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Simon-Pierre Lacasse. Les Juifs de la Révolution tranquille. Mon compte rendu paru dans Études d'histoire religieuse, publication de la Société canadienne d'histoire de l'Église catholique

par
Ph.D., Université de Montréal, Directeur, Tolerance.ca®

Simon-Pierre Lacasse, Les Juifs de la Révolution tranquille : regards d'une minorité religieuse sur le Québec de 1945 à 1976, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2022, xxii, 323 p. 42 $S

Divisé en dix chapitres, l'ouvrage est issu d'une thèse de doctorat dirigée par Pierre Anctil, qui signe la préface et qualifie le livre de « grande avancée » pour notre connaissance.

L’étude est intéressante à plus d’un point de vue. Signalons notamment l’originalité de la recherche qui permet d’insérer et d’examiner le parcours d’une communauté culturelle dans le récit de la modernité québécoise. De plus, le texte est d’une écriture fluide en dépit de nombreux extraits d’articles, reproduits en anglais, sur lesquels l’auteur s’appuie pour soutenir ses analyses. C’est une recherche qui se veut exhaustive : plusieurs centaines d’articles, la plupart rédigés en anglais, ont été consultés par l’auteur.

L’ouvrage s’inscrit dans un contexte où la quasi-totalité des travaux écrits en français sur les Juifs du Québec sont réalisés par des auteurs francophones qui ne sont pas issus de la communauté juive. En s’adressant à un public francophone non juif, ces travaux mettent souvent l’accent sur les efforts d’intégration de la communauté juive de langue anglaise à la majorité francophone. L’ouvrage de Lacasse suit ce courant. Ce faisant, l’auteur évite d’examiner en profondeur les périodes de tensions ayant existé entre la communauté juive anglophone et la majorité francophone.

Il se base en outre sur des documents officiels des organisations juives (bulletins, chroniques de journaux), lesquels tentent la plupart du temps de justifier les actions entreprises par leurs porte-paroles. Cette proximité de la recherche avec les sources officielles juives soulève plusieurs questions quant à la distance critique qu’une telle approche permet.

En évoquant l’œuvre de Abraham Moses Klein, Lacasse reconnaît, dans un premier temps, la faible connaissance de la langue française des auteurs juifs, mais son étude vante ensuite le point de vue officiel, voulant que la communauté juive du Québec « affiche le plus haut taux de bilinguisme parmi tous les groupes ethniques recensés » (p. 254).

L’auteur n’examine pas, de ce fait, les conséquences que peut entraîner la faible connaissance de la langue française et du monde francophone québécois. Le long article controversé sur le Québec que publièrent deux intellectuels en vue de la communauté juive du Québec dans la revue américaine Commentary, en septembre 1977, passe ainsi inaperçu. Le futur ministre de la Justice du Canada et éminent défenseur des droits humains, Irwin Cotler, y qualifiait, avec sa co-autrice, Ruth Wisse, professeure à l’Université McGill, la chanson « Demain nous appartient » de chant nazi et d’hymne nationaliste canadien-français (1).

L’article, paru en 1977, n’est pas cité, car la période étudiée s’arrête en 1976. L’auteur aborde pourtant de nombreux sujets qui se situent dans une période postérieure aux années examinées, comme la thèse d’Esther Delisle.

L’auteur consacre plusieurs pages aux actions de rapprochement entreprises par la communauté juive et les autorités catholiques dans l’esprit œcuménique de l’après-guerre. Il se penche aussi sur l’antisémitisme, qu’il attribue à des individus ou à des mouvements marginaux.

Lacasse n’hésite pas à relever plusieurs contradictions dans le discours des porte-paroles. Il souligne ainsi que, contrairement aux Juifs des autres provinces, au Québec, le Congrès juif canadien préfère ne pas s’opposer aux mesures liberticides de Duplessis, « afin de ne pas envenimer les rapports avec le premier ministre » (p. 203).

