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Dans le cadre de la série d’articles sur les grandes personnalités qui ont fait avancer la cause de la tolérance au Canada, Tolerance.ca® présente Dan Philip, le président de la Ligue des Noirs du Québec. Un homme qui ne ménage pas ses efforts pour rapprocher les communautés ethniques et faire tomber les dernières barrières en matière de discrimination raciale.Sainte-Lucie. C’est dans cette île enchanteresse de 150 000 habitants de l’archipel des Caraïbes qu’est né Dan Philip en 1939. Découverte au début du 16e siècle, Sainte-Lucie a été colonisée à partir du 17e siècle, par les Anglais d’abord puis, par les Français. Les deux peuples se sont disputé le territoire durant 150 ans, s’y échangeant le contrôle 14 fois jusqu’à la victoire finale de l’Angleterre en 1814.
Aujourd’hui, l’empreinte culturelle des deux nations y est toujours présente au sein de la population majoritairement noire et anglophone. « Les gens parlent aussi un créole qui est proche du créole haïtien », explique en entrevue Dan Philip que l’on pourrait aisément confondre avec un Haïtien à cause de son accent.
Issu d’une famille nombreuse, Philip se remémore que, dans sa jeunesse, Sainte-Lucie vivait du tourisme et de l’agriculture. Comme c’était le cas de beaucoup d’îles de la région, l’exportation de bananes vers les pays du Nord constituait une activité économique importante. Bien que son père ait été un homme d’affaires, c’est la soif de justice sociale qui stimulera les actions du jeune Philip. Rapidement il s’engagera dans des organisations de gauche et dans les milieux syndicaux.
Les États-Unis à l’heure du Black Power
Le désir de poursuivre des études supérieures poussera toutefois Philip à quitter son île natale pour les États-Unis à l’aube de ses 30 ans. C'était en 1968, l’année de toutes les révoltes. À Mexico, les Jeux olympiques prennent une tournure politique alors que les sprinters noirs américains John Carlos et Tommie Smith montent sur le podium en brandissant leur poing ganté. Leur geste s’inscrit dans l’esprit du Black Power, un mouvement politique prônant une nouvelle prise de conscience de la communauté noire au sujet de ses conditions d’existence. Carlos et Smith seront peu après expulsés du village olympique.
Les Noirs américains ont acquis la pleine égalité juridique en 1964 avec l'adoption du Civil Rights Act abolissant toute forme de ségrégation dans le pays. Mais les partisans du Black Power craignaient que jamais ne prenne réellement fin la discrimination raciale. Ainsi, dans ses positions les plus radicales, le Black Power en appelait à la création d’un État noir distinct. Avec le recul, Philip porte un regard critique sur ce que fut ce mouvement. « Il y a eu des choses négatives et positives dans le Black Power. Il fut très important pour sensibiliser les gens. Mais le mouvement était extrémiste sous certains aspects ; une frange voulait renverser les Blancs et donner le pouvoir aux Noirs. »
Philip regrette surtout que le Black Power ait opposé radicalement les Blancs et les Noirs. « Sur certains points, les idées du mouvement dépassaient la réalité, créaient des divisions dans la communauté noire et nuisaient aux gens comme Martin Luther King qui soutenaient son avancement pacifique. C’était décevant pour la communauté car il y avait à cette époque un rapprochement entre les Blancs et les Noirs. Par ses excès, le Black Power a brisé la confiance de certaines personnes envers la possibilité de régler la situation de façon harmonieuse ».
S’il était conscient des enjeux du moment, Philip séjournait aux États-Unis pour parfaire sa formation. Il consacrait toutes ses énergies à ses études au collège Rhodes, dont il obtint un diplôme en éducation en 1974. « Durant ces années, j’étais surtout soucieux d’améliorer mon sort. Je ne peux pas dire que la situation était très difficile pour moi. J’habitais dans des quartiers où il y avait beaucoup de Noirs et je n’ai pas vécu de gros problèmes de racisme. »
L’immigration au Québec et la poursuite de l’engagement
Il reste que la criminalité est omniprésente aux États-Unis et Philip sent le besoin de changer d’environnement. Il arrive au Québec en 1972 et s'installe à Montréal. « Dès le départ, j’ai beaucoup aimé le Québec où il n’y avait presque pas de criminalité. Au commencement, c’était difficile car je n’étais pas capable de m’exprimer facilement. Mais je suis allé à l’université et j’ai mieux compris la société québécoise. » Ses efforts seront récompensés en 1979 quand l’Université Concordia lui décernera un diplôme en Sciences politiques.
Pour gagner son pain, Philip travaille aussi pendant quelques années comme entrepreneur en rénovation et en construction à la compagnie Dancor. En parallèle, il poursuit son militantisme dans les milieux syndicaux comme secrétaire-trésorier à la FTQ de 1977 à 1980. Dès 1974 commence son engagement pour la cause des Noirs alors qu’il devient membre de la Black Coalition of Canada et du Conseil de la communauté noire du Québec.
