Grandir ensemble au Québec : des collégiens musulmans témoignent

Ils sont jeunes. Ils sont à l’âge où l’on se cherche (18 à 23 ans). Ils ont une «peur bleue» d’oublier leur culture, de trop adopter les valeurs de leur nouveau pays. L’islam, ils ne le vivent pas seulement comme une religion, mais comme un repère identitaire, même quand ils sont loin d’être de fervents pratiquants. Ils sont aux anges quand leurs «chums» québécois leur souhaitent un « Joyeux Ramadan! ». Ils disent avec un fier sourire : «ça devient comme Noël! »
Ils ont été plusieurs dizaines à répondre à la question de Tolerance.ca® : « Aimez-vous votre vie au Québec ? » Voici, à travers leurs témoignages, ce qu’est de vivre en jeune collégien musulman. Les étudiants musulmans de Montréal trouvent qu’il fait bon vivre au Québec. «La façon dont j'ai su que c'est un pays ouvert, c'est quand je me lève le matin, je sors pour aller à l'école ou au centre-ville... Et là, tu te sens à l'aise, tu te sens bien. Il n’y a pas de différence entre Québécois, Arabes ou Noirs. Mais quand je vais en visite en France, je sens tout le temps une tension autour de moi. » affirme Houda. Née au Québec, étudiante au collège de Maisonneuve, Houda est d’origine tunisienne et se dit «pas tellement pratiquante».
La connaissance du français ou de l’anglais dans le pays d’origine détermine, pour ces étudiants, le collège qu’ils choisiront au Québec. Ainsi, les étudiants originaires du Pakistan fréquenteront plutôt un collège de langue anglaise. On remarque d’ailleurs une nette différence entre les réseaux anglophone et francophone en ce qui concerne les politiques d’intégration des étudiants issus de l’immigration.
C’est dans les cégeps1 francophones qu’une très petite minorité de jeunes demande l’autorisation d’utiliser un local pour la prière. Les administrations le leur refusent au nom de la laïcité des établissements. Des demandes dans ce sens ont été faites dans certains collèges. De pareilles revendications sont facilement satisfaites pour différentes ethnies et religions dans les collèges anglophones qui prônent le multiculturalisme comme moyen d’intégration.
« Nous pratiquons librement notre religion à John Abbott. Mais nous savons qu'il nous reste encore du chemin à parcourir pour faire tomber certains préjugés », dit Sedra, d’origine pakistanaise, née au Canada.
Elle se dit «épanouie» au collège John-Abbott, lequel offre aux étudiants musulmans les mêmes conditions qu’aux collèges Vanier, Dawson et Champlain. Dans chacun de ces établissements anglophones, les étudiants musulmans se regroupent autour de leur propre association. Ils disposent de plus d’un local pour les garçons et d’un autre pour les filles. Ces endroits servent d’espaces de prière et de lieux de socialisation. En outre, pour la grande prière du vendredi, les étudiants utilisent des salles plus spacieuses.
« Ici, même pendant le cours, tu arrives à trouver un arrangement avec tes profs pour aller faire tes prières », déclare fièrement Nasser, ancien étudiant à ce collège et nouvellement inscrit en études religieuses à l’Université Concordia.
Une tendance à l’isolement
On remarque cependant que les associations formées sur une base ethnique dans les collèges anglophones favorisent une tendance à l’isolement. Les locaux de prière dans les collèges Vanier et John Abbott, par exemple, sont les lieux préférés pour socialiser chacun dans son espace, loin des non-musulmans.
Sedra, qui porte le voile depuis son enfance, se souvient que ses premiers contacts avec l'UMSA (Union of Muslim Students Association) remontent à l'âge de 11 ans. Alors très jeune, elle a entendu parler des IAD (Islamic Awareness Day) auxquelles elle participe à présent dans son collège. Ces journées de conscientisation sur l’islam sont organisées partout dans les collèges et universités de langue anglaise du Québec. Les collèges francophones de Montréal ne participent pas toutefois à ce réseau associatif ni à ces activités.
De plus, au niveau de la représentation étudiante, les administrations des cégeps francophones sont intransigeantes : il ne peut y avoir qu’une association pour tous les étudiants. On veut unir et non diviser, intégrer et non isoler. Au plus, les ethnies peuvent former leurs propres comités. Les étudiants issus de l’immigration sont en outre très peu nombreux à siéger au sein des comités exécutifs des associations étudiantes des collèges francophones visités. « On n’arrive pas à les attirer », reconnaît Loïc Lombard, secrétaire à l'interne de l’association étudiante du collège de Maisonneuve.
