Les tensions interreligieuses sont-elles surmontables?
Adaptation en langue française par Jocelyne Archambault.

© Reuters.
Même si la soirée avait commencé sur une note calme, la tension était déjà perceptible dès le début de la discussion. Des éléments de controverses ont vite alimenté le débat. Les voix se sont élevées, les poings se sont serrés et les étudiants se sont invectivés de tous les coins de la classe…Regard sur des conflits religieux de quelques campus et sur des tentatives de les résorber.
Compte tenu de toutes les connotations politiques en cause, instaurer un dialogue entre les communautés juive et musulmane s’avère une entreprise des plus hasardeuses. Certains s’y sont quand même aventurés sur des campus montréalais. C’est le cas de la rencontre tenue récemment au collège Marianopolis de Montréal entre des membres de l’organisation étudiante juive Hillel et ceux d’une association étudiante musulmane, Muslim Student’s Association ( MSA).
Ce petit déjeuner collectif, appelé Sukkamadan (une contraction des mots Sukkot, une des fêtes juives les plus festives célébrée à l’automne, et Ramadan, le mois de jeûne, de prière et de charité pour les musulmans et qui se tient le neuvième mois de leur calendrier), constituait une première à Montréal.
Sukkamadan a attiré environ une trentaine de personnes. La moitié des participants étaient juifs, l’autre moitié, musulmans.
Eddie Fuchs, co-président du centre Hillel au collège Marianopolis, souhaitait que l’événement soit teinté d’un climat d’amitié. Différentes activités ont été élaborées pour briser la glace entre les deux communautés et faire en sorte que les étudiants puissent interagir de manière détendue et sans agressivité. Lors de ce petit déjeuner, les participants se sont présentés au groupe, déclinant tour à tour leur nom. Ce faisant, ils devaient aussi expliquer en quelques mots l’origine de leur nom, sa signification et son impact dans leur vie. Une discussion ouverte s’est ensuite rapidement enclenchée. Oubliant la politique, les participants ont abondamment parlé d’eux, de leur institution d’enseignement et des préoccupations communes à l’ensemble des collégiens de Montréal, autant de sujets vus sous l’angle de leur culture et de leur religion.
«On n’a pas pu enregistrer de changements draconiens à la suite de cette rencontre, admet Eddie, mais l’expérience nous a permis d’en apprendre davantage sur le passé et les réalités de chacun. »
Les protestations des étudiants arabes en septembre 2002, lors de la visite avortée de l’ex-premier ministre israélien Benjamin Netanyahu à l’Université Concordia, avaient avivé les tensions entre étudiants juifs et arabes, qui se sont exacerbées par la suite.
« Apprendre ce que les autres ont à dire »
Estimant le temps venu de tenter un rapprochement entre les communautés, le centre Hillel et l’association des étudiants arabes de l’Université Concordia (mieux connue sous l’appellation ASA pour Arab Student Association ) ont organisé une première rencontre afin de permettre à chaque groupe d’entendre ce que l’autre avait à dire. Près de cinquante étudiants, venus d’universités, de religions et de milieux divers y ont participé. Après les mots de présentation de Rachad Antonius, professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal, et de Neil Caplan, coordonnateur du département des sciences humaines au collège Vanier de Montréal et membre de Tolerance.ca®, on a laissé le champ libre à l’assistance.
Même si la soirée avait commencé sur une note calme, la tension était déjà perceptible dès le début de la discussion. Des éléments de controverses ont vite alimenté le débat et l’espoir d’établir un réel dialogue a fondu comme neige au soleil. Les voix se sont élevées, les poings se sont serrés et les étudiants se sont invectivés de tous les coins de la classe – les premières vingt minutes n’auguraient rien de bon pour l’heure à venir.
Puis, l’agressivité initiale retombée, on a divisé les étudiants en petits groupes. D’abord crispée, l’ambiance s’est peu à peu détendue et un dialogue a pu s’établir en termes cordiaux, voire amicaux dans certains cas.
« L’idée est de donner aux individus l’occasion d’apprendre sur les autres, explique Rawan Hadid, vice-président des communications à l’association des étudiants arabes de Concordia. Notre mission consiste à créer, faciliter et promouvoir une atmosphère de respect mutuel et de tolérance ainsi qu’une co-existence pacifique des étudiants proisraéliens et propalestiniens à l’intérieur de la communauté universitaire. »
Il s’agissait essentiellement de réunir musulmans, juifs, chrétiens, agnostiques ou athées et de les amener à se parler de façon informelle.
