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Les Juifs et les élites québécoises : des susceptibilités à ménager

par
Ph.D., Université de Montréal, Directeur, Tolerance.ca®
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J’ai accepté de participer récemment au Symposium de l’Université du Québec à Montréal intitulé «Le Québec et ses autrui significatifs» afin de traiter de «L’histoire» de mon dernier livre Les Juifs du Québec : In Canada We Trust. Réflexion sur l’identité québécoise [1], car on m’avait proposé d’y prendre part afin que les questions qui sont soulevées dans cet essai puissent être débattues. Après avoir brièvement exposé les grandes lignes du parcours de ce livre, aucun débat n’a pu avoir lieu cependant sur le sujet qui y est abordé. Comme le livre n'a suscité aucun débat non plus au sein de la communauté juive, cela me porte à réfléchir sur les susceptibilités existant en notre milieu lorsqu’il s’agit d’aborder certains sujets.

Peut-être faut-il, en outre, préciser que j’ai dû publier à compte d’auteur Les Juifs du Québec : In Canada We Trust. Réflexion sur l’identité québécoise, m'étant rendu compte, au cours de mes longues démarches, de l’emprise de ces susceptibilités. Je livre ici la réflexion tirée de cette expérience en espérant qu’elle contribuera à libérer la pensée critique.

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J’aborderai ici deux grands thèmes qui sont examinés en détail dans mon dernier essai, soit la place de la communauté juive au Québec et le rôle que l’on devrait accorder à la mémoire dans le Québec actuel.

Retour à la case départ

Cela me rappelle ma première analyse des stéréotypes contenus dans nos œuvres romanesques qui fut rejetée par toutes les publications du Québec, à l’exception de la revue de l’Université du Québec à Montréal, Voix et images du pays, où mon article Mythe et images du Juif au Québec parut durant l’hiver 1975. La publication était dirigée par M, Renald Bérubé, que je tiens à saluer.

J’ai ensuite approfondi le sujet dans le livre portant le même titre, publié par Jean-Paul de Lagrave, en 1977, qui venait de fonder sa maison d’édition.  

L’ouvrage fit grand bruit à l’époque. De nombreux articles et plusieurs émissions à la radio de Radio-Canada lui furent consacrés.  

Présent aujourd’hui dans les grandes bibliothèques au Québec et dans le monde, Mythe et images du Juif au Québec continue d’être commenté dans des ouvrages sérieux autant au Québec qu’à l’étranger, lorsque ceux et celles qu’il continue chez nous de déranger ne feignent pas, bien entendu, d’ignorer son existence dans leurs ouvrages. Il en était du reste question le 8 mai 2017 dans la revue française Atlantico. Le politicologue et historien Marc Crapez y notait ceci à propos de l’article paru dans Voix et images du pays : «En France, nombre d’écrivains classés à gauche sont peu ou prou antisémites, tels Jules Vallès, Georges Darien, Hugo, Zola, Maupassant, Renard, Gide, Duhamel, Genet. Ailleurs, l’étude de Victor Teboul, Mythe et images du Juif au Québec, publiée en 1975, montre dans maints romans québécois des stéréotypes antisémites»[2] .

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Mon objectif en écrivant Mythe et images du Juif au Québec ne consistait pas à provoquer une controverse, mais à remettre en question des perceptions qui ne correspondaient pas à la réalité et que la littérature véhiculait. De plus, je souhaitais démontrer que l’antisémitisme et les stéréotypes anti-juifs étaient beaucoup plus répandus  qu’on souhaitait le reconnaître et ce, non seulement dans des œuvres littéraires, mais aussi dans certains livres d’histoire bien lus ainsi que dans les médias, jusqu'aux années 1970. Je suis toujours étonné d’ailleurs que des auteurs juifs qui côtoyaient, pourtant, depuis de nombreuses années, les milieux littéraires, n’eussent pas osé remettre en question ces poncifs.

