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Esther Brandeau, le parcours fascinant de la première juive à résider en Nouvelle-France

Le parcours fascinant de la première personne juive à avoir résidé en Nouvelle-France reste méconnu. Esther Brandeau est l’une de ces nombreuses femmes, répertoriées ou demeurées anonymes, qui ont emprunté une identité masculine afin de vivre plus librement.

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Cette mémoire d’une aventurière en Nouvelle-France, bien que ténue, fait l’objet d’une évolution constante depuis trois siècles, à en juger par la perception qu’en ont des commentateurs, des historiens et des artistes. C’est donc ce changement d’attitude par rapport à une anecdote historique qu’il faut retracer ici, transformation des mentalités d’autant plus impressionnante qu’elle ne repose d’une époque à l’autre que sur une seule et même archive, celle des administrateurs coloniaux qui ont « réglé le cas » de cette immigrante illégale.

Rappelons avant tout que le décret émis par Colbert en 1685 fait de la Nouvelle-France une colonie exclusivement catholique. De fait, les Juifs et les Huguenots sont empêchés de s’y installer. Il y a bien, selon l’historien Benjamin Sack, une poignée de nouveaux chrétiens établis ici, mais Esther Brandeau serait la seule Juive à avoir séjourné en tant que telle en Nouvelle-France. Son aventure nord-américaine, qui dure une année en tout, nous est révélée dans une déposition d’un peu plus de 500 mots qui tient lieu d’unique source pour connaître ses origines. Elle l’a signée à Québec, devant le commissaire de la marine, Varin de la Mare, le 15 septembre 1738.

Esther se présente comme une jeune femme de 20 ans, fille de David Brandeau, négociant juif de Saint-Esprit, près de Bayonne. Il y a cinq ans de cela, elle est envoyée par ses parents à Amsterdam auprès de ses tantes, mais le navire fait naufrage et la rescapée trouve asile chez une veuve à Biaris. Elle en ressort habillée en homme et garde ce déguisement pendant cinq ans en exerçant divers métiers sous le nom de Pierre Alansiette : coq à bord d’un navire, garçon chez un tailleur, puis boulanger et domestique chez les Récollets. La maréchaussée l’arrête pour vol mais la relâche par la suite en croyant à une méprise. Elle se rend peu après à La Rochelle pour embarquer comme passager vers le Canada en prenant le nom de Jacques Lafargue. C’est durant la traversée que son véritable sexe est découvert par hasard, aussi est-elle interceptée dès son arrivée à Québec, puis envoyée à l’Hôpital général.

Un échange de lettres s’engage alors entre l’intendant Hoquart et le ministre de la marine en France. Même Louis XV intervient. Que faire de la jeune Juive dont David Brandeau nie la parenté ? On remarquera que seule la religion d’Esther est ici mise en cause et non son travestissement. Même si le fait d’emprunter les vêtements d’un autre sexe est punissable par la loi au XVIIIe siècle, la justice tend à se montrer indulgente envers les femmes qui le font dans le but d’échapper à la misère ou à la prostitution. Les autorités militaires de tous les pays sont au fait de cette pratique et elles choisissent souvent en temps de guerre de fermer les yeux sur les volontaires qui paraissent peu virils. Les administrateurs coloniaux espèrent que la jeune Brandeau se convertira, mais voici qu’elle s’y refuse. Hoquart écrit en octobre :

Elle est si volage qu’elle n’a pu s’accommoder, ni à l’Hôpital général, ni dans plusieurs autres maisons particulières où je l’avais fait mettre […] elle a tant de légèreté qu’elle a été en différents temps aussi docile que revêche aux instructions que les ecclésiastiques zélés ont voulu lui donner; je n’ai d’autre parti à prendre que la renvoyer.


C’est décidé, Esther Brandeau repart en France l’année suivante aux frais du roi et disparaît à jamais de l’histoire, nous laissant avec un témoignage des plus ambigus. Le ministre de la Mare avoue entretenir des doutes sur la véracité d’un tel récit. Lorsqu’interrogée sur les raisons qui l’ont poussée à se déguiser en homme, Esther répond qu’après son naufrage, la veuve qui l’a recueillie lui a fait manger du porc et autres viandes interdites aux Juifs, ce qui l’a incitée à vouloir vivre la liberté des Chrétiens. Pourquoi alors refuse-t-elle obstinément de renoncer à sa religion une fois parvenue à Québec ? Mais surtout, comment a-t-elle pu embarquer pour la Nouvelle-France sans preuve d’identité ni garantie sur son catholicisme ?

