Alors que le Conseil d’État de France donne raison au gouvernement et décide d’interdire le spectacle que Dieudonné devait donner au Zénith de Nantes le jeudi 9 janvier 2014 et que la polémique entourant ses représentations haineuses bat son plein, on est heureux de constater que ce soi-disant humoriste ne sera pas le bienvenu au Québec. Le promoteur québécois de ses spectacles au Festival Juste pour rire, M. Gilbert Rozon, s’estime en effet, incapable de continuer d’inviter un humoriste antisémite au Québec.
Nous publions pour mémoire ce que nous écrivions, il y a 9 ans, à Tolerance.ca, sur ce même Dieudonné. L’article que signait notre collaborateur M. Osée Kamga, en 2005, tandis que Dieudonné était applaudi chez nous et était même l’invité notamment de l’émission de télé la plus écoutée, Tout le monde en parle, s’intitulait «Dieudonné controversé en France, adulé au Québec».
Victor Teboul, Directeur, Tolerance.ca
9 janvier 2014
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Dieudonné controversé en France, adulé au Québec
par Osée Kamga
Objet de vives controverses en France, l’humoriste franco-camerounais est accueilli à bras ouverts au Québec. Est-ce le signe d’une société tolérante ou une manière de garantir la liberté d’expression par le silence ? Dieudonné questionne-t-il nos préjugés ou les renforce-t-il ? Osée Kamga a analysé le phénomène pour Tolerance.ca et s’est entretenu avec plusieurs observateurs de la scène québécoise.
Dieudonné et la communauté juive québécoise
Le 1er décembre 2003 marque très certainement le point culminant de la rupture entre Dieudonné et les communautés juives. C’est le jour où l’humoriste, déguisé en colon juif cagoulé, évoque le nouvel « axe du bien » « américano-sioniste » dans une improvisation télévisée et conclut son sketch sur un salut bras levé, accompagné de la proclamation de « Isra-Heil ». Bien avant ce sketch, Dieudonné s’était déjà commis dans des déclarations fracassantes en avançant, par exemple, que « le racisme a été inventé par Abraham », que le « peuple élu», c'était « le début du racisme ». Ou encore, que « l'idée qu'un Dieu ait confié une mission à un peuple », est « une escroquerie intellectuelle » et qu’il avait « le droit de le penser et de le dire ». Propos suffisamment provocateurs en eux-mêmes et pour lesquels l’humoriste sera poursuivi en justice en France sous les accusations de « diffamation raciale ». Loin de contribuer au dialogue entre les peuples, le discours de Dieudonné va surtout réussir à lui attirer des ennuis. Il fera en sorte que d’anciens amis se retournent contre lui. Ainsi, notamment, son ancien partenaire juif, Elie Semoun, qui le considère désormais comme un « escroc ».
Il n’est donc pas étonnant que l’homme passe plutôt mal dans la communauté juive québécoise. Mais ici, au-delà des déclarations et du sketch ravageur de l’humoriste, on va surtout décrier son approche. Son discours est perçu comme étant construit sur des stéréotypes et, par conséquent, propre à renforcer les préjugés et accentuer les tensions et les clivages entre les communautés.
M. Bill Surkiss, qui dirige le chapitre québécois de la B'nai Brith, évoque 1905, un des spectacles récents de Dieudonné, et note: « Quand vous vous servez de ce genre d’humour sur une base continuelle, vous commencez à déprécier la personne sur laquelle vous faites des blagues. Et si vous le faites suffisamment longtemps, ce qui va se produire, c’est que vous finirez par vous construire un sens personnel de la réalité acceptable. » Ce que M.Bill Surkiss appréhende, c’est le jeu de l’idéologie, c’est-à-dire, la volonté d’attribuer à une communauté des traits, généralement dépréciatifs, et d’en faire, à force de répétition, son essence.
Madame Leah Berger, coordinatrice au Québec des affaires communautaires et gouvernementales pour B’nai Brith, va dans le même sens et signale qu’il y a discordance entre les moyens de Dieudonné et ses fins présumées : « Il prétend promouvoir les relations entre les groupes ethniques. Pourtant, il attire l’attention sur les différences, sur les faiblesses, ce qui ne peut aboutir à rien de positif. Il se sert de la liberté d’expression pour promouvoir la haine, même s’il le fait en blague, même si certaines personnes le trouvent drôle. » Et l’expérience le montre fort bien, l’ignorance l’emporte souvent quand un humoriste dépasse les frontières de sa propre pratique culturelle pour parler de celle des autres. Par ailleurs, un persistant humour dépréciatif participe, dans sa forme la plus éclairée, à la cristallisation des stéréotypes néfastes pour la cohésion sociale et, dans sa forme la plus dogmatique, au racisme, à l’antisémitisme.