Mettre le projet sur pied comportait ses propres défis, mais cette toute première collaboration entre le centre Hillel et l’association des étudiants arabes de Concordia constituait l’élément le plus significatif.
«C’était la toute première fois que les associations juive et arabe travaillaient ensemble à l’Université Concordia, reconnaît Rawan. Mais compte tenu des tensions que nous avons vécues dans le passé, cela représente une véritable percée pour nos relations », ajoute-t-il.
Lorsqu’on lui demande ce qui a pu le motiver à travailler en partenariat avec l’association des étudiants arabes, le représentant du centre Hillel, Dany Iny répond : « J’ai eu l’occasion de parler à plusieurs personnes dont les convictions différaient considérablement des miennes... Plus que tout, il m’a paru évident que personne d’entre nous ne comprenait véritablement ce que voulait l’autre… Je pense sincèrement que les gens auraient avantage à se parler, d’autant qu’il s’agit d’enjeux qui comportent une haute dose d’émotivité. »
Selon le professeur Neil Caplan, membre de Tolerance.ca®, l’expérience a fourni, « à plusieurs étudiants, l’occasion d’exprimer clairement leurs idées, de se connaître, de briser la glace, jetant ainsi les bases de rencontres plus saines dans le futur. »
Pour Caplan, cet exercice facilite l’ouverture aux autres. Il ajoute cependant qu’il serait naïf de s’attendre qu’une ou deux rencontres puissent provoquer un changement radical des attitudes et l’abandon instantané de peurs et de préjugés.
«Il faut commencer simplement pour ensuite développer de nouveaux projets. C’est le suivi qui compte, affirme, pour sa part, Samuel, étudiant à l’Université McGill. Quel est l’intérêt d’un événement isolé ? Comment pouvez-vous estimer qu’une activité est réussie si elle n’en génère pas une autre ? » demande-t-il.
Samuel reconnaît que les réticences au dialogue sont tenaces. Les deux parties ont tendance à rester campées sur leurs positions, peu enclines à écouter l’autre.
Heureusement, d’autres rencontres sont prévues dans le cadre de ces échanges entre les communautés juive et arabe sur les campus montréalais. Leurs organisateurs espèrent ainsi consolider la relation amorcée et la poursuivre dans une atmosphère détendue mais bien encadrée. De plus, ils misent sur l’engagement de personnes qui ont déjà participé à la première rencontre et qui seront vraisemblablement parmi les plus intéressées à s’engager dans une démarche de rapprochement.
« Je comprends la situation des juifs… Mais s’ils étaient moins obnubilés par leur peur d’une autre persécution appréhendée, ils arriveraient à comprendre notre point de vue », avoue Samir, un étudiant de Concordia originaire de Palestine.
Percevoir l’autre comme un être humain
« Il y a tellement à espérer d’un dialogue entre juifs et musulmans », commente Dina, une jeune Palestinienne qui me supplie de donner un ton positif à ce reportage. « Ce sont les informations négatives qui sont diffusées par les médias qui nous mettent les bâtons dans les roues et font en sorte que les gens s’imaginent qu’il n’y a aucune solution au problème. » Dina ajoute qu’elle a déjà travaillé avec des juifs et qu’elle a toujours entretenu de bonnes, sinon d’excellentes relations avec eux.
Rachel, étudiante juive inscrite à l’Université McGill, déclare s’être rapprochée de quelques Palestiniens en travaillant avec eux à la revue Yalla, une publication engagée à promouvoir la paix entre Israéliens et Palestiniens, lancée en janvier 2005. « Nous parlons des gens, non de politique. Nous nous intéressons aux individus et tentons de comprendre ce qu’ils ressentent. Nous voulons que les lecteurs s’identifient aux aspirations des autres, comprennent qui ils sont et les perçoivent avant tout comme des êtres humains », déclare-t-elle.
Qu’est-ce qui motive un étudiant à traverser la frontière des religions et des cultures et rechercher le dialogue ?
« Je suis profondément persuadée du fait que des événements communs constituent un pas important pour briser les barrières culturelles, affirme Thérésa, une étudiante catholique qui a participé à une soirée de rencontre entre juifs et catholiques. Pouvons-nous honnêtement nous qualifier de ‘tolérants’ si nous ignorons totalement le type d’engagement qu’entraîne la croyance des autres ? Voilà pourquoi je crois que se familiariser avec différentes cultures présente un grand pas en avant dans la mesure où cela se fait dans un climat d’amitié. Lorsqu’on est sincère dans sa foi, on comprend où Dieu nous appelle. »
C’est dans cet esprit qu’un Shabbat interreligieux s’est tenu un vendredi d’hiver, en pleine bordée de neige. Une quarantaine de personnes s’étaient entassées dans un petit appartement pouvant à peine les contenir. Pas question de chaises ! Les personnes devaient rester debout mais la bonne volonté évidente de tous a fait oublier le manque de confort. La rencontre était organisée par un organisme juif de l’Université McGill appelé Kolot Rabbim (en hébreux, « plusieurs voix ») et le centre Newman, l’aumônerie de McGill.
