Chinatown blues

Photo : Louise Labissonnière.
En 2005, le Nouvel An chinois tombait le 9 février. Selon les Chinois, l’année du Coq de bois, correspondant à l’an 4703, représentait une année malchanceuse… pour les couples! À Pékin, les plus superstitieux se sont empressés de prendre époux avant la date fatidique.
À Montréal, bien qu’on célèbre toujours le Nouvel An chinois de manière traditionnelle, l’importance accordée aux superstitions est probablement moindre. Toujours est-il que la communauté chinoise, l’une des plus anciennes communautés ethniques de Montréal, reste encore un mystère pour le citoyen moyen. Discrète et méconnue, la communauté? Il semblerait bien que oui!
Une immigration vieille de plus de 200 ans
Dès 1788, une cinquantaine d’immigrants chinois débarquent au Canada pour y construire un poste de traite. Un siècle plus tard, près de 7000 d’entre eux se dirigent à leur tour vers la Colombie-Britannique pour y bâtir ce qui sera le chemin de fer de la compagnie Canadian Pacific. Ils proviennent principalement des quatre cantons de la province de Guangdong, dont celui de Toishan, en Chine du Sud. « Ce sont les comtés les plus proches de la capitale portuaire de la province, Guangzhou. C’est une région extrêmement bien développée en ce qui concerne les chemins, les liens commerciaux et les foires. Ce qui veut dire qu’il y a déjà, chez les gens, des habitudes de mobilité interne. Mais la première raison pour partir, c’est la misère. Ce sont en général des paysans avec très peu de moyens et des petits commerçants », explique l’anthropologue Denise Helly.
Les terres de la Chine du Sud appartiennent à de grands clans. Ces maîtres exploitent les pauvres fermiers, forçant ces derniers à s’exiler vers Guangzhou et, de là, à poursuivre l’aventure vers l’Amérique du Nord, le Viêt-Nam ou l’Indonésie, bref partout où ils peuvent trouver refuge.
Les Chinois sont tout de même nombreux à partir pour le Canada. C’est la plus forte population immigrante non européenne du pays. À preuve, 40% des Vancouverois sont, aujourd’hui, d’origine chinoise. À leur arrivée, leurs ancêtres ouvrent des restaurants et des blanchisseries, un domaine d’abord réservé aux femmes employées comme blanchisseuses dans les maisons bourgeoises. Les Chinois y voient un marché à développer et ce d’abord en Californie et en Colombie-Britannique. Mais un important dispositif gouvernemental freine leur ardeur.
La taxe d’exclusion
Sous la pression du gouvernement de la Colombie-Britannique, le Canada emploie des mesures visant à restreindre le flux d’immigrants chinois. À partir de 1885, les Chinois —qui ne sont pas autorisés à amener leurs familles avec eux — doivent verser une taxe d’entrée, dite taxe individuelle. C’est le seul groupe ethnique forcé de payer une telle somme afin d’être admis au pays. En 1903, la Loi de l’immigration chinoise est adoptée et la taxe passe de 100$ à 500$. On juge les Asiatiques dangereux pour l’État. Le 1er juillet 1923, la loi canadienne se corse : l’immigration chinoise est dorénavant interdite. Il faut attendre 1947 avant l’abrogation de cette loi. Mais en réalité, les restrictions à l’immigration chinoise perdurent bien au-delà. Ce n’est qu’en 1967 que le Canada abandonne sa politique d’immigration basée sur la race.
Le développement du quartier chinois de Montréal
En 1880, une première colonie de 30 Chinois s’installe à Montréal. Environ 1000 immigrés cantonais viennent grossir les rangs en 1894. Ils oeuvrent dans les blanchisseries et les restaurants tenus par des Chinois. Entre 1880 et 1911, on dénombre pas moins de 1063 blanchisseries. Dans les années 1920, on estime que plus de 80% des Chinois de Montréal vivent du commerce du « repassage », dans des boutiques dispersées aux quatre coins de la ville. Ils y travaillent de longues heures.
Photo : Louise Labissonnière.
