par Aziz Enhaili
Un Occidental peut-il critiquer l’islam sans que des musulmans lui collent le qualificatif dépréciatif d’islamophobe ? Si les uns revendiqueront toujours, au nom de la liberté d’expression, leur droit à la critique de l’islam, d’autres le leur dénieront du moment qu’ils ne seraient pas musulmans.
Cette constatation faite, on remarquera que cette question qui a l’air simple, est en fait très complexe. Elle renferme au moins deux autres questions sous-jacentes. D’abord, pourquoi critique-t-on l’islam? Ensuite, pourquoi les musulmans ont l’air d’avoir l’épiderme sensible au point de réagir de manière négative et souvent émotive chaque fois qu’il est question de pointer du doigt l’islam ? Pourquoi au lieu de saisir cette occasion pour ouvrir le débat et faire connaître un peu plus leurs points de vue, qui sont évidemment divers, optent-ils au contraire pour la stratégie inverse? Si cette stratégie présente l’avantage indéniable de mettre leur(s) contradicteur(s) sur la défensive, elle donne de l’islam (et donc des musulmans) l’image d’une religion et d’une civilisation fermées, si ce n’est hostiles, au débat et à la critique, et donc à la modernité.
Pourquoi critique-t-on l’islam ?
L’islam n’a souvent pas bonne presse en Occident ! Et pour cause. Évidemment, il y a des milieux hostiles par principe et pour des raisons aussi diverses que les individus et les groupes qui font la promotion de cette image négative de l’islam. Souvent, les motivations de ces acteurs n’ont rien à voir avec l’objet ''islam''... Ces acteurs se servent de leurs positions au sein d’institutions de pouvoir pour en faire la promotion. Mais ''l’activisme'' plus ou moins visible de ces acteurs idéologiques n’est pas suffisant pour comprendre pourquoi cette mauvaise image s’est ancrée dans la conscience occidentale.
Il faut le reconnaître, l’islam fait peur à l’Occident. Pour toutes sortes de raisons. Les unes sont conjoncturelles. Les autres sont constitutives de ce qu’est l’Occident comme formation culturelle et comme civilisation.
Avant l’avènement de la Grande révolution arabe, dite ''Printemps arabe'', les médias occidentaux traditionnels renvoyaient souvent au public l’image d’un monde musulman associé à la violence. Pas un jour ne passait sans que l’on n’apprenne une nouvelle tragique en provenance de cette partie du monde: prise d’otages occidentaux, terrorisme, guerres fratricides, destructions de monuments historiques, traitements dégradants des femmes, des enfants et des dissidents, lapidation de femmes pour adultère, etc.
Évidemment, les médias n’ont pas inventé ces faits de toutes pièces et n’ont fait que les rapporter comme l’exige leur code de déontologie. Mais à force de rapporter ce type d’informations négatives et d’en faire souvent la nouvelle, l’occidental moyen a fini par associer inconsciemment islam (et donc musulmans) et violence. Avec le risque réel de le voir se méfier par conséquent de son voisin musulman.
À cette dimension conjoncturelle s’ajoute une seconde à caractère sociohistorique. La mauvaise image de l’islam n’est pas récente. Elle est antérieure aux événements tragiques du 11 septembre 2001. On peut même affirmer son inscription dans ''l’ADN'' des relations entre les mondes de l’islam et ce qui est devenu des siècles plus tard l’Occident. Rappelons-nous que la naissance de l’islam, une religion aux mêmes prétentions universelles que son aînée chrétienne, s’est traduite à la fois par une concurrence symbolique au niveau du marché des biens du salut et par la perte de territoires vastes. Les troupes musulmanes n’avaient-elles pas chassé l’Europe christianisée du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord? N’avaient-elles pas poussé leur avantage jusqu’à ''menacer'' le cœur de ce foyer du message du Christ ? La part croissante des populations de cultures familiales musulmanes en Occident ne sonnent-elles pas dans certains milieux, certes minoritaires pour le moment mais fort actifs, comme une nouvelle forme douce de la ''conquête'' du terrain perdu dans le lointain passé. On peut arguer qu’il s’agit là de l’expression de fantasmes d’acteurs politiques minoritaires. Certes, mais les images façonnent le regard porté sur autrui.