Dès mon arrivée, on m’a accueillie avec de chaleureux sourires et on m’a remis un siddur, un livre juif de prières, des participants s’offrant pour m’aider à suivre la cérémonie. Une atmosphère de joie et de cordialité imprégnait le petit appartement du centre-ville de Montréal.
Rachel, la collaboratrice à la revue pacifiste Yalla, remarque que « partager l’exercice de la prière constitue une expérience des plus émouvantes. Il est étrange de constater que c’est dans ce contexte que l’on ressent le mieux l’essence même de la prière. C’est comme si nous nous adressions à Dieu par le biais du Dieu des autres, m’explique-t-elle. On se sent proches les uns des autres et on apprend beaucoup. » Thérésa, la participante catholique, ajoute : « Je suis renversée par la bonne humeur qui émane du Shabbat. J’en crois à peine mes yeux de la qualité de l’accueil et de l’attitude amicale des gens. »
Une atmosphère festive régnait en effet dans la pièce alors que les participants faisaient connaissance. L’assemblée est toutefois devenue silencieuse lorsque Richard Bernier, directeur associé du centre Newman, a pris la parole. Il a commencé son allocution en déclarant que « personne n’aurait pu imaginer la tenue d’un tel événement il y a cinquante ans, encore moins il y a cent ans. Ceci est une grande première dans l’Histoire, quelque chose de très beau. » Il a poursuivi, sur un ton parfois très ému, en rappelant l’attitude des catholiques envers les juifs à travers les siècles. Lorsqu’il a imploré le pardon des juifs et affirmé espérer que les liens entre juifs et catholiques continuent de croître et de se consolider, une sincérité évidente émanait de sa voix. À la fin de son discours plusieurs dans la salle avaient la gorge serrée, tandis que d’autres s’essuyaient furtivement les yeux.
Ce moment émouvant fut suivi d’une période de questions pendant laquelle juifs et catholiques se sont ouverts mutuellement aux autres.
« Sur le plan humain, nous avons beaucoup en commun, déclare Liz, une des principales coordonnatrices de Kolot Rabbim, également étudiante à McGill. Les valeurs catholiques et juives ne sont peut-être pas exactement les mêmes, mais il y a des parallèles évidents entre ce que nous sommes et comment nous vivons nos vies. »
Les participants juifs ont ensuite décidé d’enseigner un niggun aux catholiques, une mélodie sans paroles destinée à toucher les profondeurs de l’âme. Chacun y est allé de bon coeur, délaissant ses inhibitions. Quelqu’un a alors suggéré qu’à leur tour, les juifs apprennent un cantique catholique. Chose dite, chose faite, tout le monde a chanté ensemble. De part et d’autre, on était ému. Peu dans la pièce auraient un jour imaginé entonner un chant religieux d’une autre croyance.
«Ce qui m’a le plus touchée, c’était la musique, me confie Heather, bénévole au centre Newman. Pour moi, la musique représente une forme privilégiée de prière. Le pouvoir de la musique me coupe le souffle, même lorsqu’il s’agit d’une mélodie sans paroles. J’ai adoré qu’on puisse partager une prière au moyen de la musique. »
Pour en savoir plus:Livres :Agbaria, Farhat et Cynthia Cohen,
Working with Groups in Conflict. The Impact of Power Relations on the Dynamics of the Group, Septembre 2000, http://www.brandeis.edu/programs/Slifka/about/ Working_Groups.pdf
Magonet, Jonathan,
Talking to the Other : Jewish Interfaith Dialogue with Christians and Muslims, Londres ; New York : I.B. Tauris, 2003.
Smock, David R., éditeur,
Interfaith Dialogue and Peacebuilding, Washington, D.C.: United States Institute of Peace Press, 2002.
Yalla Journal. A Reflexion on the Middle East, Toronto, Ont.: Yalla Press, 2004.
Films:Promises de Justine Shapiro, B.Z. Goldberg et Carlos Bolado, 2001.
Cet article fait partie d'une série sur la diversité des valeurs et des croyances religieuses dans les milieux collégial et universitaire réalisée grâce à la contribution financière de :