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Plus jamais de génocides ?

par
Collaboratrice de Tolerance.ca®
Les génocides ont tué plus d’un million de personnes au cours des dix dernières années, et cela en dépit des promesses de chefs d’État influents et d’organismes internationaux qui avaient juré haut et fort que de telles tragédies ne se produiraient plus. Pourtant le sujet reste toujours brûlant dans les manchettes des journaux et les actualités. Tolerance.ca ® a décidé de creuser la question auprès d’experts en la matière.

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le 8 mai 1945, le monde apprenait avec horreur qu’environ deux tiers de la population juive d’Europe avait été supprimée. Comment nommer légalement cette froide planification d’extermination d’un peuple? C’est Raphael Lempkin, un réfugié d’origine juive et polonaise, qui a créé le terme génocide, s’engageant du même souffle dans une lutte sans merci pour qu’une telle atrocité soit condamnée par la loi internationale. Adoptée par les Nations unies en 1948, la Convention pour la prévention et le châtiment du crime de génocide précise que le terme génocide s’applique à « tout acte commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, une nation, un groupe ethnique ou religieux… », s’ensuit une liste des actions pouvant être incluses dans une opération génocidaire. Le Procès de Nuremberg, premier procès international des responsables de l’Holocauste, a été le précurseur du Tribunal international des crimes de guerre en ex-Yougoslavie et au Rwanda, lesquels ont mené à la création, en 1998, de la Cour criminelle internationale, un organisme permanent et indépendant, qui juge les personnes accusées de génocides, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre.

Selon Frank Chalk, professeur d’histoire à l’Université Concordia et co-fondateur du groupe de recherche sur les droits humains et les génocides, le Montréal Institute for Human Rights and Genocide Studies (MIGS), plusieurs personnes voient dans l’appellation « génocide » l’ensemble des horreurs commises dans l’humanité : les abus contre les femmes et les enfants, la violation des droits de l’homme, etc., jusqu’au génocide du Rwanda et l’Holocauste. « Le concept initial repose sur le fait que le génocide est l’incarnation du Mal. Par conséquent, ce que nous réprouvons, considérons comme humainement atroce, participe du génocide. » Dans cette optique, le professeur Chalk s’attache de plus en plus à dissocier les concepts de génocide et de crime contre l’humanité, tout en établissant des parallèles entre les torts qu’ils causent. « La découverte que tout n’est pas génocide mais qu’il est tout aussi urgent de prévenir et de faire cesser les crimes contre l’humanité enlève beaucoup de frustrations et de tensions », affirme-t-il.

François Crépeau, directeur du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM), explique : « Le génocide est un crime d’intention. Il relève de la volonté d’annihiler un peuple entier. Techniquement, il peut y avoir génocide sans qu’aucune vie humaine n’ait été sacrifiée. Par ailleurs, le massacre de centaines de milliers de personnes n’est pas toujours un génocide. »

Le débat afin de déterminer s’il s’agit ou non d’un génocide justifie souvent la décision de ne rien faire. « La principale raison qui explique l’absence d’intervention internationale au Darfour est strictement d’ordre politique », affirme Peter Leuprecht, directeur de l’Institut des études internationales de Montréal (IEIM) de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). « Discutailler sur le fait que l’on puisse ou non légalement qualifier le conflit de crime international est futile. Ce n’est pas là la question. Ce qui importe est de se rendre compte que ces crimes contreviennent aux lois internationales. »

Pour Frank Chalk, toute atteinte aux droits collectifs mérite qu’on s’y attaque, ce qui inclut les génocides, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les violations des droits de la personne. « Ce sont des révélateurs des maux d’une société. On ne doit pas intervenir seulement lorsqu’il est question de génocide. Par ailleurs, précise-t-il, l’intervention armée n’est pas le seul moyen d’action. »

Comment est-il possible que nous ne puissions pas prévenir les génocides? François Crépeau émet l’hypothèse qu’il s’agit d’un refus d’intervenir de manière préventive dans les affaires internes d’un autre pays de peur d’être potentiellement taxé de violation de la souveraineté d’un territoire. Peter Leuprecht renchérit en affirmant que les grands chefs d’État n’ont en ce domaine aucune volonté politique d’agir, ne serait-ce qu’en appliquant le chapitre VII de la Charte des Nations unies, à moins, bien sûr, que la question ne présente un certain intérêt pour eux.

