La guerre au Liban et ses effets sur les jeunes Juifs et Arabes de Montréal

Photo de Gunther Gamper.
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À Montréal, peut-être plus qu’ailleurs au Canada, le conflit de l’été 2006 entre Israël et le Hezbollah a marqué les esprits constituant un sujet de débat explosif. Comment les étudiants juifs et arabes ont-ils vécu cette situation ? Quelles tensions ont-ils subies et comment se sont-ils sentis les uns par rapport aux autres? Tolerance.ca® s’est entretenu avec plusieurs d’entre eux.
Durant tout l’été 2006, les manifestations, les tensions et la couverture quotidienne des médias ont rappelé l’envenimement de la situation au Liban. Mais, à la rentrée de septembre, malgré l’arrêt des combats, la situation n’était pas réglée pour autant. Le sujet restait brûlant d’actualité. Même si les événements avaient eu lieu outre-mer, ses effets continuaient de se faire sentir à Montréal.
«C’était très difficile d’être Juif cet été»
«C’était très difficile d’être Juif cet été, admet une jeune Juive de 28 ans, diplômée de l’Université McGill. La tension était tellement palpable», reconnaît-elle. Elle n’était pas la seule à se sentir ainsi.
«Le fait d’appartenir à la communauté juive ne m’a jamais rendue si mal à l’aise», ajoute une diplômée de l’Université de Montréal, âgée de 25 ans. «C’était comme si personne ne me donnait le droit d’exprimer mes opinions sur la crise, dit-elle. J’avais l’impression que les médias, surtout les médias francophones, apportaient peu de nuances, sinon aucune, lorsqu’il s’agissait des Juifs, des Israéliens ou des opinions juives. »
Les Arabes ont-ils eu aussi l’impression d’avoir été traités de la sorte ? Leila, une musulmane de 31 ans, d’origine libanaise, diplômée de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) raconte qu’une de ses amies portant le hijab s’était fait apostropher sur un terrain de camping par de jeunes hommes vociférant : «Retournez dans votre pays, nous ne voulons pas de vous, nous ne voulons pas de voiles ici ! »
Même si ce type d’expérience a été plutôt rare, tous les étudiants arabes s’accordent pour affirmer qu’il existe une forme de discrimination contre eux, une tendance qui s’accentue depuis les événements du 11 septembre 2001.
Le fait d’être Arabe et musulman peut être inconfortable, admet Fadi, 27 ans, étudiant à l’Université Concordia. Leila ajoute que depuis les événements du 11 septembre, elle se sent constamment obligée de prouver qu’elle n’est pas une terroriste. «C’est très subtil, souligne-t-elle, vous devez jouer serré sinon vous risquez de tout perdre en une seconde. »
Michael, un diplômé juif de 22 ans, de l’Université McGill, estime que les Arabes exagèrent lorsqu’ils parlent de la discrimination dont ils se sentent victimes. «Qu’ont-ils fait pour contrer cette discrimination, demande-t-il? Plutôt que de s’ouvrir à ceux qui ne sont pas musulmans, ils se sont isolés davantage. »
C’est précisément le type d’idées comme celle qu’exprime Michael que le conflit a intensifié, relève Marie-Chantal, une jeune catholique d’origine libanaise, diplômée de l’Université de Montréal. Les événements de l’été dernier ont exacerbé les sensibilités culturelles de chacun, affirme-t-elle. Depuis la guerre du Liban, les communautés (juive, arabe et canadienne en général) restent sur leurs gardes, ce qui les amène à percevoir les autres de manière plus stéréotypée. «Les gens vous voient et concluent que, puisque vous êtes Arabe, vous êtes forcément pour le Hezbollah. Et tout ce que je peux dire, c’est : Non! Non! Non et non! Imaginez l’horreur si l’assassin du collège Dawson avait été Arabe. »
Marie-Chantal n’est pas la seule à penser ainsi. Plusieurs étudiants arabes interrogés ont reconnu avoir d’abord craint que le responsable de la fusillade de Dawson n’ait été Arabe. Si tel avait été le cas, personne d’entre eux n’oserait imaginer quelles en auraient été les conséquences pour leur communauté.
Judy, 21 ans, étudiante juive inscrite à l’Université de Montréal, comprend que plusieurs craignent de devenir victimes de discrimination et de préjugés, mais ajoute-t-elle, «je crois qu’un tel racisme est probable et malheureux, mais je pense néanmoins qu’il s’agit-là d’une réaction normale puisque les terroristes aujourd’hui appartiennent à la foi musulmane. »
«Qu’est-ce que cela veut dire être “modéré”?
