Lire est toujours associé chez moi au plaisir des sens. Je me souviendrai toujours de mon professeur d'arabe qui n'ouvrait jamais un livre sans en contempler d'abord la couverture; il tournait ensuite la première page et semblait la caresser lorsqu'il l'aplanissait de sa main en s'apprêtant à nous la lire à haute voix. Il nous communiquait, par son geste, la jouissance que lui avait procurée le livre avant même de commencer sa lecture. « Une personne seule dans une chambre paraît toujours étrange, ce qui n'est pas le cas si elle est absorbée à lire », aimait-il nous dire.
Je comprenais que le livre était un excellent compagnon dans la solitude. Grâce à ce professeur de langue arabe, je reconnais très vite aujourd'hui ceux et celles qui ont une véritable affection pour les livres; c'est dans leur façon de les toucher qu'ils se révèlent à moi.
Il y a des livres qui arrivent dans notre vie sans que nous sachions pourquoi. Mais, on le sait, les coïncidences, comme le hasard, n’existent pas. C'est dans un souk, à Tunis, que j'ai acheté mon premier livre : Le Journal d'Anne Frank. J’avais douze ans. Nous arrivions, mes parents et moi, par bateau, de Marseille, d'où nous avions été refoulés, n'ayant pas le visa d'entrée exigé par les autorités françaises. J'avais très certainement déjà entendu parler de ce livre pour qu'il ait si bien retenu mon attention. Je m'associais sans doute aux thèmes très connus de l'histoire : fuite, refuge, guerre, persécution. N'étions-nous pas des réfugiés juifs, expulsés d'Égypte ? Étant à court de ressources, nous venions même de nous présenter aux bureaux tunisiens de la HIAS, le Hebrew Immigration Aid Services, l’organisme juif américain qui devait assurer les frais du voyage pour notre retour en France.
Après que mes parents eurent obtenu le visa pour la France, je me souviens que, sur le pont du navire en route pour Marseille, j'étais assis sur une chaise longue, emmitouflé dans une couverture, et que j'avais lu d'une traite ce « livre de poche ». À notre arrivée, je ressentais une douleur aux doigts à force de l'avoir serré si fort durant la traversée.
J'écrivais moi-même mon propre journal, ayant commencé sa rédaction lors des événements de Suez, et je découvrais d'étranges coïncidences avec cet ouvrage. Comme Anne Frank, j'ai dû éprouver, dès les premières pages, le besoin d'expliquer qui j'étais avant d'entreprendre la description des événements du premier jour. Je reconnaissais, à la lecture de ce livre, la force de l'écriture. Non pas celle qui vous permet de vous survivre, comme on dit, ou de toucher la corde sensible de votre lecteur, mais celle, plus simple, plus terre à terre, de vous accompagner au cours d'une vie. Cela me fascinait qu'Anne Frank ait pu donner un prénom à son journal et qu'elle lui adressât la parole comme à une amie. Elle décrivait les événements de la journée en commençant par « Chère Kitty » et finissait par « À toi, Anne ».
« Le papier est patient » écrira-t-elle à quelques reprises. Comme si l'écriture absorbait ses peines et la libérait en quelque sorte de ses sombres pensées.
Plus tard, à Montréal, lors de mes études de journalisme au Studio 5316, mon professeur de lettres était si passionné de littérature qu'il me mettait l'eau à la bouche lorsqu'il nous lisait certains extraits des œuvres au programme. En l'écoutant, j'avais envie de croquer ces mots qui se roulaient entre ses dents comme des fruits succulents. Comment, en plus, pouvais-je résister lorsqu'un des ouvrages dont il nous parlait sans cesse avait pour titre Les Nourritures terrestres ? C'est grâce à lui que je découvrais André Gide et Albert Camus, et la sensualité toute méditerranéenne dont est imprégné L'Étranger. Je me souviens de ce professeur interrompant sa lecture pour que nous puissions savourer avec lui la sonorité de telle ou telle expression. « Écoutez ! Écoutez ! », répétait-il en détachant lentement les sons des mots. « Aurore » était, pour lui, le plus beau mot de la langue française, car il résonnait d'images et de sons.