On verra que lorsqu’il s’agit de combler les trous de l’archive, personne ne manque d’imagination. Mais n’est-ce pas là la caractéristique principale de l’aventurier que de créer l’énigme autour de sa personne, de susciter les spéculations ? Selon Suzanne Roth et Alexandre Stroev, auteurs de travaux sur la question, les aventuriers du XVIIIe siècle peuvent être définis comme des marginaux, issus d’un milieu modeste ou répressif, qui défient les normes sociales et économiques pour atteindre la fortune, la reconnaissance ou la liberté que leur condition initiale leur refuse. Dans une société dominée par l’aristocratie, ils incarnent l’esprit même des Lumières; voici ce qui les rend aussi fascinants que dangereux pour leurs contemporains. Les changements d’identité, les constants déplacements et la séduction représentent leurs principaux atouts. Idéalistes ou égocentriques, les aventuriers vivent dans l’instant et s’adaptent aux circonstances en plus de profiter pleinement de la rumeur pour se réinventer constamment. Si Esther Brandeau avait voulu se forger une légende en brouillant les pistes, elle n’aurait guère agi autrement.

La machine à ragots se met en marche dès l’arrivée de la jeune femme. Sœur Duplessis de Sainte-Hélène, de l’Hôtel Dieu, rapporte l’événement à une amie. Monsieur l’intendant lui aurait rapporté que la fille juive lui aurait dit avoir fui de chez ses parents parce qu’elle était moins aimée qu’une de ses sœurs. Volage, légère, capricieuse; les premiers commentaires sur Esther Brandeau contribuent à dresser le portrait d’une femme psychologiquement instable, au comportement infantile, déterminée à faire tourner tout à chacun en bourrique. Cette image péjorative d’Esther perdure jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, faute d’historiens capables d’apprécier le courage de la voyageuse. Charlevoix et Garneau ne font pas mention d’Esther Brandeau dans leurs ouvrages sur l’histoire du Canada. En revanche, les archivistes amateurs du XIXe siècle, comme Édouard-Zotique Massicotte ou le romancier Joseph Marmette dans son rapport sur les archives canadiennes en 1886, s’intéressent à l’histoire d’Esther Brandeau. Sous leur plume, la Juive deviendra une sorte de curiosité historique, un détail destiné à surprendre et divertir le grand public. Prenons à témoin un texte de É-Z. Massicotte publié dans Le Monde illustré du 30 mai 1891 et dans le Bulletin des recherches historiques à la même période. L’article, qui accorde une grande place à la transcription de la déposition, s’intitule « Les frasques d’Esther Brandeau ». De fait, le chroniqueur avoue son penchant pour les historiettes et les commentaires qui dépeignent les femmes comme des êtres fantasques.

Un traitement plus sympathique est réservé à Esther dans une rubrique intitulée « la petite histoire », publiée dans La Presse en 1924. Brodant un véritable roman autour de l’archive, le correspondant du journal dépeint une jeune femme jolie et gaie, aux manières raffinées, mais au caractère rendu difficile par ses nombreuses épreuves. En somme, le cas Brandeau relève de l’insolite et du romantisme. Dans cette chronique, qu’on qualifierait volontiers aujourd’hui de machiste, le travestissement féminin apparaît comme un écart de conduite libertin qui confirme le caractère extravagant de certaines créatures. Mais, faut-il le rappeler, l’historiographie durant cette période en est encore à colliger des faits, grands ou petits. Pierre Georges Roy, par exemple, reprend mot à mot le rapport de l’archiviste Joseph Marmette dans son Histoire de la ville de Québec. L’historien et romancier n’en est pas à son premier contact avec les travesties. Dans La fiancée du rebelle, paru en 1875, son héroïne revêt l’habit d’homme pour fuir sa famille et rejoindre son amant dans l’armée américaine. En 1904, Marmette publie aussi un ouvrage relatant le procès d’une Canadienne du XVIIe siècle accusée de s’être habillée en homme et d’avoir répandu de fausses nouvelles. Pierre George Roy appartient à cette catégorie d’historiens archivistes dont la production monumentale de chroniques, de biographies et d’annales permettront aux historiens de la génération suivante de se livrer à de véritables études sociologiques.