Je m’apercevais également que les intellectuels québécois se montraient hypersensibles lorsqu’il s’agissait de leur démontrer qu’au Québec aussi on pouvait entretenir des préjugés et que ceux-ci pouvaient être présents même dans la littérature, expression intime d’un peuple. Comme je le précise dans mon dernier essai, des icônes nationalistes continuent cependant d'être vénérées aujourd'hui, en dépit de leurs propos controversés sur les Juifs, l'immigration et autres minorités. Et remettre en question cette adulation n'est pas sans éveiller à nouveaux des susceptibilités. 

Je suis néanmoins heureux de constater que, plus de 40 ans après la publication de mon premier essai, de nombreux auteurs québécois reconnaissent, bien que timidement, l’étendue des courants antisémites qui ont eu cours chez nous, comme le fait aussi Pierre Anctil dans son Histoire des Juifs du Québec[3], même si Mythe et images du Juif au Québec ainsi que mes autres publications parues depuis ne sont pas cités dans son ouvrage.

Mon premier essai eut aussi un retentissement au sein de l’establishment juif qui m’invita à diriger le Comité Canada-Israël au Québec. C’est dans le cadre de mes fonctions que je pus cerner de près les susceptibilités à fleur de peau existant entre la communauté juive et le mouvement nationaliste québécois alors que le gouvernement Lévesque entamait son deuxième mandat en avril 1981.

La prépondérance du discours officiel

Un aspect qui m’a toujours frappé depuis mon arrivée au Québec, dans les années 1960, est que les Juifs du Québec soient si différents de la population au sein de laquelle ils vivent, contrairement aux Juifs du Canada anglais ou ceux d’Égypte, du Liban, de France ou des États-Unis, que j’ai eu l’occasion de connaître. Leur situation au Québec m’a toujours intrigué et fasciné car mes coreligionnaires évoluant dans d’autres sociétés n’ont pas seulement adopté la langue de la société dont ils sont devenus des membres à part entière, ils se sont aussi identifiés à la culture et à l’histoire de cette dernière. Cette situation qui tend à différencier les Juifs du Québec du reste de la population, qui n’est pas, comme je le souligne dans Les Juifs du Québec : In Canada We Trust, uniquement propre aux Juifs, explique la difficulté que ressent l’establishment de la communauté – surtout anglophone – d’engager un échange direct avec les élites intellectuelles francophones. On sait que cette situation est une conséquence directe de l’histoire juive en terre québécoise, situation qui peut d’ailleurs s’appliquer à la plupart des communautés culturelles établies au Québec antérieurement à l’adoption en 1977 de la Charte de la langue française, qui a contraint les enfants d’immigrants à fréquenter les écoles francophones. Établis au Québec depuis plus de deux siècles, les Juifs devaient, on le sait, fréquenter les écoles anglo-protestantes, les établissements de langue française étant réservés aux catholiques, le système scolaire ayant été structuré selon des bases confessionnelles jusqu’en l’an 2000.

La situation particulière des Juifs du Québec, héritée de leur passé québécois, a accentué leur anglicisation et la distance qui les sépare du reste de la population. Cela a contribué à la prépondérance sur la place publique de porte-parole officiels ou de médiateurs proches des milieux officiels. Provenant souvent aussi de groupes de pression, dûment enregistrés au registre des lobbys à Ottawa, les interventions des milieux officiels juifs contribuent en outre à uniformiser le discours sur la communauté juive et à dissuader tout examen critique. Ce fut le cas en décembre 2000, notamment, lors de la condamnation unanime par les députés de l’Assemblée nationale du Québec des propos d'Yves Michaud, jugés offensants pour la communauté juive. 

Soucieux de projeter une image de cohésion et de solidarité, les organismes officiels finissent du même coup par propager au sein de la population québécoise une vision monochrome des Juifs du Québec que les médias se résignent aussi à projeter. Ainsi, suite à l’attentat perpétré en 2015 dans l’Hyper Cacher, à Paris, le réseau français de la télévision de Radio-Canada dépêcha un de ses reporters recueillir des réactions auprès des milieux juifs. En se rendant dans une synagogue où avait lieu une assemblée, le reporter se limita toutefois à obtenir le commentaire du lobby de la communauté, soit celui du Centre consultatif des relations juives et israéliennes, dont le représentant, bien sûr, se trouvait déjà sur les lieux. Plutôt que de donner la parole à des membres de la congrégation et de proposer aux téléspectateurs de la société d’État une vision plurielle et personnalisée de la communauté, le journaliste préféra recueillir une version officielle.

