Fidèle à sa mission, Tolerance.ca souleva au cours des dix-sept dernières années nombre de questions jugées délicates dans certains milieux au Québec. Ainsi, en 2006, nous organisions plusieurs débats publics, notamment sur le sujet du pluralisme et du destin collectif afin de réfléchir sur ces deux réalités et leur compatibilité. Plusieurs personnalités y participèrent, dont le professeur Patrice Brodeur, le cofondateur de Québec Solidaire et député à l’Assemblée nationale du Québec, le docteur Amir Khadir.
Pour la réalisation de ses événements, Tolerance.ca a pu compter sur la collaboration de ses membres bénévoles, sur celle de plusieurs professionnels, ainsi que sur la contribution financière de Patrimoine canadien. Malgré plusieurs démarches auprès du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles du Québec, ce dernier, n’estimant sans doute pas pertinents les objectifs ni la mission de Tolerance.ca, n’a pas jugé utile d’appuyer nos initiatives.
«Peut-on conjuguer pluralisme et destin collectif ?» a eu lieu à la Maison des écrivains, à Montréal. (Victor Teboul)
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Pour marquer la Journée internationale pour l'élimination de la discrimination raciale, Tolerance.ca a organisé deux rencontres de discussion sur la diversité religieuse avec plusieurs invités de marque. La première rencontre a eu lieu au Collège Vanier. Le deuxième débat, dont le compte rendu suit, a eu lieu à la Maison des écrivains. Il portait sur le thème « Éducation, religion et diversité : richesse ou source de conflits ?» et il réunissait autour de la table ...
le professeur Patrice Brodeur, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’islam, le pluralisme et la globalisation, à l’Université de Montréal, le Dr Amir Khadir, médecin et co-fondateur du nouveau parti Québec solidaire, Dre Rabia Naguib chercheure aux HEC Montréal et le Dr Marc-Alain Wolf, psychiatre à l’hôpital Douglas et membre de Tolerance.ca®.
Plusieurs étudiants ont aussi présenté des témoignages, en l’occurrence MM. Christian Agbobli, et Mohamed Jelasi, tous deux inscrits à l’Université du Québec à Montréal, Karim Ben Maiz, étudiant en communication à Université du Québec à Montréal et président de l'association des étudiants musulmans de cette université, de même que Jonathan Blais étudiant en sciences politiques à l’Université de Montréal et membre du groupe Communauté chrétienne missionnaire.
M. Yvan Cliche, spécialiste en développement international et membre de Tolerance.ca® a animé le débat.
D’entrée Mme Naguib prend le parti de la différence comme source d’enrichissement en rappelant les propos de Saint-Exupéry : « Si tu diffères de moi, mon ami, loin de me léser, tu m’enrichis. » Ainsi, les conflits ne sont pas intrinsèques à la diversité religieuse, mais bien aux usages qu’on en fait. Pour Mme Naguib, la religion, tout comme la science, la richesse ou la mondialisation peuvent servir le bien commun ou lui nuire.
À la question précise de savoir si la religion a une place dans les institutions du savoir, Mme Naguib souligne d’abord le caractère multidimensionnel de l’être humain. Celui-ci est à la fois rationnel et irrationnel, spirituel et physique. De ce point de vue, le désir qu’éprouvent certains à satisfaire leur quête de spiritualité est tout à fait légitime. En conséquence, ces derniers ne devraient pas être privés des moyens de poursuivre leur quête dans la dignité, puisqu’il s’agit là d’une partie intégrante d’eux-mêmes.
Laïcité et raison; religions et fanatisme : des associations trompeuses
Photo : Gunther Gamper.
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Et Mme Naguib de déplorer que la laïcité soit tout naturellement associée à la raison, les religions au fanatisme et au dogmatisme, les musulmans en particulier au terrorisme et les femmes voilées à une soumission rétrograde. Elle note que la laïcité est de plus en plus utilisée comme moyen de discrimination envers certains qui dérogent, ne serait que de par leur apparence, aux normes, aux façons de faire ainsi qu’au mode de pensée du groupe dominant, lequel se veut standard et universel. Pour Rabia Naguib, la véritable source de conflit réside dans l’ignorance qui se traduit par la peur de l’autre et engendre incompréhension, sectarisme, intolérance et injustice, lesquels se transforment à leur tour en cercle vicieux et alimentent différents types de conflit.
Revenant sur la place des religions dans le milieu universitaire, Dre Naguib rappelle qu’il y a sur le campus des endroits où on va manger, fumer, prendre un café, etc. Ainsi, un endroit pour la prière ne ferait de mal à personne. Il y a pour certains, souligne-t-elle, un moment de connexion avec la transcendance, un moment où ils éprouvent le besoin de recharger leur batterie spirituelle. Ce moment spirituel doit être empreint de dignité. Or laisser les gens aller prier dans les escaliers, c’est leur enlever cette dignité.