Une absence d’action politique qui heurte les jeunes

C’est cette absence d’action politique qui heurte les jeunes aujourd’hui. La plus grande déception qu’ils ressentent a sans doute trait au Darfour. Les informations arrivent au compte-gouttes et on continue d’ergoter pour déterminer s’il s’agit ou non d’un génocide. Il n’en reste pas moins que des gens se font assassiner chaque jour sans que la communauté internationale ne lève le petit doigt. Julie, étudiante à la faculté d’éducation de l’Université de Montréal, se désole : « Je me sens totalement impuissante. Je n’ai jamais constaté que les moyens traditionnels d’exprimer son avis, du type des manifestations ou des pétitions, aient eu un résultat. » Elle estime que, s’ils le voulaient vraiment, les hommes politiques pourraient agir mais qu’il ne s’agit pas pour eux de questions prioritaires. Elle pense que l’approche de la politique canadienne en matière d’aide internationale a changé, qu’elle ne cible plus les vrais enjeux. Les sempiternelles déclarations et promesses des leaders politiques, promettant que les crimes contre l’humanité et les génocides ne se produiront plus, l’exaspèrent au plus haut point.

L’expression « plus jamais ça » a-t-elle toujours un sens ?

La jeune vingtaine, Yvette est une survivante du génocide rwandais. Pour elle, le terme « plus jamais ça » a perdu toute signification. « Les génocides se produisent toujours. Reste-t-il aujourd’hui un peu de conscience à la communauté internationale? Certes, les gens sont plus au courant mais faisons-nous quelque chose pour empêcher d’autres génocides d’arriver? À mon humble avis, la réponse est non. Si l’on avait tenu compte de ce “plus jamais ça”, je n’aurais pas perdu mon père il y a douze ans. »

« Cela découle d’une vision utopiste, affirme pour sa part David, étudiant à la maîtrise à l’Université de Montréal. D’accord, c’est bourré de bonnes intentions de ne pas répéter les horreurs de l’Holocauste. Mais, à mon avis, la nature humaine est foncièrement barbare. “Plus jamais ça” relève davantage de la pensée magique que d’objectifs réalistes. »

Pauline est aussi d’origine rwandaise. Étudiante en maîtrise à l’UQÀM, elle se demande parfois si « plus jamais ça » ne serait pas que rhétorique. « C’est un idéal vers lequel nous tendons. C’est sans doute pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de répéter ce terme. Toutefois, même si je veux y croire, il m’arrive parfois de ne plus en être capable. »

Julie ajoute que l’on ne parle pas assez des massacres et des crimes contre l’humanité perpétrés à l’heure actuelle. « Bizarrement, nous parlons beaucoup du passé, du génocide arménien, etc. Mais il nous faut être conscients du fait que ces choses-là se passent toujours aujourd’hui. Nous disons “plus jamais ça”, nous référant au passé mais nous fermons nos yeux sur le présent. »

Que pense-t-elle de la décision de la France, le 12 octobre 2006, de rendre illégal le déni du génocide arménien? Elle estime qu’il est totalement ridicule de légiférer sur le sujet. Pour elle, la liberté d’expression est très importante. D’autre part, elle ajoute que ceux qui entretiennent ces opinions révisionnistes ne changeront pas d’avis pour autant. « Il faut trouver d’autres moyens que ceux-là. »

