et ces choix ont maintenant force de loi. Dans cette perspective, ils se sentent obligés de se soumettre à l’air du temps.
On peut alors se questionner sur l’apparente contradiction qui apparaît quand on sait que certains acquis sociaux, également imposés par les générations qui les ont précédés, ne sont pas remis en question. Pensons aux revendications des femmes et aux transformations que celles-ci ont provoquées dans notre société. Les jeunes avec lesquels je suis en contact sont pourtant fiers de cette évolution et s’attristent de voir que ces changements ne sont pas présents dans toutes les sociétés du monde. C’est d’ailleurs sur ce sujet que je rencontre, chez eux, la manifestation la plus directe d’intolérance face à des cultures qui envisagent ces acquis d’une façon différente de la leur.
La crainte d’être catégorisés de racistes
Je découvre, par ailleurs, qu’ils sont plutôt réticents de reconnaître leur intolérance et qu’ils craignent de perdre leurs repères face à une diversité culturelle qui devient de plus en plus présente au sein de leur propre milieu.
Il est intéressant, et parfois étonnant, de constater leur pudeur face à l’intolérance, pudeur qui était absente des mentalités à la fin des années 1980. En effet, aujourd’hui, on n’ose pas s’exprimer, de peur d’aller à contre-courant des discours dominants et de ne pas être dans le bon ton. La crainte d’être catégorisés comme racistes est très présente.
Le problème actuel repose sur le fait qu’en exposant certaines réalités d’une manière superficielle, il arrive que l’on produise un effet tout à fait contraire à celui escompté. On accentue en effet l’inconfort que suscite le sujet en l’abordant trop rapidement, sans accorder du temps à la réflexion et aux échanges qui permettraient de brosser un portrait des solutions, des idées, des réactions face à la tolérance et de leurs conséquences concrètes. En souhaitant favoriser coûte que coûte une idée conforme à la rectitude, on contribue à refouler les angoisses et on évite de confronter les résistances, décourageant ainsi une remise en question réelle. Levez un coin du tapis et il vous apparaîtra que le « ménage » n’a pas été fait complètement.
De plus, le fait d’avoir été exposé au concept de tolérance d’une manière superficielle ou coercitive fera en sorte qu’il sera difficile de modifier, par la suite, la perception que les élèves en ont. En effet, si on décourage l’expression de désaccords lorsqu’on expose le pré-requis de la tolérance dans le développement de bons rapports sociaux, comment peut-on ensuite encourager une adhésion volontaire à ces mêmes principes?
On est confronté également à ce que Fernand Ouellet appelle une « forme populaire de relativisme » consistant à « admettre d’emblée qu’il existe une diversité presque infinie d’opinions sur les questions éthiques, philosophiques et même scientifiques » 3. Cette attitude, assez courante, constitue effectivement un obstacle majeur, car elle contribue à « minimiser les difficultés de communication qu’entraînent ces différences culturelles et les problèmes de discrimination et d’ostracisme qui en découlent » 4.
Il paraîtra peut-être étrange d’affirmer que mes discussions avec les étudiants sur le sujet de la tolérance sont parfois teintées, chez eux, d’une colère associée à une certaine culpabilité. Issus d’un milieu plutôt homogène en termes ethnoculturels, ils réagissent de manière agressive à l’effet que nos rapports avec les « autres » puissent être qualifiés d’intolérants.
Affirmer qu’il existe une intolérance dans leur société équivaudrait à un reproche personnel. Insister sur les bienfaits de la tolérance est même perçu comme une menace au droit de différer d’opinion.
La tolérance, un compromis?
La tolérance paraît alors comme une contrainte qui joue à leur désavantage. Elle correspond à un devoir, elle est l’équivalent d’un compromis auquel il faut se plier au profit des « autres », dans la mesure où on a l’obligation de coexister avec des gens qui sont différents de soi. Ils ne perçoivent pas les avantages dont ils pourraient eux-même bénéficier à vivre dans une société plus tolérante. Peut-on penser que cette dimension est passée sous silence à l’école? Peut-être que leurs professeurs eux-mêmes partagent cette ambivalence?
Ces attitudes montrent aussi que ces jeunes semblent avoir appris à envisager les relations interpersonnelles, qui impliquent un cadre interculturel, comme un lieu de compromis plutôt que de collaboration. On sait que, dans le premier cas, les deux parties concèdent alors que, dans le second, les deux peuvent tirer parti de la relation 5.
Aborder la tolérance dans le cadre d’un cours devient alors un sujet délicat. Cela exige une certaine prudence, afin que les élèves ne se braquent pas de façon définitive et que toute explication finisse par devenir inutile. D’autant que ceux de nos élèves qui ont un niveau conceptuel plutôt faible auront tendance à percevoir les choses « de façon tranchée » en ne tenant pas compte des nuances, leur pensée comme leur comportement se divisant en « vrai ou faux, bien ou mal », comme le note Michel Saint-Onge 6.