Pour sa part, le professeur Patrice Brodeur dénonce en partant l’écran d’ignorance au travers duquel nous est révélé le monde musulman. Pour lui, le virement à droite que l’on observe dans les sociétés occidentales est dû à la préoccupation ambiante de sécurité, aux tensions suscitées par les événements du 11 septembre, ainsi qu’au pouvoir qu’ont les États-Unis d’affecter la lecture du terrorisme. Patrice Brodeur note qu’au ministère de l’Éducation du Québec, on se préoccupe de la nécessité d’insérer les différentes cultures religieuses dans un contexte culturel plus large qui implique aussi les différents courants de pensée séculière. C’est, à son sens, le moyen de développer le dialogue.
Laïcité et intolérance
M. Brodeur déplore que le tissu social se soit effrité au Québec depuis 15 ans. Une situation qui n’est pas exceptionnelle puisqu’il l’attribue aux transformations à l’échelle mondiale dues à la globalisation. Malheureusement, constate-t-il, dans ce contexte, l’ignorance nourrit l’islamophobie véhiculée dans plusieurs médias. Pour Patrice Brodeur, il est important de comprendre comment fonctionnent les identités. Lorsque les identités sont majoritaires et ont le pouvoir, indique-t-il, elles deviennent plus ou moins invisibles, parce que dominantes. Selon M. Brodeur, c’est parce qu’on ne comprend pas les dynamiques d’identité qu’on oublie que la majorité laïque au Québec peut devenir elle aussi intolérante.
Photo : Gunther Gamper.
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Pour lui, vouloir éliminer à l’école tout symbole religieux constitue une forme d’intolérance. La diversité qui existe dans la société doit se retrouver à l’école, pour que sa gestion se prépare dès la jeunesse. Autrement dit, les symboles et les différentes pratiques religieuses doivent être présentes dans le milieu scolaire et témoigner ainsi de la diversité culturelle de la société. Patrice Brodeur prétend que les peurs qui existent par rapport à certains courants religieux au Québec tiennent en partie de l’histoire de la province où la sécularisation s’est faite dans un climat difficile d’intolérance religieuse. Pour Patrice Brodeur, le modèle d’intolérance du catholicisme québécois se retrouve désormais dans la laïcité proclamée de la province. Dès lors, le professeur veut mettre en garde contre une laïcité fondamentaliste.
Patrice Brodeur se méfie manifestement de l’ultra-laïcité ambiante. Ce qui est dommage, affirme-t-il, c’est qu’on est en train de passer d’une situation où une religion majoritaire dominait le campus à une autre qui prétend refuser toute forme religieuse sur le campus, ce qui revient à jeter le bébé avec l’eau du bain. Il faut au contraire, estime M. Brodeur, passer d’une religion majoritaire dans le cadre d’une institution académique à des espaces pluriels pour une « inter-spiritualité », ce qui permettrait à des gens qui se définissent à travers des pratiques religieuses de pouvoir le faire. Ainsi, le fait qu’on parle aujourd’hui dans plusieurs universités de la vie religieuse et spirituelle plutôt que de l’aumônerie, constitue un progrès.
Écoles religieuses et financement public
Pour son intervention, le Dr Marc-Alain Wolf est parti d’un exemple concret : le financement public des écoles juives pour en appeler à une plus grande ouverture sociale aux différentes sensibilités religieuses. L’école publique n’offre pas un espace adéquat pour permettre à un juif religieux de pratiquer sa religion, souligne-t-il. Par exemple, le juif pratiquant ne peut manger que dans des cafétérias cachères et doit, de plus, respecter de nombreuses fêtes au cours de l’année.
Photo : Gunther Gamper.
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Pour Marc-Alain Wolf, malgré les efforts de laïcisation de l’école au Québec, il demeure clair que le calendrier reste un calendrier chrétien, ce qui n’est pas adapté aux besoins des juifs religieux. Il peut dès lors plaider en faveur du principe d’un financement public des matières laïques dans les institutions religieuses, principe au demeurant réputé légitime dans un certain nombre de pays. Enfin, pour le Dr Wolf, chaque religion a des besoins spécifiques et il devient nécessaire que la société le reconnaisse.
L’urgence d’agir comme un citoyen à part entière
Le Dr Amir Khadir reconnaît en partant que la religion peut être source de conflit, mais que cela n’a rien de déplorable en soi, puisqu’il s’agit là d’une tension fatalement associée à l’apparition d’une composante nouvelle dans un milieu donné.