Je n'oublierai jamais le professeur Guy Boulizon[1].
Après mes études en journalisme, je suis tombé amoureux du Québec et de sa littérature. Salut Galarneau !, le roman de Jacques Godbout, compte certainement parmi les oeuvres littéraires de cette époque qui m'ont le plus marqué. François, le héros, incarne avec une candeur tellement poétique l'esprit antimatérialiste de cette période. J'apprenais qu'au Québec, le soleil avait un nom… propre : Galarneau ! Depuis, lorsque je suis au bord de la mer, je pense toujours à ce sentiment d'éternité qu'éprouvait François au contact avec l'eau. Ce roman m'a permis d'apprécier encore plus Gaston Bachelard. Comment, en effet, ne pas se sentir éternel en contemplant l'eau, l'eau de la mer, des lacs ou du fleuve?
Plus tard, j'ai été séduit par l'univers de Michel Tremblay et par la sensibilité de cet écrivain. Je ne connais pas d'auteur qui aime comme lui ses personnages et qui a autant remis en question sa société. La Grosse femme d'à côté est enceinte m'a touché profondément. Je retrouvais dans ce livre le monde merveilleux de l'enfance; il m'a révélé une période de l'histoire du Québec que je n'ai pas connue. Le récit se déroule en une seule journée au mois de mai 1942, quelques jours après le référendum sur la conscription, au cours duquel, comme on le sait, le Québec vota massivement contre le service militaire obligatoire durant la Seconde Guerre mondiale. L’électorat francophone, influencé par les ténors nationalistes de l’époque, s’opposa à ce que le Canada participe au combat outre-mer. Le roman pose un regard critique sur le contexte entourant la crise de la conscription, regard probablement sans égal dans la littérature québécoise. Une scène, qui constitue un véritable morceau d’anthologie, se déroule dans une taverne. Le personnage du nom de Willy Ouellette remet les pendules à l'heure en osant contester les idées reçues de son entourage sur la guerre. Il y confronte le fanfaron Gabriel qui a mis sa femme enceinte pour éviter d’aller se battre contre l’occupant nazi en Europe :
« C’est peut-être mieux de mourir pour rien, en homme, Gabriel, que de passer pour un pissous pour le reste de ses jours […] » [2], lui lancera-t-il, en le défiant, devant les nombreux consommateurs de la taverne qui assistaient à leur échange.
Je découvrais que la littérature permettait aussi de remettre en cause les idées reçues qui prédominent dans l’opinion.
Je ne sais pas si ce sont mes professeurs qui m’ont fait aimer les livres et les lettres. Toujours est-il que, plus tard, j’ai enseigné la littérature. Initié très tôt au plaisir des mots et à leur pouvoir, comment aurais-je pu échapper à mon destin ?
Je me souviendrai longtemps de cet ancien étudiant, devenu à son tour enseignant, qui était venu me rencontrer lors d’une séance de signatures au Salon du livre de Montréal et qui me dit : « Je tenais à vous revoir, vous m’avez fait connaître l’essayiste québécois Pierre Vadeboncoeur ».
J’avais comme l’impression d’avoir réussi quelque chose, non pas d’avoir contribué à faire connaître un écrivain en particulier, mais d’avoir participé en quelque sorte à transmettre le flambeau, à communiquer l’amour de la littérature.
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Notes
[1] M. Boulizon fut un des fondateurs du Collège Stanislas. Il fut nommé Chevalier de l’Ordre National du Québec en 1990. On trouvera plus d’informations au sujet de sa carrière d’éducateur sur le site de l’Ordre indiqué ci-dessous. Le Studio 5316 n’est toutefois pas mentionné dans sa biographie. D’éminentes personnalités du monde de l’éducation et du journalisme ont enseigné dans cet établissement, tel que le réputé journaliste Jean-Louis Gagnon, dont j’ai eu l’honneur de suivre les cours. Site de l’Ordre où figure la biographie de M. Boulizon :
https://www.ordre-national.gouv.qc.ca/membres/membre.asp?id=191
[2] La Grosse femme d’à côté est enceinte, Leméac, 1978, 1990, p.180.