Ces musulmans qui font bouger le Canada

Ils sont trois. Deux femmes et un homme de confession musulmane. Que ce soit dans le domaine politique ou social, ils militent, dénoncent et mobilisent l’opinion. De par leur fonction ou leur itinéraire personnel, elles (et il) bénéficient d’une importante visibilité sur la scène médiatique.
Monia Mazigh, Amir Khadir et Fatima Houda-Pepin font littéralement bouger le pays.
Monia Mazigh, une « femme courage »
Pendant une année, entre septembre 2002 et octobre 2003, elle s’est démenée comme une diablesse pour faire libérer son mari Maher Arar, embastillé dans une prison syrienne.
Tout commence par une banale histoire de correspondance de vol. M. Arar –qui vit à Ottawa – fait le voyage entre Zurich et Montréal avec une escale à New York. C’est là que la police états-unienne l’arrête puis le déporte, une semaine plus tard, dans son pays d’origine, la Syrie. Une année de supplice commence. Soupçonné par les autorités syriennes de sympathies islamistes radicales, il est torturé 1. Du côté de sa femme, la tâche s’annonce rude. Non seulement elle doit s’occuper de deux enfants en bas âge, mais elle coordonne, par la force des choses, un réseau visant à obtenir l’élargissement d’un mari dont elle est sans nouvelles.
Rien ne prédestinait la docteure en finances – elle a obtenu son doctorat à l’Université McGill en l’an 2000 – à ce genre d’activité. Pourtant, celle qui s’est installée au Canada en 1993 a dû se battre farouchement. Elle organise des manifestations, sollicite des audiences auprès de députés de tout bord et convoque des conférences de presse pour que le cas de Maher ne tombe pas dans l’oubli. Elle réussit le tour de force d’intéresser les médias, même quand rien de nouveau n’intervient dans le dossier. « Ce qui m’a permis de continuer, c’est l’appui que j’ai reçu de différents groupes dont Amnistie Internationale. Aussi, nous avons réussi à maintenir l’intérêt médiatique en créant l’événement avec l’organisation de vigiles devant le Parlement, par exemple », explique-t-elle.
C’est à l’occasion de la visite de deux députés canadiens en Syrie en avril 2003 que la mauvaise nouvelle tombe. On apprend que Maher Arar sera traduit en justice pour « appartenance au réseau terroriste Al Qaïda ». L’information tombe comme un couperet sur Monia Mazigh et confirme ses craintes de voir la « justice » syrienne infliger une lourde condamnation à son conjoint. Revenant sur cette période, Mme Mazigh se rappelle que « les responsables canadiens étaient plutôt satisfaits que Maher soit présenté devant un tribunal. Mais ils oubliaient que c’était la Cour de sûreté de l’État ! », une juridiction qui – et c’est un euphémisme – ne réunit pas franchement toutes les conditions pour un procès équitable.
Maher Arar est finalement libéré en octobre 2003. L’intervention de Amr Moussa, le président de la Ligue arabe (qui a été mis au parfum lors d’une visite à Ottawa à l’automne 2003), ne serait pas étrangère à cet heureux dénouement.
Une commission d’enquête, présidée par le juge Dennis O’Connor, a été créée en février 2004 avec le mandat de se pencher sur « la création d’un mécanisme d’examen indépendant des activités de la GRC (Gendarmerie royale du Canada) en matière de sécurité nationale ».2 Plus concrètement, le juge aura à délimiter les responsabilités des différents acteurs du drame.
De son côté, Monia Mazigh s’est laissée tenter par la politique. Lors de l’élection générale de juin 2004, elle a été la candidate du Nouveau Parti démocratique (NPD) à Ottawa-Sud. « Au début, j’ai hésité [à me présenter]. Puis, après avoir longuement réfléchi, j’ai décidé que j’utiliserai ce que j’ai appris pour aider les gens autour de moi (…). Même si je n’ai pas été élue, je suis contente d’avoir pu doubler les appuis du NPD dans une circonscription réputée pour être un bastion libéral », dit-elle fièrement.