En tant que musulmane, Leila estime que la société occidentale n’est prête à accepter qu’un certain type d’«Arabe modéré». Et cette perception occidentale de «pays arabes modérés» est plutôt biaisée, explique-t-elle. La place des Arabes au Québec est précaire, dit-elle, ajoutant que ce n’est pas uniquement le cas des Arabes mais aussi celui des Juifs. «Les gens se méfient d’eux (les Juifs) Je crois qu’en tant que société, nous n’aimons pas beaucoup les Juifs. » Selon elle, l’image des Juifs est différente de celle des Arabes. «Les Arabes suscitent la peur et les Juifs l’envie, ou du moins une méfiance venue du fond des âges. Je crois que c’est universel. » Elle voit également une différence dans la façon dont sont traitées les communautés juive et arabe par rapport aux autres communautés à Montréal. «Vous avez toujours à prouver que vous méritez l’estime des autres. Et vous devez faire attention à tout ce que vous faites. » Elle fait observer que d’autres communautés ne sont pas à ce point scrutées à la loupe. «Qu’est-ce que cela veut dire que d’être “modéré”? Les Vietnamiens ne sont-ils pas autorisés à manger leurs propres mets? À aller à leur temple? À se tenir bien avec d’autres Vietnamiens? »
Les liens d’amitié qu’entretient Malek, 21 ans, étudiant musulman de McGill, avec ses amis juifs n’ont pas été affectés par la guerre au Liban. Pour lui, ces liens restent aussi forts et il est essentiel qu’ils le demeurent pour survivre aux pressions occasionnées par le conflit constant entre Israël et la Palestine. Marie-Chantal explique qu’elle correspond régulièrement par courriel avec une collègue juive sur le sujet. «Mais en tout premier lieu, j’ai tenu à la prévenir que nos opinions et nos prises de positions allaient diverger. »
Selon Danny, 21 ans, étudiant juif de Concordia, la différence entre la guerre du Liban et les affrontements israélo-palestiniens réside dans le fait qu’elle touchait plus de personnes. «Il y a, à Montréal, des Juifs et des Arabes qui ne parlent jamais de politique. Puis, arrive cette crise qui réveille les tensions», commente-t-il. Lui non plus n’a pas senti que ses amitiés avaient été affectées, ajoutant que plusieurs de ses amis arabes faisaient partie des discussions auxquelles il a participé. «Nous connaissions nos positions. Nos rapports sont restés le mêmes après la rencontre. »
Photo de Gunther Gamper.
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«Une autre façon de demeurer amis consiste à éviter de parler tout le temps du conflit. D’autres raisons font que nous sommes des amis», poursuit Danny.
Walid, étudiant arabe inscrit à l’Université McGill, a cependant une perception différente. «J’aime penser que je me suis fait de vrais amis (juifs), et non seulement des relations ou des copains d’université. » Il affirme que c’est précisément durant cette période qu’ils auraient dû discuter du conflit plutôt que d’éluder le sujet. Il sait que ses amis juifs ont été affectés par cette guerre et qu’ils avaient des opinions bien ancrées à cet égard. Il s’attriste que ces derniers n’aient pas osé l’aborder avec lui. «Imaginez des gens qui ne se sont jamais vus, qui vivent dans des pays qui n’entretiennent aucune relation diplomatique, imaginez ce qu’ils ressentent et à quel point c’est plus difficile pour eux d’approcher les autres, à quel point cela doit être effrayant. C’est cela qui me fait peur. »
«Tout le monde est devenu
considérablement plus chauvin»
Certaines personnes ont plus vivement ressenti l’impact du conflit. Rawan, 21 ans, étudiante musulmane à Concordia, a eu l’impression que tout le monde était devenu considérablement plus chauvin et plus discutailleur. «Peut-être ce type de situation suscite-t-il normalement ce type de réaction, explique-t-elle. Je suppose que ce sentiment vient de la frustration de ne pouvoir aider les vôtres. »
Judy a ressenti la montée de la tension dans la région de Montréal mais elle ajoute que son propre engagement a peut-être contribué à la rendre plus sensible à cela. Il lui a semblé que les opinions contraires aux siennes s’affirmaient avec plus de véhémence. Elle ne pouvait s’empêcher de remarquer l’apparition de plusieurs drapeaux libanais dans la ville, de même que les voitures diffusant de façon tonitruante des chants à la gloire du Hezbollah. «Tout en trouvant justifiée l’empathie manifestée à l’égard des victimes de cette guerre, l’idée que l’on accorde son appui à une organisation terroriste qui s’affirme comme telle, n’est ni justifiable ni éthique», ajoute l’étudiante juive.