Le quartier chinois de Montréal se développe peu à peu. Avant leur venue, c’était d’abord un quartier d’établissements occupés par des artisans juifs, où ont vécu plusieurs vagues successives d’immigrants. « Mais c’est surtout une zone pauvre, le Red light, un quartier mal famé où les principales activités étaient la prostitution et le jeu. Les Chinois s’y sont installés pour regrouper leurs services : épicerie, restaurants pour nourrir leur population. Cela tombait bien : personne ne voulait y vivre. Et comme les Chinois aiment bien le jeu, cela ne devait pas les gêner », soutient Denise Helly, chercheure à l’Institut national de recherche scientifique – Urbanisation (INRS).
Mais l’immigration ne s’arrête pas là. « Le flux venant de Chine se poursuit vers la fin des années 1940. Le Québec accueille quelques dissidents du régime communiste. Dans les années 1970, il y a une grande majorité de Chinois qui arrivent de Hong-Kong. Ce sont des gens issus des classes moyennes éduquées et qui parlent anglais. On retrouve aussi une grande majorité de réfugiés chinois vietnamiens de Saigon qui fuient la guerre. Ils sont près de 60 000 Chinois et Vietnamiens à trouver refuge au Québec. Une troisième vague d’immigration déferle aussi au Canada dans les années 1980. En tout, il y a trois flux migratoires après la Deuxième Guerre mondiale », énumère madame Helly.
Albert Kwan, comédien grâce à Michel Boujenah
Albert Kwan exerce aujourd’hui le métier de comédien. Il est né il y a 35 ans à Madagascar, au sein d’une famille chinoise de Pékin installée dans l’île depuis trois générations, à la suite de l’invasion de la Chine par le Japon. La famille Kwan mettra le cap sur Drummondville, au Québec, alors que le petit Albert a deux ans.
« À Madagascar, mes parents connaissaient une religieuse de Drummondville qui nous a hébergés à notre arrivée au Québec », explique-t-il.
Quelque temps après avoir foulé le sol québécois et exercé mille et un métiers, ses parents ouvrent un restaurant : La muraille de Chine qui a, depuis, fermé. Le couple ayant divorcé, la mère d’Albert, est devenue professeure de tai-chi, et parfait actuellement sa formation en Chine.
Pour le petit Albert, la vie à Drummondville, ce sont les copains et le hockey. « Mes amis étaient tous des Québécois. Ils avaient hâte à la fin du match pour aller manger des mets chinois au resto de mon père! Dans la tête de plusieurs personnes, un Chinois ça ne jouait pas au hockey. Comme j’étais le premier à rire de moi, j’ai pu passer au travers. Les gens qui m’ont toujours ressemblé de caractère, ce sont mes amis. Si j’avais eu des amis chinois, ç’aurait été autre chose. Je me serais créé un ghetto », croit Albert.
« Ce qui me différenciait surtout de mes copains, c’était les contacts physiques, ajoute-t-il. Il y en avait très peu dans ma famille. Les Chinois se saluent, mais ils ne se donnent pas une poignée de main. J’ai longtemps cru que mes parents ne m’aimaient pas, parce qu’ils ne m’embrassaient pas. »
À l’âge adulte, Albert Kwan devient, tout comme sa mère, guide culturel au quartier chinois. C’est pour lui l’occasion d’apprendre l’histoire et la culture de son pays. « Ce qui était le plus drôle, c’est que ce sont des guides québécois qui m’ont enseigné la culture chinoise! », rigole-t-il.
Quant au métier d’acteur, le déclic se fait au détour d’une rencontre avec une agente d’artistes. « Au départ, ma mère voulait que je sois ingénieur en aéronautique ». C’est l’humoriste et cinéaste français Michel Boujenah qui le fera connaître au cinéma en lui offrant un rôle dans Père et fils, un film pour grand public. Il y joue un … Sino-Québécois! Certains autres rôles exigent qu’il parle le cantonais, une langue qu’il a encore un peu de difficulté à maîtriser, par manque de pratique.
De la fête des Morts à la cabane à sucre
Pour plusieurs immigrants, les valeurs traditionnelles que l’on tente de conserver en prennent souvent pour leur rhume. Néanmoins, certaines d’entre elles sont encore prônées aujourd’hui au sein de la communauté chinoise : le culte des ancêtres, la solidarité parents-enfants, la responsabilité à l’égard des aînés, le mariage en milieu chinois. Parlez-en au jeune comédien qui est bien conscient de leur importance mais qui tient à les adapter au goût du jour.