François Crépeau partage cette opinion. « La liberté d’expression est ce qu’il y a de primordial. Dans la mesure où le déni d’un fait demeure une opinion et non l’expression d’un discours haineux, cela ne me gène pas. Il y a des gens qui croient à des tas de choses et le refus de reconnaître le génocide n’est en fait qu’une autre opinion erronée. Par contre, l’incitation à la haine est totalement différente. Cela crée des perturbations sociales et mérite que l’on applique les mesures légales appropriées. »

Chris a 24 ans et étudie à l’Université Concordia. Guide bénévole au Musée commémoratif de l’Holocauste à Montréal, il pense que la décision de la France n’aura pour résultat que de desservir la cause. « Rendre cette opinion illégale ne sert qu’à la ramener sous les feux des projecteurs. Le procès de David Irving, ce Britannique qui niait l’existence de l’Holocauste, l’a fait connaître davantage et lui a fourni plus d’occasions d’exprimer ses convictions. Je suis un ardent défenseur de la liberté d’expression. L’absence de pensée logique qui sous-tend le discours négationniste ne disparaîtra pas, quoi que l’on fasse. Dans ces cas, le recours à la loi ne mènera qu’au désastre. »

Pour David, qui étudie à l’Université de Montréal, on ne devrait pas rendre le déni illégal dans la mesure où il demeure une interprétation historique et ne constitue pas un leitmotiv au service d’une doctrine politique dangereuse. « Je ne vois aucun mal à le restreindre dans les limites du débat intellectuel. Nous devons toutefois nous assurer qu’il ne devienne pas un courant majeur dans l’enseignement de l’histoire. »

Tirer des leçons de l’histoire

Chris explique qu’il est devenu guide bénévole au Musée commémoratif de l’Holocauste pour mieux expliquer les leçons à tirer de ce qui est arrivé. « Ce n’est pas uniquement pour rappeler un fait historique précise-t-il, l’histoire nous a appris que l’Holocauste ne se circonscrit pas à la question de ce que les Allemands ont fait aux Juifs mais concerne tous les peuples. »

Car, pour Chris, le caractère universel de l’Holocauste est indéniable. « Nous sommes tous capables de passer à ces extrêmes et nous devons lutter pour surmonter de telles pulsions. Si nous avions tiré une leçon de l’histoire, tout le monde aurait compris et nous n’aurions pas eu le Cambodge, le Rwanda, la Yougoslavie ou encore le Soudan. »

Il y a beaucoup de parallèles à faire et beaucoup à apprendre de l’histoire, pense aussi Joshua Greene, producteur et réalisateur des documentaires Witness : Voices of the Holocaust et Hitler’s Courts. « Cela ne veut pas dire que ce qui arrive maintenant soit en tous points identique à ce qui s’est passé mais l’histoire peut nous faire réfléchir sur le présent. » Par exemple, il considère le discours politique actuel sur la sécurité nationale d’un œil dubitatif, conscient que de tels arguments ont jadis déjà été utilisés, avec des résultats pour le moins douteux.

C’est en établissant des liens avec des situations actuelles que Chris tente d’expliquer l’Holocauste. Il rappelle parfois, dans ses visites guidées, l’article America On Guard, paru dans l’édition du 8 octobre 2001 du magazine Time. On y révèle les résultats d’un sondage mené après les événements du 11 septembre et dans lequel 31% de la population américaine ne s’objectait aucunement au fait que l’on enferme les citoyens américains d’ascendance arabe dans des camps jusqu’à ce qu’il soit formellement prouvé qu’ils n’avaient aucun lien avec des groupes terroristes. « Près du tiers de la population pensait ainsi, déplore Chris, lui-même né aux États-Unis. Voilà ce dont je veux que l’on se rende compte pour mieux y réfléchir. Il y a encore des gens qui sont prêts à envoyer des concitoyens dans les camps pour la seule raison qu’ils appartiennent à un groupe ethnique. Cela fait aussi partie de notre réalité. »