Toutefois, la véritable question demeure : jusqu’où peut-on aller dans le rire puisque ce qui est drôle pour les uns, ne l’est pas forcément pour les autres ? M. Surkiss souligne d’ailleurs cette dernière réalité quand il affirme : « Je ne peux pas dire ce qui est humour ou non, mais je peux dire ce qui est drôle pour moi. » Si on reconnaît à l’humoriste le privilège de repousser les limites du socialement acceptable, a-t-il pour autant le droit de s’aventurer dans une communauté autre que la sienne ? Et s’il le fait, devrait-il avoir le loisir d’explorer les thèmes de son choix ? En somme, quelles sont les limites à la liberté d’expression ? Les sociétés occidentales, tout en garantissant la liberté de l’individu, reconnaissent qu’elle a des limites. Au Québec comme ailleurs, des mesures sont prises contre l’incitation à la haine. Il existe des lois anti-diffamatoires puisqu’un discours raciste ou antisémite ne peut qu’entraîner une entorse profonde à la liberté des autres composantes sociales et à l’épanouissement de tous.
Certes, le renforcement des restrictions à la liberté d’expression peut sembler rétrograde dans une société libre. Mais il faut toujours se rappeler qu’il y a des spectres hautement plus horrifiants : crimes haineux, génocides, camps de la mort, assassinats ciblés qui réduisent leurs victimes au silence définitif. S’il est tout à fait légitime de rejeter une forme de discours qui, à raison, nous horripile, l’indexer hâtivement comme haineux peut signifier tomber dans le piège d’une simplification risquée, ce que la justice française a, semble-t-il, évité dans le cas Dieudonné.
Dieudonné au festival Juste pour rire
L’entretien accordé à Stéphane Bureau, ancien présentateur du téléjournal de Radio-Canada, constitue un des moments marquants de la visite de Dieudonné au Québec à l’été 2005. La rencontre, qui s’est tenue le 21 juillet, était orchestrée dans le cadre des Grandes entrevues du festival Juste pour rire. Pour l’occasion, le théâtre Pierre-Mercure du centre Pierre-Péladeau, à Montréal, était bondé. L’humoriste soutenait alors que sa lutte était celle de la justice et sa finalité, le dialogue entre les peuples et les cultures. Disposant de la parole comme d’une arme, et de la liberté d’expression comme d’un bouclier, Dieudonné se présentait comme pourfendeur des absurdités, dont la hiérarchisation de la souffrance. « En France, une seule souffrance est commémorée. C’est abject ! » s’est-il écrié, en faisant référence à l’Holocauste. L’homme se veut négateur des classifications légitimantes telles que « le peuple élu » ou encore « l’axe du mal ». Il se veut ébranleur de la pensée unique et chantre d’une laïcité multiple. À l’en croire, quand il aborde les drames historiques, ce n’est ni l’horrible de l’événement ni la profondeur des cicatrices qui sont remis en cause. Ainsi, son regard sur la Shoah porte non pas sur l’événement en tant que tragédie historique, mais sur un discours dominant, qui vise, à son sens, à légitimer d’actuelles pratiques équivoques. En définitive, l’entrevue sera surtout marquée par une fausse note des organisateurs. Ces derniers, au moment où Londres subissait la terreur islamiste, se sont plu à annoncer une alerte à la bombe, provoquant un temps d’angoisse chez leur hôte et de l’inquiétude parmi les spectateurs. Tout cela, juste pour rire. Ignorance ou stupidité ? Étrange sens de l’humour en tout cas.
Courant « tendance » et discours branché
Il existe bel et bien, dans la population québécoise, une sensibilité au discours que tient Dieudonné. Et on peut bien se demander si cette sensibilité est simplement l’expression d’une société ouverte. Animé par cette préoccupation, nous avons discuté avec nombre d’acteurs de la scène publique montréalaise. Deux explications se sont profilées au détour des conversations. La première postulant que le discours de Dieudonné se situe dans la « tendance », c’est-à-dire le courant altermondialiste actuellement dominant au Québec où « l’anti-américanisme primaire » et « l’anti-sionisme » passent bien. « Dieudonné arrive pile poil, note Pierre Thibeault, rédacteur en chef de l’hebdomadaire québécois Ici. Il arrive dans un créneau qui est très en vogue chez les élites pseudo-intellectuelles du secteur branché du Plateau Mont-Royal. Si on est dans le cours des choses, dans la vague dominante de nos élites bien-pensantes, on peut dire ce qu’on veut. »
La seconde, en revanche, va avancer que tout est dans l’image présentée par le Québec, soit celle d’une société plurielle et tolérante. C’est donc cette quête de bonne réputation qui devient le motif en vertu duquel on laisse passer un type de discours socialement équivoque. De ce point de vue, la sympathie populaire ne traduit pas forcément son adhésion au discours, mais simplement une forme de narcissisme collectif qui inhibe l’exercice du jugement.
Nombre d’acteurs de la scène publique québécoise que nous avons sollicités manifestent des réticences quand il s’agit de s’exprimer sur la thématique humour/antisémitisme. D’aucuns se sont excusés prétextant un emploi de temps très chargé, tandis que d’autres sont demeurés tout simplement silencieux. On peut tout de même craindre qu’il s’agisse là d’autant d’échappatoires pour éviter un sujet hautement sensible. Beaucoup préfèrent la sécurité du mutisme à l’incertitude de la parole, avec le risque réel et inquiétant que l’avenir de la liberté d’expression au Québec soit garanti par le silence.
22 juillet 2005