Ses responsabilités familiales l’ont empêchée de se représenter lors du scrutin de janvier 2006. Ceci dit, Monia, qui travaille actuellement comme recherchiste pour le NPD, n’exclut pas de retenter le coup «quand mes deux enfants seront plus grands», souligne-t-elle.
Alexa McDonough, l’ancienne présidente du NPD, est celle qui a recruté Mme Mazigh. C’est au moment de l’affaire Arar que la députée de Halifax a eu de nombreux contacts avec elle. C’est une « jeune femme extrêmement intelligente et mature. Sa sensibilité et sa vision des choses sont tout simplement incroyables », confie Mme McDonough. Une image l’a particulièrement émue. « Lors des élections de 2004, le soir de l’investiture de Monia, comme candidate du NDP, j’ai bien regardé sa mère Saïda qui joue un rôle important à ses côtés. Elle avait l’air si contente et tellement fière de sa fille… »
Amir Khadir, militant et icône de la gauche
S’il fallait une preuve pour montrer à quel point l’adjectif de militant
sied à Amir Khadir, ce serait la chanson Libérez-nous des libéraux. Cette composition du groupe Loco Locass – devenue l’hymne officieux d’une partie de la jeunesse québécoise – fait une belle part à M. Khadir. Le premier couplet prend la forme d’une discussion entre les trois chanteurs. Tandis que le premier, Batlam, estime que le médecin altermondialiste divise le vote souverainiste, les deux autres – Chakiif et Biz – le consacrent à la tête de la coalition contre le premier ministre libéral du Québec, Jean Charest. Mais pour les trois rappeurs, la ténacité d’Amir Khadir n’est pas remise en question.
Amir Khadir est une des icônes de la gauche québécoise. Avec Françoise David, il est le porte-parole du tout nouveau parti Québec solidaire, une formation issue de la fusion de l’Union des forces progressistes (UFP) et d’Option citoyenne.
Dès qu’il s’agit d’appuyer les revendications des Palestiniens, de s’opposer à la guerre en Iraq, de protester contre l’expulsion de ceux qui réclament le statut de réfugié ou de dénoncer les pratiques de l’industrie pharmaceutique, le docteur Khadir n’est jamais bien loin.
La famille Khadir s’installe au Canada, en 1971. Les parents d’Amir sont d’anciens étudiants opposés au régime autoritaire du shah. Pour le jeune homme, l’action politique est donc une seconde nature. « En l’an 2000, je me suis présenté pour le Bloc québécois dans Outremont. C’était l’époque où le Bloc s’ouvrait aux communautés culturelles. Comme prévu, je n’ai pas été élu et c’est d’ailleurs tant mieux », sourit-il.
C’est que le cœur du microbiologiste-infectiologue penche bien plus à gauche. Il milite au sein du RAP, le Rassemblement pour l’alternative progressiste. C’est le premier noyau qui conduira par la suite à la création de l’UFP. « En avril 2001, Paul Cliche a fait des gains importants dans la circonscription de Mercier [24,2% des suffrages]. Sa candidature était appuyée par plusieurs groupes de gauche. Cela a été très important pour les alliances qui ont eu lieu par la suite», se rappelle M. Khadir.
Dans son boulot, il combine les travaux de laboratoire et les visites de patients. Souvent, il doit gérer des cas lourds de malades de pneumonies, de tuberculose ou de sida. Quand il critique le système de santé, il le fait en connaissance de cause. « Le régime d’assurance médicaments du Québec, mis en place en 1996, en mettant à contribution les bénéficiaires de l’aide sociale et les personnes âgées qui reçoivent le supplément de revenu garanti, a sonné le glas de la gratuité des médicaments d’ordonnance pour les gens à faible revenu », dit-il dans sa préface du livre de Jean-Claude St-Onge, L’envers de la pilule. Ces prises de position ne sont-elles pas rares dans le domaine médical ? « C’est faux, rétorque-t-il. Les médecins font partie de la société et partagent ses soucis. Mais il y a effectivement un establishment médical qui n’est pas d’accord avec ce raisonnement. »
Mais revenons à sa passion : la politique. Lors du scrutin de janvier 2006, il n’a pas hésité à appuyer des candidats du NPD comme Alain Dubois dans Chambly-Borduas ou Marc Hasbani dans Papineau. «Dans tous les cas, c’étaient des candidats progressistes… et souverainistes », prend-t-il soin de préciser.