C’est à partir des années 1960 qu’on commence à s’intéresser aux oubliés de l’histoire comme les femmes, les marginaux et les minorités religieuses. Plusieurs ouvrages sur l’histoire des Juifs au Canada sont d’ailleurs parus depuis cette période. Mentionnons entre autre celui de Denis Vaugeois, Les Juifs et la Nouvelle France, qui date de 1968. Il revient à l’historiographie de la communauté juive d’accorder à Esther Brandeau la place de pionnière qu’elle n’avait jamais eue auparavant dans la fondation du pays. Bien que les historiens comme Sack et Vaugeois citent encore l’archive coloniale comme l’ont fait tous les autres commentateurs avant eux, on assiste depuis les vingt dernières années à des tentatives pour l’interpréter, pour aller au-delà du procès verbal de l’interrogatoire et tenter d’en combler les vides. Ceci donne lieu à des théories intéressantes comme celle de Jean-Marie Gélinas. Le chercheur soupçonne Esther Brandeau d’avoir pris le navire pour la Nouvelle France avec la complicité de son capitaine, le sieur Michel de Salaberry. Ce fait expliquerait pourquoi Salaberry a cessé de commander un navire après l’événement et qu’il n’a jamais été appelé à livrer son témoignage, pourtant essentiel, dans cette affaire. De là à conclure à une histoire d’amour, il n’y a qu’un pas aisément franchi. Pierre Lasry, dans son roman Une Juive en Nouvelle France, présente une autre explication. Après son arrestation en France, Esther aurait été tout simplement enrôlée de force pour la colonie, d’où l’intérêt de l’intendant Hoquart à maquiller sa déposition et à se débarrasser de la travestie avant d’être accusé d’enrôlement illégal.

Une Juive en Nouvelle France, publié en l’an 2000, est à ma connaissance le premier récit romanesque sur la vie d’Esther Brandeau. Pierre Lasry y a insufflé son expérience d’auteur de films documentaires portant sur les personnes vulnérables en société, les pauvres, les malades mentaux et les victimes de cultes répressifs. Contrairement à ce que le titre de son roman indique, l’aventure canadienne d’Esther ne se dévoile que dans les quatre derniers chapitres du récit, lequel raconte avant tout la vie d’Esther en France. On la découvre, adolescente à Bayonne, travaillant dans la chocolaterie de son père. La trop jolie fille doit s’exiler pour échapper à la convoitise d’un marquis mais son navire fait naufrage et elle doit prendre des habits d’homme. Ses pérégrinations à travers la France sous divers déguisements sont autant d’occasions de décrire le quotidien des gens de métiers au 18e siècle. Paradoxalement, Esther Brandeau apparaît moins comme une aventurière que comme une victime ballottée par les événements. Elle est obligée de garder ses vêtements masculins dans une errance perpétuelle qui évoque celle de ses ancêtres portugais, dont l’auteur décrit les souffrances dans le prologue. Élevée au couvent comme plusieurs enfants convertis, Esther nie sa religion juive par crainte de l’enfer. Mais à Québec, elle accomplit sa téchouvah, son retour à l’identité juive, retour à la pureté de l’âme qui est près de Dieu. Les tentatives infructueuses de conversion par les ecclésiastiques « zélés » décrites dans la lettre d’Hoquart deviennent dans le roman un véritable débat sur la foi et la religion. Esther se libère progressivement de l’endoctrinement qu’elle a reçu et endosse son identité de femme juive. Nous la voyons retourner en France pour épouser un rabbin et avoir des enfants. Pierre Lasry lui fera dire en conclusion :

Cette honte ne venait pas d’une connaissance de ma propre culture, mais provenait d’une culture qui, en voulant remplacer Israël, en a fait un objet de mépris universel […] Que tu m’aies brûlée à York, assassinée à Barcelonne, réduite en cendres à Auschwitz, je suis revenue. C’est pour cela que je suis revenue, pour le dire tout haut.

Cette voix, on s’en doute, n’est pas celle d’Esther en propre mais celle de tous les Juifs d’hier à aujourd’hui. Par la fiction, Pierre Lasry pénètre dans la psyché de ce personnage historique pour nous faire vivre son expérience, mais seulement jusqu’à un certain point. En effet, Esther apparaît toujours dans le regard des autres personnages. De surcroît, elle perd son identité intérieure lorsqu’elle se travestit en homme et la narration la désigne alors par le pronom « il » et les alias « Pierre » et « Jacques ». Dans ce roman dénonçant l’obscurantisme catholique, la complexité de l’héroïne, c’est-à-dire le caractère indécis, voire « volage », que lui attribuaient les chroniqueurs de l’époque, doit plutôt représenter toutes les facettes de la réponse humaine face à l’oppression : le déni, la peur, la fuite et enfin la résistance. Femme, jeune et juive, Esther est un symbole intemporel de lutte contre toutes les contraintes, qu’elles soient politiques, culturelles ou familiales. À ce titre, elle a même investi la littérature jeunesse, par le roman de Sharon McKay, Esther, publié en 2004.