À la fin des années 1970, il se joint à la Ligue des Noirs du Québec (LNQ), dont il est depuis le président. Les grands objectifs de la LNQ sont de défendre les droits et de représenter les intérêts de la communauté noire, estimée à 250 000 personnes. La LNQ entend aussi consacrer ses efforts à l’éducation populaire pour faire respecter les droits de tous les citoyens et sensibiliser les gouvernements et les entreprises privées à l’importance de donner une chance égale à tous, notamment en matière d’emploi.
De tous les combats
Les années 1980 sont mouvementées pour la LNQ. En 1981, Philip organise à Montréal les premières manifestations contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Mais le racisme loge parfois aussi au coin de la rue. Des citoyens noirs se plaignent de se voir refuser l’accès au Club de Calgary, situé dans l’Ouest de la ville, rue Sainte-Catherine. La mobilisation s’organise. « On a manifesté et on a déposé des plaintes à la Commission des droits de la personne. Par la suite, le bar a changé de propriétaire et de nom. Les Noirs y furent désormais acceptés. »
À la même époque, les Noirs font aussi l’objet de préjugés dans certains milieux de travail, poursuit Philip. Ainsi, en 1983, la LNQ organise le mouvement de protestation contre la discrimination que subissent des chauffeurs de taxi noirs, auxquels on n'accepte qu'avec réticence de confier un volant. « On ne voulait pas engager de Noirs dans l’industrie du taxi. Nous avons réclamé justice et, comme vous le voyez maintenant, il y a eu un grand changement ! » lance Philip dans un grand éclat de rire.
Keder Hyppolite, directeur-général du Service d’aide aux néo-Québécois et aux immigrants, connaît Philip depuis plus de 20 ans. Ensemble ils ont milité au sein de la Ligue des Noirs du Québec. Pour lui, Philip est un grand meneur qui s’inspire de Martin Luther King dont il aime citer la phrase : « Une injustice quelque part est une injustice partout ». Il précise : « C’est un rebelle, un homme qui défend la justice sociale et qui a horreur de la discrimination sous toutes ses formes. C'est un bagarreur qui ne lâchera jamais prise et qui luttera contre les inégalités et les inéquités qui affectent les individus, quels qu'ils soient. »
La LNQ appuie aussi, durant les années 1980, la cause des réfugiés haïtiens, zaïrois et somaliens. Les revendications de la LNQ et l’évolution des mentalités ont fait en sorte que d’importants progrès ont été réalisés depuis 20 ans à Montréal en matière de discrimination raciale, relate Philip, qui se réjouit de l’élection de Maka Kotto au Parlement fédéral, lors des élections fédérales canadiennes de juin 2004, dans un comté à majorité blanche. « Les gens nous acceptent beaucoup mieux. L’intégration est plus facile et on constate une amélioration dans les relations entre les citoyens. Mais il y a encore des situations où le racisme est présent ; tout n’est pas rose. »
Les relations des Noirs avec les policiers
De l’avis de Philip, en dépit des progrès réalisés, une ombre importante persiste au tableau. Elle a trait aux relations de la communauté noire avec les corps policiers. En effet, selon Philip, les Noirs font encore trop souvent les frais de harcèlement, d’arrestations injustifiées, et même de bavures entraînant la mort dans certains cas.
Trois dossiers ont particulièrement ébranlé la communauté noire depuis 20 ans. Le 11 novembre 1987, Anthony Griffin tombait sous les balles d’un policier dans le stationnement du poste de police 15 à Montréal. « Griffin avait été arrêté rue Saint-Jacques et amené dans la voiture de patrouille jusqu’au poste de Notre-Dame-de-Grâce. Une fois sur place, les policiers ont dit qu’il avait tenté de s’enfuir et ils lui ont tiré une balle dans la tête », relate Philip.
Le 6 juillet 1991, un autre homme noir, âgé de 24 ans, Marcellus François, était abattu au volant de sa voiture par un membre de l’équipe tactique SWAT. Les policiers, à la recherche d’un suspect, évoquèrent une erreur sur la personne.
Le 31 mai 1995, c’est un jeune Latino-Américain d’origine, Martin Suazo, 23 ans, qui perdait la vie dans des circonstances troubles. Arrêté en pleine rue pour vol à l’étalage, Suazo a lui aussi reçu une balle en pleine tête. « Le policier était en train de menotter Suazo et il tenait son revolver à la main. Il lui a tiré dans la tête mais il a affirmé que le coup était parti par erreur », poursuit Philip.