« Chez nous, c’est ça la tradition : le respect de la famille, des ancêtres et des aînés. Ma famille et moi avons célébré récemment la fête chinoise des Morts. Nous sommes allés nous recueillir sur la tombe de mes grands-parents, et le lendemain, nous partions pour la cabane à sucre! En une même fin de semaine!»
Pour Albert Kwan, les traditions demeurent toujours bien ancrées dans sa famille.
« Si j’arrive quelque part, je salue d’abord mes grands-parents. Si mon oncle a besoin d’aide, je ne peux pas lui dire non. Ça se fait tout naturellement. Ma famille est traditionnelle, mais notre génération l’est un peu moins. Nous sommes un peu plus ouverts. Mon grand-père aurait voulu que je me marie avec quelqu’un de ma communauté. Et mon père aurait aimé que je pratique les arts martiaux. Ce qui n’est pas le cas! Je fais parfois du tai-chi mais pas de manière aussi assidue que ma grand-mère qui le pratique tous les matins».
Comme de nombreux Chinois, la famille Kwan est aussi très superstitieuse. Le chiffre “huit” par exemple porte chance.
« Le numéro de téléphone de mon père contient plusieurs fois le chiffre huit, comme le numéro d’immatriculation de l’auto de ma mère et même le numéro d’enregistrement de ma compagnie ! » observe-t-il en riant.
« D'autres rôles que livreur de mets chinois ! »
Les Chinois ont une éthique de travail assez exigeante et un bon sens de l’économie. « Ce sont des valeurs qui m’ont été transmises par mes parents. Mon père travaillait énormément, se rappelle-t-il. Il avait de la difficulté à déléguer. Mon grand-père aussi. Ce dernier a accumulé une fortune. Il a arrêté de travailler lorsqu’il est tombé malade. À un moment donné, je travaillais moi aussi beaucoup, je ne voyais plus ma fille et je voulais être présent pour elle. La vie, ce n’est pas fait que pour bosser. Ça, c’est peut-être plus Québécois », remarque-t-il.
Photo : Louise Labissonnière.
Albert Kwan a beaucoup de projets : il aimerait bien apprendre le mandarin et s’envoler pour la Chine, où il n’a jamais mis les pieds. « J’espère un jour qu’on me proposera des rôles au cinéma autres que le traditionnel livreur de mets chinois ou le propriétaire de dépanneur! », lance-t-il.
Pour les Chinois, l’éducation est un gage de réussite et d’ascension sociale. « Une énorme valorisation est faite à l’éducation écrite et au savoir. Les Chinois viennent d’une société très hiérarchisée où les élites sont lettrées et valorisées. La tradition écrite et intellectuelle y est donc très poussée. C’est une des raisons pour lesquelles les Chinois jouent l’éducation comme atout pour la mobilité sociale. Les jeunes Chinois vont à l’université. En même temps, ce sont des gens très versés dans les finances. Ils sont habitués d’effectuer des transactions financières depuis au moins deux siècles. Ils vont donc chercher à l’université des secteurs techniques qui vont payer : médecine, ingénierie, etc. Ce qui ne les oblige pas à faire une conversion culturelle : peu de Chinois se retrouvent en sciences sociales, un domaine d’études plus occidental. Ils sont pauvres à l’arrivée, mais regardez la deuxième génération, elle est en haut de l’échelle sociale », observe Denise Helly.
Miss Beauté Chinoise et la consécration de Christie Chung
Véritable surdouée des médias et pilier de la communauté chinoise dans le domaine, Ruth Koo Lam est lectrice de nouvelles, productrice et réalisatrice. Depuis 20 ans, l’énergique dame à la frêle silhouette anime Sino-Montréal sur les ondes de CHTV. Le talk-show présente l’actualité culturelle de Montréal et de la Chine dans les trois langues : en anglais, en cantonais et en mandarin. Originaire de Hong-Kong, madame Ruth Koo Lam est arrivée au Canada en 1954 avant de s’installer définitivement à Montréal en 1962 en tant qu’étudiante. « Tout était différent. Je venais d’un autre monde », se souvient-elle.