Chose certaine, Québec solidaire sera bien présent lors de la prochaine élection provinciale. « Il est bien clair dans notre esprit que la gauche doit s’organiser de façon autonome. Mais ceci n’empêche pas des accords tactiques [avec le Parti québécois] ». Si le mode du scrutin majoritaire rend difficile les alliances politiques, ce fin politicien prend bien soin de ne jamais fermer la porte.
Parlons justement d’avenir. M. Khadir est père de 3 filles âgées respectivement de 14, 12 et 5 ans. Si elles sont fières de leur père, rien ne dit qu’elles épousent toutes les causes qu’il défend. « Elles ne participent pas à toutes les discussions politiques familiales, mais je sens que ça les intéresse », glisse le papa.
Interrogé sur la crise des banlieues françaises, M. Khadir se félicite qu’il y ait « moins de racisme institutionnel et de ghettoïsation au Québec et beaucoup plus de mobilité économique et sociale. Ceci dit, il faut faire rapidement place à la diversité. Il est inadmissible que les immigrants, qui représentent 7 % de la population, soient représentés uniquement à hauteur de 2 % dans la fonction publique [québécoise] ».3
Fatima Houda-Pepin, première députée musulmane
Fatima Houda-Pepin est surtout connue pour être à l’origine de la motion s’opposant à l’implantation des tribunaux islamiques, votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale du Québec le 26 mai 2005. Ce que peu de Québécois savent c’est que la députée libérale vivait, au même moment, le deuil de son conjoint (Paul Pepin) qu’un accident cérébrovasculaire avait soudainement emporté, deux mois auparavant.
Mais ce n’est pas cet événement, aussi terrible soit-il, qui allait empêcher la représentante de La Pinière (rive sud du Saint-Laurent, près de Montréal) d’aller au bout du processus législatif. « Mon mari a toujours été mon principal appui contre l’extrémisme et le fanatisme. Le fait de faire adopter cette motion était aussi une façon de lui rendre hommage. Il aurait été éthiquement irresponsable que je me replie sur ma peine », confie-t-elle.
Le curriculum vitæ de celle qui est née au Maroc, en 1951, est impressionnant. Un baccalauréat en sciences politiques, une maîtrise en relations internationales et en bibliothéconomie-sciences de l'information. Sans compter un doctorat entamé en politique internationale.
Arrivée en 1974 au Québec, elle crée le Centre maghrébin de recherche et d’information, dans le milieu des années 1980. À l’époque, Lise Garon – actuellement professeure en communication publique à l’Université Laval – préparait une thèse de doctorat portant sur le discours officiel algérien. « Je me souviens que Fatima m’avait ouvert les portes de son centre. Son organisme n’avait pas beaucoup de moyens, mais la documentation disponible était très riche », se rappelle Mme Garon. Quelle image garde-t-elle de Mme Houda-Pepin ? « Elle est fonceuse, dynamique et efficace. Même si la motion qu’elle a fait adopter en 2005 a été mal perçue par certains musulmans, cela ne la dérange pas. Si elle est bien une députée musulmane, elle n’a jamais prétendu être la représentante des musulmans. Remarquez d’ailleurs qu’elle ne leur doit pas son élection », souligne la professeure.
Vérification faite, il est exact de dire que les scores électoraux de Fatima Houda-Pepin lui donnent une certaine marge de manœuvre. Elle a été élue, pour la première fois, en 1994. « J’étais la dernière candidate libérale désignée. Et j’avais la lourde tâche de conserver un comté qui était occupé par Jean-Pierre Saintonge, l’ancien président (libéral) de l’Assemblée nationale. Dans mon parti, les gens avaient peur de voir fondre l’avance libérale qui était de 6 000 voix. Finalement, je l’ai emporté avec une marge de 10 000 votes », souligne fièrement Mme Houda-Pepin.