L’étude omet, en revanche, de rendre compte de faits historiques importants. Épisode marquant de l’histoire moderne du Québec, la crise d’Octobre y est à peine évoquée. En s’appuyant sur le Chronicle, l’auteur affirme que le périodique ne s’intéresse pas à cet événement marquant parce qu’il serait suffisamment couvert par les médias, « sans compter, ajoute Lacasse, que la communauté juive n’est pas directement visée par le FLQ » (p. 280). Le Front de libération du Québec (FLQ) comptait pourtant parmi ses projets l’enlèvement du consul d’Israël à Montréal. De plus, Charles Hershorn, l’homme d’affaires influent de la communauté juive, propriétaire des autobus Murray Hill, détenait le monopole des services de limousines desservant l’aéroport Dorval et il était violemment dénoncé par le Mouvement de libération du taxi, durant la période tumultueuse qui aboutira aux événements d’Octobre 1970. De plus, le FLQ décriait les injustices du monde capitaliste, auquel étaient associés des leaders juifs, tels que Bronfman, Steinberg et Hershorn. Ces derniers seront nommés dans le manifeste du FLQ, parmi les figures que dénonce le mouvement.

Le rôle central que joua l’avocat juif anglophone, Me Bernard Mergler, dans la libération de James Richard Cross, détenu par la cellule « Libération » du FLQ, passe aussi inaperçu dans ce livre. Partisan convaincu d’un Québec souverain, socialiste et membre du parti communiste canadien, Me Mergler avait été sollicité par les membres du FLQ pour qu’il les représente dans leurs négociations qui conduiront à la libération du diplomate britannique.

Plusieurs autres figures importantes de la communauté juive sont absentes de cet ouvrage. Mentionnons, à titre d’exemple, la militante féministe juive de gauche Léa Roback et son frère Léo Roback, co-auteur, avec Émile Boudreau, d’un ouvrage documenté sur l’histoire de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ).

Auteur moi-même de nombreux ouvrages sur la communauté juive et ses rapports avec la société québécoise, je constate, à mon grand étonnement, que mon dernier essai, Les Juifs du Québec : In Canada We Trust. Réflexion sur l’identité québécoise, ou mon étude « Antisémitisme : mythe et images du Juif au Québec » ne sont pas non plus mentionnés (2).

Ce livre ouvre la voie à un champ d’études qui mérite d’être davantage exploré, dans la mesure où des approches moins consensuelles seraient adoptées, afin de mieux saisir la complexité des rapports existant entre la communauté juive et la majorité francophone du Québec.

Victor Teboul Directeur, Tolerance.ca
victorteboul@videotron.ca

 

Notes

1.. Irwin COTLER et Ruth WISSE, « Quebec’s Jews Caught in the Middle »,Commentary, 64, 3 (septembre 1977), p. 57.

2. Victor TEBOUL, Les Juifs du Québec : In Canada We Trust. Réflexion sur l’identité québécoise, Rouyn-Noranda, L’ABC de l’édition, 2016, 273 p. ; Victor TEBOUL, « Antisémitisme : mythe et images du Juif au Québec », Voix et images du pays, 9, 1 (1975), p. 87-112 [en ligne] :

https://www.erudit.org/fr/revues/vip/1975-v9-n1-vip2452/600298ar/

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Compte rendu paru dans Études d’histoire religieuse, Volume 89, numéro 1-2, 2023, pp. 133 - 136.

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1102093ar

DOI : https://doi.org/10.7202/1102093ar

Éditeur`: Société canadienne d'histoire de l'Église catholique

ISSN

1193-199X (imprimé)

1920-6267 (numérique)

Disponible aux abonné.e.s de la revue depuis le 16 août 2023, mise en ligne sur ce site le 25 juillet 2024.

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On pourra aussi consulter : Les Juifs et les élites québécoises : des susceptibilités à ménager 

Et :

Bernard Mergler et la libération de James Richard Cross, le 3 décembre 1970

 

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Victor Teboul est écrivain et le directeur fondateur de Tolerance.ca ®, le magazine en ligne sur la Tolérance, fondé en 2002 afin de promouvoir un discours critique sur la tolérance et la diversité. 

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