Au commencement, c’était le feu et l’eau, en réponse à la question relative à l'origine du monde que les premiers philosophes grecques ont posée. On est dans un univers de diversité activé par une intersubjectivité permettant aux sujets de communiquer sans forcément être d’accord sur ce que l’on discute. Cette intersubjectivité ne prend plus le dessus dès qu’il s’agit du rapport humain à la nature en transformant le cru au symbole de la culture que chacune et chacun valorise. L’odeur se joint à l’idée et la conclusion ne doit pas rimer avec le verbe : cramer. Le souci d’associer l’art à la manière prédomine dans cet espace, peu importe l’appartenance sociale du bénéficiaire. Le goût est humain. Après tout, je cuisine pour que tout le monde savoure.
Je ne m’attendais pas à ce que le préfet me couvre d’éloges en répétant à chaque mouvement de mâchoires : c’est très bon. Cuisiner est-il une fin en soi ou un moyen ? Ce n’est pas vraiment le genre de questions qui me taraude, l’essentiel est de m’insérer à ma manière. C’est vraisemblablement l’idée avec laquelle Dija gère les conséquences de son immigration.
La théorie des aubergines est une représentation microscopique d’une société où le contraste de la différence induit la plèbe dans les préjugés à l’image de ce que diffusent des chaînes de télévisions françaises par rapport la question d’altérité. La seule différence, c’est que sur ces plateaux de télévisions, on sent l’odeur du parfum, tandis que dans cet espace, l'odeur de l’envie de manger camoufle ce que chaque cuisinier et cuisinière sent. L'intégration, l’insertion, l’assimilation, le voile, la laïcité et d’autres sujets autour desquels on débat sur les plateaux de télévisions, accompagnent le verbe servir dans la cuisine. Tout se convertit dans ce monde que le digital a favorisé. Du coup, la conversion s’est presque identifiée au religieux à tel point que la technique est devenue un dogme dont l'aliénation endigue la distanciation. Chaque mot en cache un autre. Au demeurant, la conversion, n'est-elle pas la face cachée d’une intégration que la phobie associe à l’assimilation ? « Intégrer, intégrer. Intégrer qui dans quoi ? Dans mon esprit, le mot brumeux virait à l’obsession. Si bien qu’il m’arrivait au réveil d'examiner mon portrait dans la glace. Rien n’a changé. Me réveillais-je un matin dans l’habit tant convoité ? Ça y est, elle est intégrée ! Le reptile a mué ! Papillon sorti de sa chrysalide ! » (1).
Le fait d’immigrer n’est au final qu’une conversion de lieu. Ici on oublie la stratégie de l'insertion et on fait de son mieux pour stimuler le goût et préserver le vivre-ensemble. Là bas on cogite sur la différence. Les propos sur l'intégration projetés sous les projecteurs d’un ou d’une intellectuelle, d'un ou une chroniqueur, d'un ou une politique dévoilent le décalage entre celles et ceux qui considèrent que la discorde est vitale au vivre-ensemble et celles et ceux qui fantasment sur l’uniformité. Ils ont consciemment omis d'évoquer que l’insertion, n’est pas une insertion d’ordre mécanique dans laquelle tout individu doit s’introduire et s’identifier aux règles que cela impose, ils ont essayé d'ôter à cette personne dont la subjectivation st différente et constitue à un ajout à cette France plurielle. Les autres, hélas, issus de l’immigration, sont irrigués par la soi-disant théorie de remplacement vont plus loin dans l'illusion du rejet de la différence, en prônant l'idée de l’assimilation. Heureusement que des volontés de préserver le vivre ensemble sont toujours là pour bannir ce genre de "thèses" discriminatoire.
Ce roman est une transcription d’un français qui ne nous est pas familier, nous qui sommes habitués à la rigueur d’une langue française que nous avons apprise par le biais de la lecture et l'écriture. Il s'agit là d’une contextualisation d’un idiome propre à une frange de la société dont les aspirations ne doivent aller plus loin que ce que propose le RSA. Passer du contexte au texte est une tâche très lourde que l’écrivaine a réussie. Elle a su nous introduire dans un registre qui ne ressemble pas à notre quotidien, tout en juxtaposant le jargon et la langue française. Il faut dire que cette juxtaposition ne se représente pas dans ce récit comme une proximité rapprochant le texte du contexte. C’est une proximité distanciée par la fiction que l'écriture affine. Je suis devant un art qu'est le produit fini d’un invisible dont je ne connais pas le secret. Un travail qui part du réel pour s'en distancier. Ce travail ressemble à celui du sculpteur qui transforme la nature pour s’installer dans la culture. N’est-on pas en pleine créativité ?
Le diminutif de Khadija est une histoire qui s'écrit en abréviation et raconte une attente pas trop loin de celle d’Ishtar. Sauf que Dija s’est forgée dans l’immigration, alors qu'Ishtar est une rescapée de la migration. Peu importe, elles sont toutes les deux victimes d’un lendemain enquête d’une date. Elles sont toutes les deux l'illustration d'une impossible uniformité qui n’existe que dans l’imaginaire d’une arrière- pensée exclue par la diversité. Elles ne sont pas la représentation d’un surmusulman qui se veut le porte-parole ou la bouche ouverte de Dieu dans le monde, pour reprendre Fethi Benslama. Vous, cuisinières et cuisiniers qui êtes en train de causer voile, appelez Tifa qui a subi le paradoxe de l’ailleurs pour qu’elle vous explique ce que veut le port du voile.
La théorie des aubergines raconte le récit d'un plat qu’une dame a préparé et que le préfet ne goûtera jamais. Personne ne peut décrire cette saveur enjolivée de tendresse qui rend ce plat plus délicieux que l’on mange en pensant au prochain vendredi. Lmouima , la maman n’a intégré ni école de tourisme ni centre de qualification professionnel . Son savoir-faire et son expertise dans le domaine de la cuisine sont guidés par la culture du partage dans son sens primitif. Chez nous on mange ensemble. Le repas de deux personnes suffit pour trois.
Leïla Bahsaïn Monnier a montré à travers cet écrit sa capacité intellectuelle d’arracher le lectorat à l'indolence qu'engendre la simplicité de la transition. La trame de ce récit exige un effort de la part du lecteur pour saisir la teneur de l'articulation du contexte avec le texte. Son écriture n’est pas seulement une transcription d’une insertion par la cuisine, elle est aussi l'expression d’une créativité dont la fiction écorne la réalité.
Ce roman est un délice à partager.
Leïla Bahsaïn est franco-marocaine, elle vit à Besançon. Après avoir été conseillère en réinsertion, elle s'occupe désormais d'une association qu'elle a fondée au Maroc, qui se consacre à l'alphabétisation des femmes.
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Leïla Bahsaïn, La théorie des aubergines, roman, Albin Michel, 2021.
Note
1. La théorie des aubergines, p. 62.
2 avril 2021