Par ailleurs, étant donné que la plupart des jeunes étudiants musulmans ne sont pas très pratiquants, surtout pour ce qui est de la prière, il n’y a en fait qu’une très petite minorité parmi les étudiants des collèges francophones qui réclame dans ces établissements les mêmes conditions que celles de leurs coreligionnaires en milieu anglophone.
Le fait de ne pas disposer de local pour prier ne gêne pas Anas, Ismaël et leurs amis, tous très religieux et étudiants au cégep Bois-de-Boulogne. La direction leur permet de faire leurs prières dans n'importe quelle salle libre. Elle y consent par principe d’«accommodement raisonnable», expression consacrée dans les milieux de l’enseignement francophone.
Ces jeunes d’origine marocaine ne sont pas les seuls à se tenir la plupart du temps ensemble, entre copains de même ethnie. Cette situation se généralise même à tous les collégiens, quelle que soit leur confession. Au collège André-Laurendeau, l’espace de récréation s’est scindé spontanément en deux parties : le Café In, où on ne trouve que des Québécois de «souche», et la salle des Pas perdus, où on n’en trouve aucun.
Ainsi Sarah et ses amies se retrouvent souvent entre Maghrébines dans la salle bleue des Pas perdus. Hanane trouve que les regroupements de chaque ethnie se font naturellement: « On partage beaucoup de valeurs. Moi, j’ai des amies algériennes, on vient pratiquement du même village, on a vécu les mêmes expériences, alors on se tient plus ensemble ».
Sarah a une autre explication : « C’est notre peur bleue d’oublier notre culture. On la ressort à chaque fois. Si quelqu’un parle du Maroc, tout le monde va se retourner. S’il y a une musique, oublie ça, on va tous accourir pour l’écouter. On a tellement peur d’oublier notre culture qu’on se ramasse tout le temps en groupe et qu’on essaie tout le temps de parler arabe, faire des jokes [blagues] dans notre langue, ramener nos expressions qui nous font rire et qu’un Québécois va juste pas trouver drôles! »
« À la mosquée le matin…à la discothèque le soir »
D’une bande de copains et de copines à l’autre, la manière d’être plus ou moins pratiquant de l’islam, de vivre le port du voile et de percevoir les valeurs québécoises peut varier.
Au collège Bois-de-Boulogne, la bande de copains d’origine marocaine déclare «trouver ça dur» d'appliquer l'islam à la lettre «quand on est un jeune au Québec». Leur culture religieuse les rapproche et fait en sorte qu’ils se regroupent souvent à l'intérieur et à l'extérieur du collège. Ils vont à la mosquée ensemble, se rencontrent à l'extérieur les soirées du Ramadan, pendant les fêtes, tout comme les autres jeunes musulmans pratiquants.
Mais cela ne les empêche pas de s’amuser ensemble «en bons Québécois». «Les mêmes gars qui vont à la mosquée le matin, se retrouvent à la discothèque le soir », confie l’un d’eux. «Si tu veux suivre ta religion, il faut que tu te prives de quelques plaisirs, les blondes2, sortir, boire. Tout le monde le fait et tout le monde le cache, personne ne veut en parler ». En dépit de ce sentiment de commettre le haram (péché), ils trouvent que «quand on grandit au Québec, on devient plus ouvert d'esprit et on s’ouvre d’autres horizons».
Si les femmes au sein de leurs familles portent le voile, les amies de ces étudiants ne sont pas nécessairement voilées. Il y en a même qui sont très à la mode. C’est le cas de Mahdia, moitié Tunisienne, moitié Québécoise qui, en dépit d’un look très occidental, est très pratiquante.
Alors que l’adoption des deux cultures arabo-islamique et québécoise crée cet état de plaisirs coupables chez ces jeunes Marocains, c’est plutôt un sentiment de confusion qu’expriment des Maghrébines du collège de Maisonneuve. « Nous sommes coincées entre deux mondes », dit Siham en expliquant qu'elle se sent Marocaine et Québécoise mais, en même temps, ni l'une ni l'autre. Ce sentiment est partagé par son amie Houda qui, comme elle, «n’est pas tellement pratiquante ».
Ce questionnement identitaire n’est pas aussi manifeste chez les collégiens musulmans anglophones. Leur approche de la pratique religieuse semble exclure davantage la culture et le mode de vie occidental. Anas est l’émir (sorte de chef religieux) des étudiants musulmans du collège anglophone John-Abbott. Pour devenir émir, Anas n’a pas eu besoin d’être élu. «En islam, il n’y a pas d’élections, ce n’est pas la démocratie, c’est la choura [système consultatif islamique]. Il y a des consultations qui se font. Mais c’est l’émir sortant qui choisit son successeur», explique-t-il.