Il est d’ailleurs intéressant de comparer ces interventions émanant de la communauté juive avec celles des musulmans et en particulier des musulmanes, lorsque ces dernières prennent la parole dans les tribunes. On constate que, lors de nos sempiternels débats sur la laïcité, les femmes musulmanes, qu’elles soient ou non adeptes du voile, s’expriment dans un français impeccable et à titre personnel. De plus, elles défendent leurs points de vue en faisant référence à des repères de l’histoire récente du Québec, ce qui illustre leur insertion réussie en milieu québécois. Et que dire du député sortant de Québec Solidaire, M. Amir Khadir, qui cite des vers de nos poètes - Gaston Miron ou Gérald Godin – dans ses discours ? On s’aperçoit ainsi que ce n’est pas seulement la connaissance de la langue française qui permet d’entamer un dialogue direct et personnalisé avec les Québécois, mais que c’est la maîtrise des codes culturels qui joue un rôle essentiel dans ces échanges.

De plus, de nombreuses musulmanes sont engagées dans la défense de la laïcité et elles participent au monde politique. Nombre d’entre elles, on le sait, signent également des chroniques dans nos journaux et prennent la parole dans les médias québécois où leurs interventions ne consistent pas à aborder des sujets touchant le Proche-Orient ou à défendre la cause palestinienne. Ce qui démontre également la diversité de leurs centres d’intérêt.

Pour ce qui touche les Juifs, cela montre bien aussi – mais c’est un sujet tabou et donc difficile à évoquer - que, lorsqu’on considère le monde des idées qui s’exprime en français au Québec, la majorité des Juifs ont un vécu parallèle à la société québécoise, exception faite évidemment des Sépharades et d’un certain nombre de Juifs de langue française. En subissant en plus la couverture que les médias de langue anglaise font du Québec français, les Juifs anglophones se situent en marge des grands courants animant les milieux francophones.

Ce vécu parallèle des Juifs de langue anglaise ne les empêche pas pourtant d’intervenir dans les grandes questions touchant le Québec français et d’influencer les opinions ainsi que le monde politique.

Ainsi, lorsque monsieur Mitch Garber s’oppose bruyamment au projet de loi 62 du gouvernement Couillard visant à restreindre la burqa dans les moyens de transport, il le fait fièrement en tant que Juif et il qualifie le projet, ni plus ni moins, de raciste devant la Chambre de commerce de Montréal[4]. Et les médias francophones lui offrent toutes les tribunes parce qu’il est le président du Cirque du Soleil. Dans quelle mesure cette personnalité influente de la communauté juive contribue-t-elle au vivre-ensemble, lorsqu’elle affiche ainsi son incompréhension des réticences qu’une partie importante de la société ressent à l’endroit de symboles qui nous parviennent en droite ligne des pays les plus régressifs en matière des droits des femmes ? Dans quelle mesure sa réaction converge-t-elle avec la mémoire des Québécois et surtout avec celle des Québécoises qui ont lutté pour se libérer du joug religieux ? Faut-il rappeler que les Juifs français ont une tout autre conception de ce sujet que les coreligionnaires anglophones de M. Garber ?

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Le rôle accommodant des intermédiaires non juifs

Cette situation singulière des leaders anglophones de la communauté juive, qui ne maîtrisent ni complètement la langue française ni, on l’a compris, les codes culturels québécois, semble avoir créé un phénomène assez particulier. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres sociétés où des Juifs interviennent régulièrement dans les médias, interventions qui ne se limitent pas à des sujets juifs, chez nous, outre les organismes officiels qui prennent la parole au nom de tous les Juifs, ce sont souvent des intermédiaires non juifs, autant dans les médias que dans le monde universitaire, qui se chargent de relayer les préoccupations de l’establishment juif au grand public.