Madame Lam a toujours servi sa communauté. D’abord en fondant la Radio communautaire chinoise de Montréal, puis en mettant sur pied un journal, le Wah Sing Po. Toute menue et débordante d’énergie, madame Lam fonde la Troupe de danse folklorique chinoise et amène ses petites protégées à Hong-Kong, puis en Chine voir leur pays d’origine. La troupe a notamment dansé à l’Exposition universelle de 1967 et aux Jeux olympiques de 1976. « Les jeunes qui sont nés ici ne connaissent pas la culture chinoise. Les parents travaillent fort et n’ont pas le temps d’enseigner les traditions aux enfants, déplore-t-elle. Les jeunes sont maintenant très libres et indépendants. Mais ils restent tout de même proches de leurs parents », reconnaît-elle.
En 1988, madame Lam lance le concours Miss Beauté Chinoise. « Ce n’est pas seulement une célébration de la beauté, mais aussi l’occasion de montrer aux jeunes filles l’art de porter le costume traditionnel chinois et de valoriser la courtoisie et la gentillesse, deux qualités que doit cultiver la femme chinoise », déclare-t-elle fièrement.
L’une des reines de beauté les plus connues demeure sans aucun doute Christie Chung, Miss Beauté Chinoise 1992. Son parcours est digne d’un roman. Chinois originaires du Viêt-Nam, ses parents immigrent au Québec dans les années 1960. À la fin de ses études, son père se voit offrir un boulot d’ingénieur pour le gouvernement canadien. Christie, elle, est née à Brossard, en banlieue de Montréal. Inscrite en tant qu’étudiante à l’université, elle rencontre un jour madame Lam qui la convainc de participer au concours de beauté. Non seulement, remporte-t-elle la palme montréalaise, mais également les grands honneurs au concours international de Hong-Kong où elle s’est établie. Elle a joué dans plus d’une vingtaine de films dont The Medallion avec Jackie Chan.
Malgré le fait que 50 000 personnes d’origine chinoise vivent à Montréal, les nouveaux immigrants chinois sont peu nombreux à y élire domicile. « Le réseau financier et commercial n’est pas très poussé à Montréal, contrairement à San Francisco ou à Vancouver. De plus, les Chinois parlent souvent anglais, c’est plus facile pour eux de se diriger vers Calgary, Toronto ou Vancouver », note Denise Helly de l’INRS-Urbanisation.
Des vieilles familles issues de l’immigration de 1949, il ne resterait qu’environ 1000 individus, soit le nombre approximatif de Chinois vivant dans le quartier chinois. « C’est une immigration qui est disparue. Les familles d’origine chinoise, d’immigration plus récente, viennent de Saigon, de Hong-Kong et de Taiwan », conclut Denise Helly.
Toutefois, la ville de Brossard, sur la Rive-Sud de Montréal, est depuis une vingtaine d'années la destination de choix pour la nouvelle vague d’immigration chinoise. C’est au milieu des années 1980 que des Chinois mieux nantis fuyant Hong-Kong s’y installent pour faire des affaires et s’y construire des maisons. Vivre en banlieue est pour eux synonyme d’accomplissement social. De plus, la proximité du quartier chinois, que les nouvelles générations de Chinois de Montréal continuent de fréquenter, est facilitée par les voies rapides reliant Brossard au Vieux-Montréal.
La communauté chinoise de Montréal attend d’ailleurs fébrilement l’ouverture prochaine du Centre communautaire et culturel du quartier chinois. Cette nouvelle institution lui fournira une vitrine de choix pour faire mieux connaître et apprécier l’art, l’histoire et la culture de la Chine.
Pour en savoir plus :
Livre de Denise Helly :
Les Chinois à Montréal, de 1877 à 1951, éditions IQRC, 1987.
Émissions de télévision :
Sino-Montréal sur les ondes de CHTV (poste 14), les jeudis soirs, de 21h à 22h.
Une visite du quartier chinois avec Kaléidoscope :
tél. : (514) 990-1872.
La carrière d’Albert Kwan :
Au cinéma :
Le héraut, 2004, de Albert Kwan.
Père et fils, 2003, de Michel Boujenah.
The friends of Kwan Ming, 2002, de Christine Amber Tang de l’ONF.
Les dangereux, 2002, de Louis Saïa.
The Art of war, 2000, de Christian Duguay.
Yellow Fellas, 2000, de Tetsuro Shigematsu.
À la télévision :
A tenu des rôles dans les
Super Mamies, Un gars une fille, Watatatow, Fred-dy, Virginie et Mon meilleur ennemi.
Au théâtre :
Noël gris, de Flip, de la Mise au jeu.
De l’autre côté de la clôture, de Jean Phong, du Théâtre Humanité