Lui et ses amis Nasser et Hamza semblent plus scrupuleux dans leur pratique de l’islam et moins ouverts aux divertissements à l’occidentale. Ils portent tous les trois la barbe «parce que l’islam le dit» mais aussi parce que «ça fait ressortir [leur] virilité».
Hamza est l’un des quelques imams de la prière du vendredi. Il est très amer à l’égard «du nationalisme québécois» qu’il accuse de faire obstacle aux revendications des autres cultures et religions.
Le nouvel émir des étudiants du collège Vanier pour le prochain semestre vient, quant à lui, d’être nommé. Cependant, il y a des insatisfaits. « La majorité n'est pas d'accord avec ce système. Inch Allah [si Allah le veut], ça va changer », confie Omar. Ce jeune Palestinien de Gaza emprunte ainsi à la démocratie occidentale les termes de majorité et de minorité. Ses compagnons ne partagent pas totalement son avis.
Ces étudiants divergent aussi sur d’autres aspects. Alors que ses amis abondent d’éloges sur la tolérance des Québécois et des conditions qui leur sont offertes au collège Vanier, Abdelhafid se montre plutôt acerbe : «Quand on se lave les pieds au lavabo des toilettes, quand on porte des vêtements traditionnels, on nous regarde d'un mauvais œil», conteste-t-il. Il est à noter que les ablutions dans les toilettes posent également problème dans d’autres établissements postsecondaires. C’est le cas au collège de Maisonneuve et à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Abdelhafid considère que les Québécois méconnaissent l’Islam : « Ils croient que les musulmans traitent mal les femmes, qu'ils les privent du droit à l'éducation! Pour eux, tu es musulman, donc tu es terroriste à cause du 11 septembre. Ça se résume à ça ».
Omar, le «démocrate» du groupe, rappelle que, là aussi, il y a divergences sur la pertinence de certains comportements : « Est-il nécessaire de porter des habits traditionnels et de se laisser pousser la barbe? Il y en a parmi nous qui pensent que cela est inutile et ne fait qu'augmenter les risques de racisme à notre égard ».
« Les jeunes Québécois sont ouverts et prêts à échanger »
Hassan, étudiant au collège Vanier, considère pour sa part que « les chrétiens sont très ouverts. Il y en a qui passent une demi-heure à nous poser des questions pour comprendre». Un autre étudiant, originaire de Palestine, va jusqu’à l’autocritique : « Il est vrai que nous, les musulmans, nous avons vécu des situations difficiles au cours des dernières années. Mais ceci a créé chez nous un excès de sensibilité, des sentiments des fois non justifiés d'être victimes de racisme ».
Ce Palestinien à l'accent très égyptien rappelle à ses amis leur situation d’immigrés : «Nous sommes nouveaux dans une société qui existe. C'est à nous de faire les premiers pas et de nous présenter. Si nous restons fermés sur nous-mêmes, ils ne nous accepteront jamais ».
La majeure partie des collégiens musulmans trouve que les jeunes Québécois ont moins d’idées préconçues que les adultes, qu’ils sont ouverts et prêts à échanger. Dans le cadre du programme Profil du monde, des étudiants québécois du collège de Maisonneuve se préparent pour un voyage au Maroc. Ce sont alors ces derniers, et non les Maghrébins, qui organisent des soirées marocaines et offrent couscous et tajine.
Les étudiants des institutions francophones abondent d’anecdotes au sujet de copains québécois et d’autres ethnies qui, pour les soutenir et pour s’y essayer, font avec eux carême pendant quelques jours à l’occasion du Ramadan. « Le dernier jour du Ramadan c'était drôle, les étudiants nous ont tous applaudis», se souvient Sarah, la collégienne du cégep André-Laurendeau.
Anas, du collège de Maisonneuve, anticipe que « la société de demain sera beaucoup plus ouverte puisque les jeunes d'aujourd'hui auront vécu avec nous, les jeunes Arabo-musulmans. Ils auront vu par eux-mêmes que les préjugés des adultes sont insensés ».
«Nous sommes en train de grandir ensemble», réfléchit à voix haute Serene, une voilée coquette du collège John-Abbott.
1 Cégep : nom donné aux institutions d’enseignement collégial au Québec, acronyme formé des initiales de «collège d’enseignement général et professionnel».
2 Blondes : expression québécoise pour petites amies.
* A partir de la gauche : Siham, Ismaël, Anas, Abdel et Elsie.
Cet article fait partie d'une série sur la diversité des valeurs et des croyances religieuses dans les milieux collégial et universitaire réalisée grâce à la contribution financière de :