En évoluant en marge des milieux intellectuels francophones, les Juifs du Québec semblent avoir cédé leur rôle de participant au sein de la société québécoise à des auteurs francophones de souche, produisant ainsi, dans le monde des études juives plus particulièrement, une concentration d’auteurs non juifs qui traitent de thèmes juifs dans les milieux francophones.  

Cette situation s’inscrit – et cela irrite certains historiens que je relève cette tendance -  dans un contexte où les études en langue française de l’histoire québécoise ont été souvent, et le sont encore dans une large mesure, menées par des francophones de souche. Et ce, contrairement à ce qui se fait dans d’autres sociétés, où des chercheurs de toutes origines se penchent sur l’histoire de leur pays.

Ainsi, à l’exception de certaines études portant sur les hassidim ou sur les Sépharades, produites par des auteurs juifs francophones, ce sont des chercheurs d’origine canadienne-française, donc non juifs, qui examinent la plupart du temps en français l’histoire juive au Québec. Cela, alors qu’au Canada anglais, en France ou aux États-Unis, ce sont surtout des Juifs qui s’intéressent …à leur propre histoire.

Bien que cet intérêt de Québécois et de Québécoises pour des sujets juifs soit tout à leur honneur et que le travail de Pierre Anctil suscite de l’admiration, il n’en demeure pas moins que c’est le discours et l’approche de ce dernier qui dominent lorsqu’on aborde des thèmes juifs dans le monde francophone. De plus, ce sont souvent ses proches collaborateurs qui sont cités dans ses livres, comme dans son dernier ouvrage dans lequel il cite maintes fois son épouse, madame Chantal Ringuet, dont les jugements y sont fortement appréciés. Auteure également d’ouvrages sur des thèmes juifs, madame Ringuet signe aussi la chronique Essais de la revue Lettres québécoises, qui lui aurait remis, selon ce que m’a précisé la direction de la publication, l’exemplaire de mon essai, reçu en service de presse…

Cette tendance dans le monde francophone, qui vise d’abord à entretenir de bons rapports avec l’establishment de la communauté juive, contribue à dissuader tout examen critique et à exclure, dans les médias notamment, ceux qui ne sont pas perçus comme des auteurs accrédités. De plus, l’approche jugée acceptable est celle qui met l’accent sur la contribution des Juifs à la société québécoise et moins celle permettant de comprendre les tensions qui ont sous-tendu leurs rapports avec la majorité francophone.

Un nombre considérable d’ouvrages parus en français ainsi que des événements, organisés ou parrainés par la communauté juive, se fixent donc comme objectif de montrer régulièrement l’apport des Juifs à la société québécoise, une évidence qui n’a nullement besoin d’être démontrée, mais que je souligne néanmoins aussi dans mon essai. Ce faisant, cette tendance contribue à minimiser sinon à gommer les moments de tension s’étant manifestés entre les Juifs et la majorité francophone.  L’exposition ayant lieu d’ailleurs en ce moment au Musée McCord de Montréal illustre parfaitement cette préoccupation. Elle s’intitule, comme il se doit, «Shalom Montréal. Histoires et contributions».

On pourrait d’ailleurs se demander si ce souci qui vise à démontrer coûte que coûte la contribution des Juifs au Québec serait aussi manifeste dans une tout autre société que la nôtre et si cela ne répond pas à un besoin, ressenti implicitement par la communauté juive, de ménager les susceptibilités des élites francophones vis-à-vis des courants de pensée compromettants ayant existé dans l’histoire du Québec, courants que les historiens, la plupart du temps aussi d'obédience nationaliste, et nombre d'intellectuels n’ont pas encore véritablement pris en compte.

Il est intéressant de noter dans cet esprit que Pierre Anctil dans son Histoire des Juifs du Québec, réhabilite le mouton noir des lettres québécoises, Mordecai Richler. Si ce dernier est traité de manière bienveillante par Anctil, il ne fait pas mention toutefois de la très vive opposition exprimée par les milieux nationalistes à la proposition d’un conseiller municipal de Montréal de donner le nom de Richler à une artère de notre ville. Montréal, faut-il rappeler, n’ayant toujours pas de rue portant le nom de cet écrivain montréalais peu apprécié des nationalistes, contrairement à la statufication dont est l’objet Leonard Cohen. Pas plus qu’il n’est question dans l’ouvrage d’Anctil de la controverse provoquée en décembre 2000 par Yves Michaud dont les propos sur les Juifs furent condamnés unanimement pas les députés de l’Assemblée nationale du Québec alors que le Parti québécois formait le gouvernement. Condamnation, que j’ai dénoncée, qui donnait suite aux pressions exercées par une organisation de la communauté juive.