À cette dimension conflictuelle du rapport historique et imaginaire entre les mondes de l’islam et l’Occident, s’ajoute un élément culturel d’importance.
En faisant sa révolution culturelle, l’Occident a dans une large mesure séparé le religieux du politique. Évidemment chaque société sécularisée l’a fait à son rythme, selon sa tradition, sa formation historique, sa manière d’être et de faire. Dans un monde inter-relié du fait de la mondialisation et de la révolution des modes de communication, l’Occident est inquiet de la montée dans les pays musulmans de mouvements politiques faisant la promotion de gouvernements islamiques et de la suprématie de la loi religieuse sur la loi civile. Il y voit non seulement un signe de régression, mais également le germe d’une contestation culturelle de son hégémonie sur le sens et l’existence.
Ces différents éléments sont à l’œuvre, consciemment ou inconsciemment, quand il est question de l’islam et de sa critique. Ils contribuent largement au façonnement de la culture du préjugé et du stéréotype chez l’occidental moyen et plombent le débat public.
Mais cela ne devrait pas nous empêcher d’ouvrir le débat et poser, entre autres, la question de la raison (ou des raisons) de la frilosité de nombre de musulmans vis-à-vis de la critique de l’islam.
Comme on vient de l’analyser, l’arrière-fond des relations entre l’Occident et les mondes de l’islam n’a jamais été apaisé. Tout au contraire. Les guerres coloniales, les occupations, les renversements de régimes populaires, les échanges économiques inégaux, les deux poids-deux mesures dans différents dossiers chauds, les discriminations, etc., tous ces facteurs créent chez le musulman moyen un sentiment de méfiance ''spontané'' vis-à-vis de toute critique venant d’un Occidental. Aussi désintéressée et bienveillante soit-elle.
Tant et aussi longtemps que la relation entre ces deux parties ne sera pas apaisée, ''l’épiderme'' du musulman moyen aura l’air d’être sensible au point de réagir de manière négative et souvent émotive. Au lieu de saisir l’occasion fournie par les critiques de l’islam pour ouvrir le débat et faire connaître un peu plus leurs points de vue, qui sont évidemment divers, ce musulman se dépêchera de clore le débat en qualifiant son contradicteur ''d’islamophobe''. Si cette stratégie a l’avantage de la facilité et peut donner la fausse impression de sécurité à son promoteur, elle donne de ce dernier l’image de faiblesse structurelle et, pire, elle nuit à ce que celui-ci voulait pourtant défendre puisqu’elle en donne l’impression d’être antimoderne.
Maintenant que nous savons l’importance cruciale que représente pour l’image de l’islam d’ouvrir le débat avec les voix critiques, la question qui se pose est la suivante: peut-on le mener peu importe les conditions de son déroulement ou au contraire devrons-nous veiller à ce qu’il y ait un cadre bien balisé ?
Débattre de l’islam sereinement
Si le débat (et donc la critique) à propos de l’islam devrait être en principe le bienvenu, la manière de le faire est aussi importante, si ce n’est plus.
Cette dimension psychologique est de la plus haute importance. Si le problème est bien posé et l’approche est dénuée d’hostilité, du moins d’agressivité apparente, on crée là les conditions nécessaires à la conduite d’un échange, et même d’un dialogue, fructueux entre les parties.
Évidemment, l’aspect égalité dans l’échange est une condition nécessaire et non suffisante pour un échange réussi. Il est susceptible de montrer à la partie musulmane que la partie occidentale la traite avec respect et égard et qu’elle est prête à entendre sa voix et ce qu’elle a à dire sur le sujet de la discussion.
Ce sont ces conditions qui permettront de créer des conditions nécessaires à toute entreprise de dialogue entre les cultures et les civilisations et feront éviter à un occidental critique de l’islam d’être qualifié d’islamophobe.
Autrement, c’est le règne de la méfiance qui continuera.
Texte de l’intervention au Débat-rencontre soulignant les dix ans de Tolerance.ca, «Antisémitisme, racisme, homophobie, islamophobie : la liberté d’expression est-elle en péril ?», qui a eu lieu à la Librairie Zone Libre de Montréal, le 29 novembre 2012.
Mis en ligne le 7 décembre 2012