Elle sera réélue en 1998, puis en avril 2003. Lors de ce dernier scrutin, elle remporte la victoire en obtenant presque deux fois plus de voix que tous ses adversaires… réunis ! Comment explique-t-elle cet engouement ? « En Montérégie, les gens votent plus pour la personne que pour le parti. Beaucoup d’électeurs m’ont dit qu’ils cochaient mon nom sans partager mes convictions politiques, notamment sur la question de la souveraineté du Québec », précise-t-elle.
Si Fatima Houda-Pepin est arrivée en politique, c’est surtout pour affirmer sa foi fédéraliste. Pour elle, « le Québec doit défendre son identité, sa culture et sa langue. Et ceci doit se faire à l’intérieur du Canada ». Sollicitée dès 1992 par le Parti libéral du Canada, elle décline l’offre. « Je suis une femme de terrain et je préfère le travail concret. C’est pour cela que j’ai privilégié la scène provinciale», dit-elle.
Celle qui est devenue, en 1994, la première députée musulmane élue dans un parlement au Canada (toutes provinces confondues) sera-t-elle un jour admise au Saint des Saints, le Conseil des ministres ? « Je n’en fais pas une maladie. Mais je suis extrêmement reconnaissante aux gens qui pensent que je pourrais être ministre. Il faut aussi savoir qu’il y a toujours des équilibres à maintenir », sourit-elle.
Pour la politologue Lise Garon, une telle nomination serait un bon signal. « Pour le premier ministre Jean Charest, ce serait un excellent coup. Même s’il n’en tirera probablement pas un profit électoral immédiat, la symbolique serait forte. Un peu comme ce qu’a fait Paul Martin en désignant Michaëlle Jean au titre de Gouverneure générale du Canada ».
Bardée de diplôme, Fatima Houda-Pepin aurait pu se contenter d’un avenir tout tracé de professeure universitaire. Ce serait mal connaître cette battante connue pour mener à bout de bras les dossiers qu’on lui confie. Heureuse d’affirmer que la vie politique ne l’a pas changée, elle est régulièrement invitée dans les cégeps 4 et les universités pour donner des conférences. Son message est toujours le même. « C’est vrai que certains extrémistes s’autoproclament représentants de la communauté musulmane. Mais il faut savoir qu’une vaste majorité de musulmans désire s’intégrer à la société d’accueil. C’est d’autant plus facile que le Canada offre plus de libertés religieuses que n’importe quel État musulman », affirme la politicienne.
1 En octobre 2005, la Commission d’enquête canadienne a conclu que : « le traitement subi par M. Arar à Far Falestin [en Syrie] constitue de la torture au sens du droit international. (...) les techniques d’humiliation et la création d’une peur intense étaient des formes de torture psychologique ». Source :
www.ararcommission.ca/fr/CommuniqueFinal_oct27.pdf
2 Le site officiel de la Commission est le suivant :
www.ararcommission.ca
3 Selon les chiffres de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ), les immigrants représentaient 9,55 % de la population québécoise, en 2001. Quant à leur présence au sein de la fonction publique, un rapport du Secrétariat du Conseil du trésor précise qu’ : « au cours des cinq dernières années [1999-2004], la proportion du nombre d’ETC [Équivalents temps complet] (…) de communautés culturelles dans l’ensemble de l’effectif [est passé] de 2,6% à 3,2 % ». Pour plus de détails, veuillez consulter :
www.tresor.gouv.qc.ca/fr/publications/ress_humaine/effectif/rapp_03-4.pdf
4 Cégep : nom donné aux institutions d’enseignement collégial au Québec, acronyme formé des initiales de « collège d’enseignement général et professionnel ».
Pour en savoir plus :
LAMBERT Suzanne, L’ Islam en contexte québécois : le cas des étudiants musulmans de l’Université Laval, Thèse (M.A.) en théologie, Québec Université Laval, 1994, 150 p.
(Sous la direction de) NIMER Mohamed, The North American Muslim Resource Guide: Muslim Community Life in the United States and Canada, New York, Routledge, 2002, 288 p.
ST-ONGE Jean-Claude, L’envers de la pilule, Montréal, Écosociété, 2004, 228 p.
SOURDEL Dominique, L’islam, Paris, Presses universitaires de France, collection Que sais-je ? 2002, 127 p.
Site Web :
www.fatimapepin.org