Pour lui, la vraie question est de savoir comment on gère ces tensions. Amir Khadir, dans un élan empreint d’optimisme, rappelle que, bien que les rapports de force soient extrêmement défavorables aux immigrants, ces derniers doivent cesser de se cantonner dans le rôle de l’étranger. L’immigrant doit prendre corps et acte dans le destin collectif de la société québécoise. Ne pas se limiter à ses droits communautaires, mais s’investir dans ce destin collectif et contribuer aux différents combats sociaux. C’est seulement par ce moyen-là, pense Amir Khadir que l’immigrant pourra garantir le respect de ses droits. Pour lui, la tension doit déboucher sur une nouvelle construction sociale à laquelle l’immigrant doit prendre part non plus comme revendicateur de droits, mais comme citoyen à part entière.
Pour un partage des valeurs
M. Karim Ben Maiz, étudiant à l’Université du Québec à Montréal, attire, pour sa part, l’attention sur la question des lieux de prière. Pour lui, on pourrait les considérer comme un des multiples services que l’université est appelée à rendre à sa clientèle. Karim Ben Maiz souligne qu’une association comme celle qu’il préside vise, certes, à faire connaître l’islam, mais surtout à bâtir les ponts avec les autres composantes sociales. Pour lui, c’est dans la discussion, le dialogue, l’ouverture et le respect que l’on bâtit une société tolérante. Le bon sens, la bonne volonté, l’accommodement raisonnable, c’est ce qui va contribuer à la vie en commun. Il déplore cette forte résistance, qui rappelle constamment à l’immigrant qu’il est un étranger et, à ce titre, ne devrait ni faire connaître ni partager ses valeurs.
Les points forts des échanges
Interpellée par quelqu’un du public qui estimait que l’immigrant doit s’ajuster aux lois en vigueur dans son pays d’accueil, Mme Naguib relève qu’une telle intervention est sans consistance, dans la mesure où elle suggère qu’il y a opposition entre la foi et la loi. Pour elle, la foi, qui relève de la sphère privée, ne l’empêche pas de respecter les lois du pays.
Amir Khadir prend la parole et note que cette discussion illustre la tension qui existe entre une approche juridique comme moyen de déterminer les liens sociaux et une approche politique. On sait qu’en politique, on peut décider de faire et de défaire, dit-il. C’est le résultat de l’équilibre entre les rapports de force. Amir Khadir pense que le fait de tout faire reposer sur le droit risque d’ouvrir sur l’atomisation de la société et il insiste alors sur la nécessité de rééquilibrer les choses en faveur du lien politique.
Pour lui, l’intégration passe par la participation de l’immigrant dans toutes les sphères sociales, y compris dans celles où se définissent les droits. « Quand on est à Rome, clame-t-il, on va au Sénat et on décide avec ceux qui sont là ce que sera la nouvelle Rome. » Cette position implique que l’immigrant aussi fasse un effort, qu’il renonce aux prédéterminations de sa vie religieuse ou culturelle, puisque d’ailleurs, relève Khadir, ces déterminations sont aujourd’hui interrogées, même dans les pays d’origine.
Patrice Brodeur fera remarquer qu’on peut trouver des points communs non seulement entre les différentes religions, mais aussi entre les religions et les valeurs séculières. Si l’université récuse les besoins spirituels, qu’elle ferme aussi les gymnases, dira-t-il. Pour lui, bien que la mission première de l’université soit la formation intellectuelle, le faire en ignorant les autres dimensions de l’être relève du réductionnisme.
Photo : Gunther Gamper.
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Marc-Alain Wolf notera que la plupart des gens sont d’accord avec le principe des lieux de culte, mais souvent, ce ne sont pas les principes qui conduisent aux décisions politiques. Pour lui, la responsabilité du politique est de régler les conflits, ce qui l’emmène à l’occasion à faire fi du principe. Le docteur Wolf de rappeler alors que la laïcité tant proclamée aujourd’hui n’est pas le résultat d’une position de principe au départ, mais plutôt qu’elle a été établie historiquement afin de régler et de diminuer les conflits entre différentes communautés chrétiennes. Aujourd’hui, on doit se demander si cette laïcité-là répond encore à la demande.
L’événement « Éducation, religion et diversité : richesse ou source de conflits ? » est une réalisation de Tolerance.ca® Inc. Conception et organisation : Victor Teboul. Coordination : Osée Kamga. L’événement a eu lieu le 23 mars 2006, à la Maison des écrivains, à Montréal. Il a été organisé dans le cadre de la série « La diversité des valeurs et des croyances religieuses dans les milieux collégial et universitaire», réalisée grâce à la contribution financière de : 
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