par David Rand
En Amérique du Nord, le Québec se trouve à l’avant-garde en matière de laïcité avec sa Loi sur la laïcité de l’État, ou Loi 21. Quoique modeste, cette législation va tout de même plus loin que tout autre au Canada. À en croire les grands médias et la plupart de nos politiciens, elle suscite une opposition féroce, voire hystérique, du monde anglophone, y compris des anglo-québécois.
Pourtant, le sécularisme (ou « secularism ») jouit d’un appui considérable chez les anglophones. Chez les individus et les organismes se prétendant progressistes, il est courant de favoriser le sécularisme. De plus, le principe de séparation entre les religions et l’État est bien connu chez les anglophones. L’expression « mur de séparation », utilisée dans une lettre en 1802 par Thomas Jefferson, troisième président des États-Unis, est célèbre. Toutefois, le premier amendement de la constitution de son pays, qui interdit l’établissement d’une religion d’État, ne mentionne pas ce principe et, pis encore, interdit toute contrainte du libre exercice de la religion, accordant ainsi à la pratique religieuse un passe-droit apparemment absolu.
Or, Jefferson était un admirateur du philosophe anglais John Locke qui, en 1689, a signé sa célèbre Lettre concernant la tolérance dans laquelle il propose une politique de neutralité religieuse afin d’assurer une certaine paix sociale. Toutefois, Locke excluait de sa prétendue tolérance les catholiques, s’attendant à ce que ceux-ci restent plutôt fidèles à un prince étranger. De plus, sa méfiance pour les incroyants était encore plus forte car il les jugeait complètement indignes de confiance, une promesse ou un serment d’athée ne valant strictement rien à son avis.
Le terme « secularism » n’a été inventé en anglais que presque deux siècles plus tard, mais l’approche lockéenne demeure au cœur du sécularisme dans l’anglosphère. On y constate deux thèses centrales : (1) une simple neutralité religieuse entre les diverses religions, sans nécessairement séparer ces religions de l’État ; et (2) la supposition que toute personne digne d’égards adhère à une religion, c’est-à-dire un fort préjugé anti-athée. Il y a donc un penchant à réduire le sécularisme à la seule neutralité entre religions. Même aujourd’hui, alors que le préjugé anti-athée est moins prononcé, les athées sont souvent vus comme une autre communauté « religieuse » à ajouter au mélange, sans remettre en cause le modèle lockéen.
Voici un exemple récent. L’organisme humaniste et prétendument séculier Centre for Inquiry Canada (CFIC) s’est opposé à la Charte de la laïcité proposée par le gouvernement péquiste en 2013-2014 et s’oppose actuellement à la Loi 21. En janvier 2021, CFIC a précisé, par le biais d’une conférence virtuelle de son porte-parole en matière de sécularisme, que sa définition de sécularisme n’inclut pas le principe de séparation, mais se limite à la seule neutralité religieuse. CFIC adopte donc une définition tendancieuse du sécularisme dans l’espoir de rationaliser son opposition à la laïcité.
En conséquence des deux thèses signalées ci-dessus, on accorde à la croyance religieuse un statut privilégié, bien supérieur au statut des convictions philosophiques ou politiques. Dans la laïcité de type républicain, telle que comprise dans les pays francophones, la tendance pointe dans le sens contraire : vers la mise sur un pied d’égalité de toutes ces convictions personnelles, religieuses ou autres.
L’avocat François Côté, dans son mémoire présenté en 2016 à la Commission des institutions de l'Assemblée nationale, explique bien cette discordance. Dans la tradition « secularist », il est supposé que l’appartenance religieuse de l’individu constitue « une caractéristique absolue et absolument intrinsèque… au même titre que ses caractéristiques physiques. » Ainsi, l’individu est entièrement soumis à sa religion et, par conséquent, « il est impensable de lui demander de distinguer entre ses croyances religieuses profondes et les pratiques d’exercice de ces croyances telles que commandées par ce dogme. » L’individu n’ayant aucun libre arbitre dans la croyance, il n’en a aucun non plus dans la pratique.
Cette incompatibilité irrésoluble entre le sécularisme lockéen et la laïcité républicaine est devenue encore plus prononcée depuis plusieurs années avec la propagation de diverses idéologies fortement inspirées de la philosophie postmoderne qui prône un relativisme culturel et intellectuel. Ces idéologies valorisent le ressenti personnel, les identités particulières et les relations de pouvoir, aux dépens de l’objectivité et de l’universalisme. Il en résulte une aggravation de cette essentialisation de l’appartenance religieuse, la rendant encore plus inviolable, un attribut immuable, telle une identité raciale.
Mais terminons sur une note plus optimiste. Malgré cette antilaïcité acharnée, les opinions des anglophones lambdas sont apparemment plus nuancées. Par exemple, selon un sondage Léger fait en 2019, quelques mois après d’adoption de la Loi 21, 38% des gens sondés au Canada hors Québec se sont prononcés pour la prohibition du port de signes religieux visibles par les fonctionnaires en position d’autorité. Ce n’est pas une majorité, mais c’est significatif.
4 janvier 2025
David Rand est l'auteur de Un simulacre de laïcité. Il est président de Libres penseurs athées