Cette approche accommodante évite aussi d’examiner les contradictions sinon les conflits d’intérêt que des représentants de la communauté juive exposent au vu et au su de tout le monde, mais qui passent inaperçus auprès des médias et des universitaires.

Que Me Éric Maldoff, le fondateur d’Alliance Québec, le lobby qui défendait les droits des anglophones, présente un mémoire aux autorités québécoises, dans lequel est exprimée l’opposition des Juifs au projet de loi sur la laïcité que le gouvernement Marois se proposait de présenter à l’Assemblée nationale du Québec, cela passe comme étant tout à fait naturel. Et aucune question n’est soulevée dans les médias québécois ou dans des études sur la communauté juive qu’un ancien lobbyiste des droits des anglophones fasse des représentations au gouvernement du Québec, au nom d’une communauté qui se vante par ailleurs de son pluralisme.

Tout en réhabilitant Richler, Anctil ne juge pas à propos cependant de mentionner ma propre production littéraire, pourtant citée et commentée au Québec et à l’étranger par de nombreux universitaires.

Que j’ai animé une série ayant un caractère historique de 14 émissions sur la communauté juive du Québec, sur la chaîne culturelle de la radio de Radio-Canada (que je signale d’ailleurs dans mon dernier livre et qui est disponible à la bibliothèque publique juive de Montréal), cela ne mérite pas d’être porté à l’attention des lecteurs de l’Histoire des Juifs du Québec. Pas plus que, dans cette même série, l'écrivain Yves Thériault, l'auteur d'Aaron, le premier roman à paraître sur les Juifs du Québec, se raconte ou que l’ancien premier ministre du Québec, monsieur René Lévesque nous livre un témoignage émouvant dans l’entretien d’une heure qu’il m’a accordé. Entretien d’ailleurs reproduit intégralement dans mon livre René Lévesque et la communauté juive, également passé sous silence dans l’Histoire des Juifs du Québec.   

Est-ce le fait que j’aborde, avec l’ancien premier ministre du Québec et fondateur du Parti québécois, des aspects considérés comme sensibles, tels que Lionel Groulx et l’antisémitisme ? Les réponses de Lévesque montrent bien pourtant sa grande sensibilité à l’égard des Juifs et de leur histoire. Ou bien est-ce le fait que, dans ce même livre, mon essai rappelait l’article du magazine américain Commentary, signé par des personnalités en vue de la communauté juive du Québec, dont un futur ministre de la Justice du Canada, dans lequel on associait Demain nous appartient, la chanson thème du Parti québécois qui venait de remporter les élections en 1976, à un chant nazi ?

René Lévesque et la communauté juive, faut-il rappeler, reçut un excellent accueil de la critique ainsi que de l’essayiste souverainiste Pierre Vadeboncoeur, qui lui consacra un article élogieux dans sa chronique du journal Le Couac.

Ce silence sur René Lévesque et la communauté juive, comme du reste sur mon dernier essai, n'est-il pas finalement tout à fait conforme à l’esprit du temps, qui vise à dissuader les critiques risquant de compromettre la politique de la main tendue régissant aujourd’hui la diversité ?

Je signalais plus haut le fait que l’histoire du Québec, tout en étant aussi objet d’étude pour des anglophones, a été – et l’est encore dans une large mesure - le domaine quasi exclusif de francophones de souche.

Sans doute est-ce la raison pour laquelle en tant qu’auteur, francophone de surcroit, mais d’une origine autre que canadienne-française, je suscite un certain malaise en osant m’immiscer, tel un intrus, dans ces lieux réservés, presque sacro-saints de l’histoire québécoise, et remettre en question l’interprétation de celle-ci.