Pour sa part, Vanessa, jeune Juive de 23 ans, diplômée de l’Université Concordia, a eu l’impression que le conflit était devenu l’unique sujet de conversation. Tout lui rappelait la situation, même sur le très branché boulevard Saint-Laurent où des hommes arabes se promenaient en hissant le drapeau libanais. «On ne pouvait y échapper, même les samedis soirs! », s’exclame-t-elle.
Pourtant, selon Marie-Chantal, la Canadienne d’origine libanaise, les drapeaux ne servaient qu’à symboliser le plaidoyer pour la vigilance et le cessez-le-feu. Elle ne voulait pas que le Liban retienne l’attention pendant seulement trois jours pour être ensuite relégué aux oubliettes. Elle s’est tout de suite procuré un drapeau libanais et, pour la première fois de sa vie, s’est sentie totalement Libanaise et non seulement sur le plan culturel. Elle a toutefois délaissé son drapeau lorsqu’elle a pris conscience que certains y voyaient un symbole d’appui à la violence.
La plupart des personnes rencontrées estiment que les manifestations ne servent à rien. Peu d’entre eux y ont d’ailleurs participé. Bracha, 21 ans, étudiant juif inscrit à McGill, explique : «Les manifestations, ce n’est pas mon truc. Je participerais plus volontiers à une marche pacifiste, telle une vigile. Je n’aime pas comment on organise les manifestations. C’est trop politisé. » Danny s’interroge aussi sur l’efficacité des manifestations. «Elles ne rapprochent pas les gens. Elles n’érigent pas de ponts entre eux. Les fossés demeurent. Ce n’est tout simplement pas productif», dit-il.
«Nous appuyions un cessez-le-feu, pas le Hezbollah»
Pour Marie-Chantal, les manifestations représentent la seule façon de se faire entendre des gouvernements. Quelque chose d’autre l’a toutefois troublée lors des manifs auxquelles elle a participé. «Même si je ne suis pas d’accord avec eux, je peux comprendre les Arabes d’appuyer le Hezbollah. Mais pourquoi, diable, les Québécois “pure laine” le font-ils? Pourquoi sont-ils descendus dans les rues? Cela, je ne peux le comprendre. Chaque fois que nous participions à une manifestation, nous finissions toujours par défiler aux côtés de partisans du Hezbollah, alors que tout ce que je voulais, c’était que la guerre finisse. Tous mes écriteaux affichaient “Cessez le feu”. Ne pas participer à la manifestation signifiait laisser le champ libre aux supporters du Hezbollah. » Leila, 31 ans, Arabe musulmane et diplômée de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) partage cet avis : «Notre but était essentiellement d’obtenir l’arrêt des combats, de stopper la tuerie. »
Constatant l’ampleur des manifestations devant le consulat d’Israël, Judy souligne le durcissement des positions qui s’est cristallisé de part et d’autre. «Exit, dit-elle, le temps des marches silencieuses. » La guerre fut un recul dans les relations entre les communautés arabe et juive sur les campus.
Tandis que Judy tente de restreindre ses discussions de nature politique avec ses collègues arabes, craignant que cela ne crée plus de frictions, Bracha voit l’université comme l’endroit rêvé pour susciter des échanges d’idées. «Je sais qu’il y aura toujours des gens pour claironner leurs convictions et pour ne faire que cela sur le campus. Mais je pense qu’il y a là une occasion d’aller plus loin, d’affirmer que nous, les Juifs, ne sommes pas un peuple qui privilégie la guerre et l’injustice. Il y a des gens comme moi qui réclament des débats plus intellectuels. Plutôt que de descendre dans les rues, nous devrions être en classe. Ce n’est pas une ligne de piquetage ici. Si vous voulez exprimer votre opinion, faites-le en classe. C’est le lieu propice pour le faire. »
Très peu d’étudiants partagent cette vision idéaliste de la vie sur le campus. Bara, 21 ans, un étudiant arabe de Concordia, croit que le dialogue entre Arabes et Juifs marquera un recul. «C’est une honte, compte tenu du fait que les Arabes et les Juifs avaient beaucoup amélioré leurs relations à l’Université Concordia l’an dernier», explique-t-il. Rawan ne se montre guère plus optimiste quant aux initiatives de rapprochement entre les deux communautés pour l’année en cours.