Jusqu’à récemment, la construction du personnage d’Esther Brandeau, que ce soit par l’archive, l’anecdote historique ou la fiction, a procédé d’un discours masculin. Conséquemment, il faut se demander comment l’aventurière trouve sa place dans la création des femmes. À cet effet, une recherche sur Esther Brandeau dans les revues féminines du XIXe siècle reste à faire. En ce qui concerne le collectif Clio, on ne retrouve pas de mention d’Esther dans L’histoire des femmes au Québec. En revanche, l’historiographie et la critique littéraire juives du Canada anglais assurent le relais avec des ouvrages qui présentent les destinées de célèbres femmes juives. Mentionnons notamment le collectif JPS Guide to Jewish Women. Le fantastique récit d’Esther Brandeau, mieux connu parce que diffusé dans les livres d’histoire des Juifs, a inspiré deux artistes de Vancouver, Sarah Leavitt et Wendy Oberlander, qui ont monté en 2001 une production amateure intitulée Sometimes Known as Esther. La pièce a été présentée durant le Purim, une célébration au cours de laquelle on honore entre autres la mémoire d’Esther, la reine perse qui a dissimulé son identité juive jusqu’au moment où il lui a fallu la révéler, au risque de mourir, pour sauver son peuple d’un massacre. En hébreux, Esther se dit Ha stair, ce qui qui signifie « quelque chose de caché. » L’analogie est heureuse. Tout comme son homonyme biblique, Esther Brandeau doit cacher son identité, qu’elle décide ensuite de défendre malgré la menace de punition. Wendy Oberlander et Sarah Leavitt m’ont permis de consulter la transcription de leur courte pièce. Le texte se veut une traduction anglaise du procès verbal qu’on retrouve dans toutes les reconstitutions de la vie d’Esther, mais l’intérêt repose ici sur les didascalies, comme, par exemple, les rôles de religieuses tenus par des hommes. On célèbre le purim en se déguisant et en échangeant cadeaux et gâteries, ce qui en fait un moment approprié pour rendre hommage à Esther Brandeau. À l’inverse de la jeune femme dépeinte par Pierre Lasry, qui retrouve la quiétude dans l’acceptation d’une vie parmi les siens, Esther, dans cette fiction, éprouve le véritable déchirement de la diaspora. Elle évoque la fuite de ses grands-parents du Portugal, la vie discrète de sa famille en France.

Après l’expérience de Sometimes Known as Esther, Wendy Oberlander a poursuivi son exploration de ce fascinant destin en présentant en 2003 une exposition multimedia nommée «Translating Esther » à la Koffler Gallery de Toronto. L’exposition regroupait un ensemble d’éléments audio-visuels et sculpturaux restituant la traversée d’Esther sur l’océan. S’y retrouvait entre autres éléments une jupe vide composée de centaines de mouchoirs blancs. L’essai de Betsy Warland accompagnant l’exposition explique la signification du tissu blanc. Le mouchoir, accessoire androgyne, symbole de coutume sociale : épancher les fluides, effacer, recommencer à neuf, un moyen de lancer un adieu, le drapeau de la reddition, la voile d’un navire, la page blanche d’une histoire qu’elle n’a jamais écrite. C’est cela, traduire Esther Brandeau : remplir une page blanche et déterminer si le travestissement est un signe d’immaturité spirituelle, voire de lâcheté, ou une stratégie brillante pour évoluer dans un monde où il est impossible d’être soi.

Esther a tour à tour été jugée et absoute, en passant du statut de fille mauvaise à celui d’héroïne. Mais, au bout du compte, elle reste sans voix et sans aboutissement, donc, sans version définitive. Plusieurs auront écrit sur elle mais Esther Brandeau n’a rien laissé de sa main. Elle est une aventurière sans lettres, une Juive errante.


* Image : wikimedia.org




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Surprise
par patrick-édouard bernardeau le 26 mai 2009

Voilà une histoire que je n'avais pas imaginé et qui peut parfaitement s'être réalisée.

Merci de nous en faire part car cela fait réfléchir et nous décentre du quotidien étouffant . . .

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