Je dois en effet être assez dérangeant pour que d’autres intervenants trouvent difficile de m’identifier comme étant l’auteur de l’ouvrage René Lévesque et la communauté juive, dont le lancement eut lieu, pourtant, dans les salons de la Maison Ludger-Duvernay de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, en juin 2001.

C’est dans le Journal des débats de l’Assemblée nationale du Québec, cette fois, que monsieur Jean-Francois Lisée, alors ministre dans le gouvernement souverainiste de Pauline Marois, attribue une citation de René Lévesque, contenue pourtant dans mon livre… à Pierre Anctil ! Il m’a fallu correspondre avec M. Lisée pour lui signaler que j’étais l’auteur de l’ouvrage qu’il citait dans son discours et que cet ouvrage se trouvait même à la Bibliothèque du Parlement. Dans sa réponse, le futur chef de l’opposition officielle reconnaissait son erreur et me proposait d’apporter un rectificatif …dans son blogue, les transcriptions du Journal des Débats ne pouvant être modifiées. On trouvera les courriels échangés avec M. Lisée et son bureau en cliquant sur le lien au bas de ce texte[5].

Je me rends compte ainsi que le monde culturel québécois n’a pas encore pris l’habitude d’entendre un francophone d’une autre origine, qui ne partage ni les mêmes points de vue ni les même approches, et qui, surtout, ne porte pas un regard complaisant sur la société québécoise.

J’indique dans mon dernier livre quelques exceptions rafraîchissantes que nous offrent les spectacles de l’humoriste Sugar Sammy, dont l’humour justement n’est guère apprécié de certains nationalistes.

Au Canada anglais, les critiques provenant de commentateurs qui n’appartiennent pas à la majorité blanche sont valorisées et sont aujourd’hui devenues la norme.

Au Québec, les auteurs et artistes francophones d’une autre origine que canadienne-française ont vite appris qu’il est préférable d’adopter une approche feutrée si l’on veut être admis au sein des cercles de la Culture (avec un très grand C).

Les écrivains et réalisateurs sépharades absents de l'Histoire des Juifs du Québec

Peut-être faudrait-il aussi préciser que, outre les silences évoqués plus haut, de nombreux écrivains et artistes sépharades qui ont marqué le Québec (et ne sont pas tous d’origine marocaine) sont singulièrement absents de  l’Histoire des Juifs du Québec. Signalons à titre d’exemple l'absence du réalisateur Jacques Bensimon dont le film 20 ans après demeure une œuvre marquante pour quiconque souhaite connaître le contexte, non dénué justement de tensions avec la communauté juive anglophone, dans lequel arrivèrent les Juifs sépharades au Québec à la fin des années 1950. Bensimon fut en outre commissaire de l’Office national du film du Canada de 2001 à 2006. Sont également absents, l’écrivain et cinéaste Pierre Lasry, la jeune Olivia Tapiero, qui reçut le prix Robert-Cliche en 2009 et tant d’autres qui marquent aujourd’hui le monde culturel québécois, tels Bernard Lévy, directeur depuis de nombreuses années de la prestigieuse revue québécoise Vie des Arts, ou l’ancien directeur de la revue de théâtre Jeu, Michel Vaïs, qui a été récompensé par de nombreux prix pour son travail exceptionnel dans le monde du théâtre.

N’aurait-il pas été utile au journaliste (sépharade), qui interviewa Anctil dans le Canadian Jewish News, dès la parution de son livre en novembre 2017, de faire part au lecteur de ces faiblesses du premier livre à paraître en français sur l’histoire des Juifs au Québec ? Ouvrage qui ignore pourtant l’apport de nombreux auteurs et artistes sépharades, alors qu’il est tant question des «contributions» des Juifs à la société québécoise ?

Nos mémoires peuvent-elles converger ?