Fadi voit une lueur d’espoir dans toutes ces opinions. En dépit du fait que le conflit au Liban ait créé des tensions réelles, la situation pourrait motiver les gens à se réunir pour exprimer leurs idées. «Même si mes opinions sont bien arrêtées sur ce sujet, je crois qu’il est toujours bon d’en débattre avec les autres, peu importe le côté épineux du sujet. Autrement, dit-il, les gens ont tendance à se conforter dans leurs propres théories sur ce qui s’est passé et à lentement les transformer en faits qui, s’ils ne sont jamais remis en question, provoquent graduellement l’émergence de prises de position extrémistes. »
Leila reconnaît que les communications sont ardues mais croit que l’effort en vaut la peine. «Vous voulez me dire que j’ai tort. Moi aussi, je veux vous dire que vous avez tort», dit-elle. Elle ajoute que, plus les gens comprendront que l’opinion juive n’est pas homogène mais extrêmement plus nuancée et qu’il existe une sympathie juive envers le Liban, plus rapidement les relations entre Juifs et Arabes s’en porteront mieux.
Marie-Chantal clame que la manière de freiner l’incrustation des stéréotypes c’est par une prise de conscience et par le dialogue. Sinon, dit-elle, Juifs, Arabes et la population en général seront séparés les uns des autres. Les initiatives devront être bien tangibles, précise-t-elle. «Il nous faudra pouvoir en mesurer les progrès. »
«Cibler ce qui nous unit en tant qu’humains ici, à Montréal»
Michael, engagé dans plusieurs activités de rapprochement en 2005, affirme qu’il n’y a eu aucune opération de suivi depuis lors. «Peut-être n’ont-elles pas eu le succès escompté», admet-il. Il pense maintenant que les Juifs et les Arabes devraient laisser de côté la situation au Moyen-Orient et suggère la création de comités interraciaux préoccupés de justice sociale, comme par exemple, les initiatives du type des «popotes roulantes». «Nous devrions cibler ce qui nous unit en tant qu’humains ici, à Montréal. »
Il est difficile d’évaluer le côté réaliste de cette proposition, d’autant que la plupart des individus rencontrés s’entendent pour dire que l’établissement d’un dialogue sera très difficile au cours des prochains mois. «C’est une honte, dit Bracha. Nous avons créé ‘l’autre’ et maintenant nous le combattons. Mais cet ‘autre’ ne devrait pas exister. » Leila est du même avis. Elle déteste spécialement devoir toujours réaffirmer sa loyauté à l’égard de sa communauté. «Et c’est dommage, dit-elle. Je pense que c’est ce sectarisme qui perpétue la stagnation. Je peux toutefois comprendre que les victimes se sentent plus près de leur clan. » Elle en appelle à l’importance d’être conscient de cette réaction pour tenter de maintenir les choses en perspective, nous assurant de ne pas tomber dans la mentalité du «nous contre les autres». «Nous serions plus objectifs par rapport au conflit si nous pouvions nous défaire de ce réflexe identitaire. »
Pour sa part, Rachel, 26 ans, diplômée de McGill ne fait pas preuve d’optimisme. «J’aimerais bien émettre un commentaire idyllique, du type “verre à moitié plein”», dit-elle mais elle ne croit pas la chose possible avant l’arrivée d’une autre génération qui aurait reçu une toute autre éducation. Malek manifeste plus d’espoir. «Vu dans une perspective historique, peut-être que ce conflit n’est pas si grave. L’Allemagne et la France ne se sont-elles pas battues durant des siècles pour des questions de territoires? Peut-être que la durée des affrontements israélo-palestiniens qui, à nous, apparaît interminable, sera-t-elle, aux yeux de l’Histoire, perçue comme une période relativement courte. » Michael projette également une vision plus sereine : «Je n’aime pas l’expression “bâtir des ponts”. Ces ponts existent déjà. Les Juifs ont vécu en Syrie et au Liban pendant des siècles. Ces ponts ont été bâtis depuis fort longtemps. Il suffit maintenant de les retrouver. »
Adaptation française de Jocelyne Archambault

Cet article fait partie d'une série sur la diversité des valeurs et des croyances religieuses dans les milieux collégial et universitaire réalisée grâce à la contribution financière de :
* Walid Sharara et Dany Iny en compagnie de Miriam Rabkin.
** Walid Sharara, Dany Iny et Miriam Rabkin.