C’est donc dire que les élèves qui ont déjà réglé la question, à cause d’une expérience antérieure avec l’idée de la tolérance et dont le niveau conceptuel est faible, constituent un véritable défi pour le pédagogue. Réticents à confronter leurs attitudes à de nouvelles idées, ceux-ci ne sont pas prêts à envisager qu’il est possible de nuancer et de réviser ses positions.
Il faut également prendre le temps de remettre en perspective les différents points de vue qui s’opposent en apparence, mais qui, en fait, sont les compléments d’une réalité fort complexe. La tolérance ne devrait pas consister à abdiquer sur des sujets qui nous sont fondamentaux, mais bien à permettre une compréhension mutuelle et des accommodements raisonnables.
La tolérance ne repose-t-elle pas sur la capacité d’être nuancé devant une situation? Ne permet-elle pas d’admettre que ce qui nous paraît différent et étrange peut avoir sa raison d’être et, après analyse, peut-être aussi sa place? Ne constitue-t-elle pas le fait de s’accommoder, en modérant ses réactions en face de comportements que l’on n’approuve pas, qui ne correspondent pas à nos valeurs 7? Il n’est pas question ici de s’abstraire des cadres fondamentaux de sa propre société mais bien de se donner des outils pour pouvoir comprendre l’ « autre », s’expliquer ses comportements et ses idées, être à même de comprendre son contexte afin d’entamer le dialogue qui permet d’établir les limites de la coexistence.
Si l’on refuse de réfléchir à une question parce qu’elle nous atteint dans ce que l’on a de plus sensible dans nos fondements culturels, la tolérance devient hors de portée. Ces fondements culturels sont la base même de ce qui est non dit mais intégré au plus profond des individus qui composent une société. Ils nous permettent de fonctionner dans une société afin de prédire les comportements des autres et de nous inciter à favoriser des attitudes adéquates dans un cadre interpersonnel.
Dernière constatation. Rappelons que les étudiants sont dans une situation où ils doivent réussir un cours et qu’ils vivent une contradiction posée par le fait qu’on leur demande d’exposer leurs attitudes sur la notion de la tolérance et qu’ensuite ils doivent eux-mêmes être l’objet d’un contrôle sur ce qu’ils ont retenu de ce concept. Je constate qu’il est parfois difficile pour eux de départager leurs choix personnels, qui les regardent, des connaissances qu’ils doivent maîtriser.
Je dois cependant admettre que les réactions spontanées et libres de mes élèves sont, pour moi, des plus enrichissantes; elles m’informent sur leur réalité plus que ne le feraient bien des études. C’est dans leur spontanéité, leurs exclamations et leur langage non-verbal que j’ai pu observer, au fil des années, ce qu’ils approuvent ou désapprouvent dans le discours sur la tolérance.
Même si une salle de classe ne semble pas toujours le lieu privilégié pour le faire, je dois reconnaître que, lorsqu’ils en ont l’occasion, mes étudiants expriment leurs craintes et leur mécontentement, mais aussi leur joies de découvrir l’ « autre ». Face à la censure exercée par le conformisme bien pensant, existe-t-il une meilleure école que la libre discussion pour affronter ses propres idées, ses propres peurs?
Article rédigé avec la collboration de Victor Teboul, correction-révision: Jocelyne Archambault.
Notes
1 Quelques chiffres sur l’établissement dans lequel le cours a été dispensé. Le collège est situé au nord de Montréal. 34% de la population de la région a complété des études post-secondaires (inférieures au baccalauréat universitaire), comparativement à 30% à l’échelle du Québec. Le revenu moyen des ménages est de 53 145$, soit 25,8% de plus que le revenu moyen, qui est de 42 229$. En terme de diversité culturelle, la population étudiante de l’établissement est très homogène par rapport à la population des collèges situés sur le territoire de la ville de Montréal. Le collège accueille 3800 élèves. (Source : Document de travail produit par Sylvie MONASTESSE et concernant la réussite scolaire.)
2 BARRETTE, GAUDET, LEMAY,
Guide de communication interculturelle. St-Laurent, ERPI, 1996 : 162.
3 OUELLET, Fernand,
Essai sur le relativisme et la tolérance. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2000 : 26.
4 Ibid.
5 NORMANDEAU, Hélène « Une société de perdants avec un travail en compromis. Une société de gagnants avec un travail en collaboration », 2001.
6 SAINT-ONGE, Michel. « Comment répondre aux besoins des élèves » in
Vie pédagogique, no 86, novembre-décembre 1993 : 18.
7 OUELLET, Fernand.
Essai sur le relativisme et la tolérance. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2000 : 27.