Je m'attache aussi dans Les Juifs du Québec : In Canada We Trust à examiner le rôle de la mémoire dans le processus d'identification à un peuple car, en tant qu'indépendantiste, je me rends compte que la connaissance de la langue française – ou même québécoise – ne suffit pas pour s’identifier à la nation québécoise. La mémoire, rappelons-le, recèle des émotions que les moments mobilisateurs de l’histoire nous permettent de partager et qui contribuent à la cohésion d’un groupe ou d’un peuple. On sait le rôle que joue la Shoah dans l’identité juive aujourd’hui et combien les communautés juives dans le monde tentent de partager cet épisode tragique avec les non-Juifs.

On sait aussi que si la Shoah est un événement qui appartient à l’histoire, elle est aussi un moment mobilisateur de la conscience juive et, dans ce sens, elle constitue un moment marquant de sa mémoire.

Si les Juifs toutefois peuvent s’identifier avec les moments mobilisateurs des pays dont ils sont les citoyens, comme la Révolution française ou américaine, cela choque de dire que la mémoire des Juifs du Québec ne converge pas avec celle des Québécois francophones et en particulier avec celle des intellectuels et penseurs francophones : que la Conquête de 1760, par exemple, la révolte de Patriotes de 1837, la Crise d’octobre de 1970, les deux référendums, l’immigration ou la laïcité, n’ont ni la même signification ni la même résonance chez les Juifs qu’ils ont chez les francophones. Je suis conscient évidemment que ces événements ont une résonance différente aussi auprès des francophones fédéralistes, mais ces derniers s’identifient néanmoins à la mémoire collective de la nation canadienne-française et à la survie de leur groupe.

Cela suscite un malaise de souligner la différence existant dans les sentiments d’appartenance, dans un contexte, faut-il encore une fois rappeler, qui vise à éviter d’examiner les tensions, alors que les tensions nous permettent de tirer des leçons et de mieux comprendre ce qui nous sépare, notamment en temps de crise.

Je comprends qu’on puisse me rétorquer que le Québec n’est pas un pays indépendant et que cela explique les difficultés qu’on éprouve à s’identifier à sa mémoire.

En tant que souverainiste toutefois, je suis convaincu que le Québec accèdera à son indépendance lorsqu’il parviendra à susciter une identification à la mémoire de la nation québécoise auprès de tous les citoyens du Québec.  Je pense particulièrement à ces figures de l'histoire québécoise peu reconnues présentement sur la place publique et qui, au-delà de la défense du Nous, ont lutté contre les discriminations et pour les libertés. 

Cette démarche passe entre autres par la reconquête de Montréal dont le caractère franco-québécois est présentement dilué par des événements culturels qui valorisent le multilinguisme et la diversité,

Il faudrait dans cet esprit revoir la toponymie de notre ville afin que les francophones - et les anglophones -  qui ont défendu des valeurs universelles,  tels que les droits de la personne, aient leur juste place dans le paysage ambiant.

À titre d’exemple, je consacre plusieurs pages dans mon livre à Olivar Asselin et à la part active qu’il prit dans la défense de Samuel Rabinovitch à la Une de son journal L'Ordre, lors de la fameuse grève en juin 1934 des médecins internes de l’Hôpital Notre-Dame de Montréal, au cours de laquelle ils exigèrent et obtinrent le départ  de Rabinovitch parce qu'il était juif. Des médecins internes de nombreux établissements, rappelons-le, s'étaient joints à la grève, paralysant le secteur hospitalier. Ce qui montre bien l'ampleur du mouvement et l'emprise des préjugés sur les mentalités de l'époque. Asselin néanmoins dénonça publiquement et vigoureusement, dans plusieurs pages de son journal, le caractère antisémite de l'action des grévistes. Son action ne mérite-t-elle pas d'être reconnue publiquement, notamment au sein de la communauté juive ? 

Pendant qu’on vénère les figures controversées de notre passé qui glorifiaient le Nous collectif, on ignore celles et ceux qui défendaient des valeurs universelles et se situaient à contre-courant des idées dominantes de leur milieu. C’est en valorisant et en diffusant les actions de ces figures que l’on parviendra à sensibiliser tous les Québécois à la mémoire québécoise et à la cause souverainiste.