Julie, future enseignante, reconnaît l’importance de l’éducation. Toutefois, elle pense que l’on devrait moins se pencher sur le génocide en tant que tel pour plutôt s’attacher aux causes du phénomène, en détecter les premières manifestations. Lorsque l’on étudie l’histoire d’un génocide, ne devrait-on pas se demander : « À quoi pensaient les gens (les responsables mais aussi la population)? Pourquoi a-t-on laissé les choses évoluer de cette façon? Comment éduquer les gens avant qu’il ne soit trop tard? »

Pauline, l’étudiante à la maîtrise d’origine rwandaise, ajoute que le système d’éducation devrait s’ouvrir à d’autres civilisations, intégrer d’autres manières de vivre et d’autres religions. « Les gens d’ici ne sont pas au courant de ce qui se passe dans le monde. Ils restent enfermés dans leur petit univers. Aussi, lorsqu’ils entendent, par exemple, qu’il y a un génocide qui se déroule au Darfour, cela ne les touche pas vraiment. »

Quelle place la notion de génocide occupe-t-elle dans la formation universitaire? François Crépeau reconnaît qu’elle est peu présente dans l’ensemble des cours de premier cycle sauf dans certaines facultés, dont le droit. C’est surtout dans les programmes de deuxième et de troisième cycle qu’elle prend plus d’importance. Peter Leuprecht ajoute que, même si l’étude des droits de la personne et des génocides n’est pas inscrit dans le mandat des universités, l’intérêt envers ces sujets s’est considérablement accru au cours des dernières années. « C’est indispensable d’aborder ces questions, souligne-t-il. La guerre et la paix, l’intolérance et la tolérance : les génocides prennent racine dans les cœurs et les esprits des gens. C’est là que nous devons ériger les bases d’une société tolérante et pacifiste. »

Leuprecht poursuit : « Nous devons conserver la mémoire de l’histoire. Il en va du futur d’une société. Plusieurs jeunes n’ont qu’une piètre connaissance de l’histoire et je pense que la situation est pire ici qu’en Europe. »

Pauline renchérit, regrettant que notre système d’éducation ne développe pas suffisamment la pensée critique. « Aujourd’hui, on n’apprend pas aux gens à penser. On étudie, on va à l’école pour accéder au statut qu’on s’est fixé. Nous sommes sans arrêt poussés à nous perfectionner dans notre domaine professionnel. Pour sûr, nous sommes éduqués sur le plan des connaissances techniques mais personne ne nous a appris à développer une pensée personnelle et lucide sur le réel. Il y a plus important dans la vie qu’une carrière. »

Elle ajoute : « Nous avons parfois le besoin de prendre un temps d’arrêt dans nos vies pour nous demander où nous en sommes et quel est le sens de notre démarche. Trop souvent, nous étudions pour mieux performer et non pour nous améliorer en tant qu’être humain. Je trouve cela vraiment triste. »

Peter Leuprecht abonde en ce sens : « Il importe, plus que jamais, de s’informer et d’être aux aguets. Il nous faut rester vigilants devant le pouvoir, l’État et la loi. Nous avons un urgent besoin de citoyens à l’esprit critique. »

Pour en savoir plus :

Livres en français

DELACAMPAGNE, Christian. Une histoire du racisme. Des origines à nos jours, Paris, Librairie générale française, 2000.

MARRUS, Michael. L’Holocauste dans l’histoire, Paris, Flammarion, 1994. 

TERNON, Yves. L’innocence des victimes au siècle des génocides, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

Livres en anglais

MARRUS, Michael. The Holocaust in History, Toronto, Lester& Opran Dennis, 1987.

POWER, Samantha. A Problem From Hell : America at the Age of Genocide, New York, Perennial, 2003.

SCHABAS, William A. Genocide in International Law. Crime of Crimes, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.

Adaptation en langue française par Jocelyne Archambault.


Cet article fait partie d'une série sur la diversité des valeurs et des croyances religieuses dans les milieux collégial et universitaire réalisée grâce à la contribution financière de :




* Julie, étudiante en éducation, et Yvette, survivante du génocide rwandais. Photo : Gunther Gamper.




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