L’amélioration des rapports entre les policiers montréalais et les Noirs est peut-être le dossier le plus chaud, celui qui demande le plus d’énergie, estime Philip. « Les relations avec la population en général ont beaucoup évolué depuis 20 ans. Mais dans le cas des policiers, je ne peux pas dire qu’il y ait eu de grands changements malgré la tenue de plusieurs enquêtes au sujet de leurs agissements. Quand ils commettent des erreurs, volontaires ou non, les policiers tentent de minimiser la situation. Cela rend notre engagement plus difficile. »
Le défi de l’intégration professionnelle
S’il est impératif de sensibiliser les policiers, la situation de l’emploi et de l’intégration socio-économique des membres de la communauté noire est une autre grande préoccupation aux yeux de Philip. Selon des études colligées par la LNQ, les Noirs de 24 à 44 ans ont un niveau de scolarisation plus élevé que l’ensemble de la population québécoise. En effet, d'après ces statistiques, 15,3 % d’entre eux possèdent un diplôme universitaire contre 10,8 % pour le reste de la population. De plus, précisent les études de la LNQ, seulement 23,7 % des Noirs n'ont pas complété leur cours secondaire tandis qu'au sein de la population, on affiche une moyenne de 34,5 %.
Cependant cet avantage de départ ne se matérialiserait pas toujours sur le plan professionnel. Le taux de chômage serait plus de deux fois supérieur chez les jeunes Noirs de Montréal, s’établissant à 37,1 % comparativement à 17,2 % chez les autres groupes du même âge. Dans l’ensemble, les Noirs seraient surreprésentés dans les secteurs des services et des emplois manuels. Ils auraient, de plus, un revenu moyen annuel de 15 397 $, comparativement à 24 625 $ pour les autres Montréalais.
Selon Philip, c’est la discrimination raciale encore présente qui explique la situation défavorable des Noirs scolarisés. « Nous devons regarder le fonctionnement de notre société pour constater qu’il y a une discrimination systémique. Autrement dit, les gens qui sont responsables de l’embauche ont pris l’habitude de faire confiance à des Québécois de souche et il est difficile de briser cette philosophie. On doit se pencher sérieusement là-dessus afin de trouver un moyen de modifier cet état de fait. Il faut surtout établir une meilleure communication entre les gens d’affaires et les citoyens noirs. »
Récemment, Philip faisait parvenir une lettre au premier ministre Charest pour le sensibiliser à cette réalité et pour réclamer des changements afin d’améliorer la situation. Car, même dans la fonction publique québécoise, les minorités sont sous-représentées, occupant environ 1 % des emplois, affirme Philip. « Nous avons beaucoup de travail à faire dans ce domaine aussi. Si le gouvernement n’est pas sensible à cette situation, ce sera encore plus difficile pour les gens d’affaires de l’être. »
« C’est un homme de cœur, un homme fidèle, commente à propos de Dan Philip, Yves Manseau, le président du Mouvement action-justice. Il représente des démunis mais il ne se met pas au-dessus d’eux. Cela lui permet d’avoir une connaissance profonde de ce que ces gens vivent. On l’accuse parfois d’exagérer, de voir des problèmes raciaux partout. C’est vrai qu’il monte souvent au front avant tout le monde et qu’il a parfois l’air de crier à tout propos. Mais il maintient sa crédibilité car il agit toujours de bonne foi et de bon cœur. Quand on intervient sur la scène publique il faut savoir accepter la critique. Et si Dan a fait l’objet de nombreuses critiques, ses adversaires ont quand même toujours reconnu sa valeur », analyse Manseau.
Bâtir de nouveaux ponts
Philip favorise le dialogue et la communication pour faire tomber les dernières barrières en matière de discrimination raciale. Il ne faut pas désespérer car de très importants progrès ont été réalisés depuis deux décennies, rappelle-t-il. Mais il faut continuer de sensibiliser l’opinion publique à certaines formes d’injustices persistantes qui freinent la pleine intégration de la communauté noire à la société québécoise.
Pour ce faire, Philip se rend dans les écoles pour rencontrer les élèves afin de promouvoir la non-violence et de combattre toute forme d’injustice. « Dernièrement, je suis allé à l’école Laurier-McDonald pour parler d’intégration et de socialisation. Nous avons discuté à savoir comment faire en sorte d’éliminer la discrimination raciale. »
Philip donne aussi des conférences aux gens d’affaires pour les inciter à faire preuve d’une plus grande ouverture. Le militant a bon espoir de voir les choses s’améliorer. « Il reste beaucoup de travail de sensibilisation à faire mais il est nécessaire de favoriser une meilleure compréhension pour bâtir une société à laquelle tous peuvent participer », ajoute Philip.
Dan Philip s’est mérité en 2001 le prix du Bénévole de l’année au Québec, soulignant son engagement dans la communauté. Il a également reçu, en 2000, le Prix Rosa Parks de la Commission des droits de la personne pour ses efforts afin de faire valoir les droits de la personne et la justice sociale.
Pour Yves Manseau, Dan Philip est un battant ayant une conception de la justice très large et qui évite soigneusement de restreindre son engagement aux seuls membres de sa communauté. « Ce que j’apprécie le plus chez lui c’est qu’il étend ses efforts à tous les démunis qui subissent des injustices, sans égard à leur race. Il comprend que la mécanique de l’exclusion va au-delà de cette considération. Son moteur, c’est l’indignation et sa plus grande qualité est de mettre son expérience au service de tous ceux qui souffrent de discrimination » conclut-il.