On peut constater aussi comment les noms de nos stations de métro, sauf quelques exceptions, reflètent si bien les contradictions entretenues à l’égard de l’histoire du Québec, sinon comment expliquer qu'ils rappellent à notre bon souvenir la reine Victoria, un baronnet britannique tel que Peel ou bien un certain Sherbrooke ? Sans compter qu’une sculpture érigée au nom de la tolérance nous accueille dans la station qui porte le nom de notre controversé chanoine dont les propos racistes sont reconnus et toujours minimisés, mais rarement décriés[6].

N’est-il pas temps d’honorer les figures québécoises qui combattaient les préjugés de leur temps, notamment à l’endroit des minorités, et luttaient pour les libertés et les droits des femmes, tels les Éva Circé-Côté, les Olivar Asselin et les Jean-Charles Harvey ?

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Notes

 

[1] Invité au Symposium «Le Québec et ses autrui significatifs» de l’Université du Québec à Montréal, le 25 mai 2018, j’ai traité du sujet suivant : «Les Juifs du Québec : In Canada We Trust. Réflexion sur l’identité québécoise. L’histoire d’un livre». Le texte ci-dessus, publié sur Tolerance.ca, est la version augmentée de ma conférence prononcée le 25 mai 2018 dans le cadre de l’atelier  «L’autrui intérieur – y a-t-il un autre de l’autre ?». Le Symposium eut lieu du 24 au 26 mai 2018.

Mes notes biographiques suivantes furent présentées à  l’assistance :   

Né à Alexandrie, en Égypte, Victor Teboul, Ph.D. a été le directeur de la section québécoise du Comité Canada-Israël (1981 - 1985), chargé notamment des relations de la communauté juive avec le gouvernement québécois, alors dirigé par René Lévesque. Il a été chargé d'enseignement au département d'histoire de l'Université du Québec à Montréal (1989 -1997) et professeur de littérature au Collège Lionel-Groulx (1977 -2007).

Il dirige aujourd'hui le magazine en ligne Tolerance.ca qu'il a fondé en 2002. Auteur de plusieurs romans et essais, son ouvrage « Les Juifs du Québec : In Canada We Trust. Réflexion sur l'identité québécoise» (L'ABC de l'édition) est paru en 2016.

*

L’atelier était présidé par Mme Céline Philippe, du département d’études littéraires, UQÀM. Participèrent également au panel, Mme Anne Élaine Cliche, professeur au département d’études littéraires de l’UQÀM, qui traita de «Identification, mémoire, histoire », et M. Simon Couillard, du département Études québécoises, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, dont le sujet portait sur «L’autre Canadien français dans Nègres blancs d’Amérique comme dans l’historiographie canadienne-anglaise».

[2] Marc Crapez, «L’antisémitisme de gauche, cette matrice parmi d'autres de l’antisémitisme islamiste», Atalantico.fr, 8 mai 2017 : 

https://atlantico.fr/article/decryptage/l-antisemitisme-de-gauche-cette-matrice-parmi-d-autres-de-l-antisemitisme-islamiste-marc-crapez

[3] Pierre Anctil, Histoire des Juifs du Québec, Boréal, 2017.

[4] Lia Lévesque. «Le projet de loi 62 est «raciste», affirme Mitch Garber», La Presse, 17 octobre 2017.

[5] Courriel de M. Jean-François Lisée, datée 4 mars 2014 et copie des échanges avec son bureau.

[6] On trouvera moult détails sur ces propos dans mon essai, Les Juifs du Québec : In Canada We Trust. Réflexion sur l’identité québécoise.

Prière de noter 

Pour toute référence à cet article, veuillez svp indiquer l’hyperlien  suivant :  

https://www.tolerance.ca/Article.aspx?ID=397615&L=fr

Le texte ci-dessus et les photos de la conférence, comme toutes les publications de Tolerance.ca Inc., sont protégés par les lois du droit d'auteur. Je vous prie de ne pas reproduire, même partiellement, cet article, sans une autorisation de ma part. V.T.    

4 juin 2018



* Photo : Gunther Gamper © Tolerance.ca Inc

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Victor Teboul est écrivain et le directeur fondateur de Tolerance.ca ®, le magazine en ligne sur la Tolérance, fondé en 2002 afin de promouvoir un discours critique sur la tolérance et la diversité. 

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