Ma lecture de ce roman revêt une particularité que je n’arrive pas à expliquer. Plus j’avance dans le récit, plus le titre s’impose comme arrière-plan de tout ce que j’ai capturé. Ce n’est qu’à la fin du roman et plus précisément à l’avant dernière page que le narrateur est venu à ma rescousse pour me débarrasser de ce spectre qui ne cessait de planer autour de ma récolte à chaque fois que je fais une pause, sans embrouiller mon fil conducteur. De quoi s’agit-il?
Je suis sûr et certain que l’auteur a beaucoup réfléchi avant de nos proposer le titre de son roman. Une des questions que l’écrivain s’est probablement posée avant de vaincre l’embarras du choix et opter définitivement pour la version finale du titre de son roman est la suivante : quel est l’effet escompté de ce titre sur le lecteur ?
En fait, l’effet du titre ne s’est fait pas attendre. La première chose qui a stimulé mon envie d’accompagner par le cumul de lecture, l’expérience d’une écriture dont j’ai déjà savouré la portée intellectuelle dans L’homme descend du silence (2), c’est le titre. Du coup, Au Détroit d’Averroès m’a fait d’emblée penser au détroit de Gibraltar. Je savais, avant même que j’entame ce roman, qu’il ne s’agit pas de parallèle qui consiste à projeter une histoire dont le signataire est Tarik Ibn Ziyad sur l’expérience dotée d’un riche combat contre la violence non pas par le sabre mais par la raison , celle d’Averroès. En dépit de ce décalage historique ajouté à la complicité de l’auteur, cette image du détroit de Gibraltar ne voulait plus me quitter tout au long de ce roman. Peu importe, ce qui m’intéresse c’est la symbolique du parallèle. Après tout, je ne suis pas historien, je ne suis qu’un simple lecteur qui cherche à tuer l’auteur en capitalisant sur ce que j’ai retenu de son écrit.
Entre le détroit de Gibraltar et Au Détroit d’Averroès, loin du Quand historique, toute une symbolique se dessine pour raconter le dialogue entre deux mers. Lequel dialogue s’est exprimé dans deux langues différentes : l’une prône le sabre, tandis que l’autre évoque le livre. L’une a fait l’éloge du cheval, l’autre s’est servie du muletier en vue de se débarrasser du verbe qui « dérange. » Ce détroit auquel l’auteur voulait assigner une connotation culturelle dont Averroès était le vrai interlocuteur de par sa capacité à forger la déduction, ne fait plus partie d’une leçon d’histoire qu’on a apprise et dans laquelle Tarik Ibn Ziyad s’est présenté comme héros d’un récit éphémère et nostalgique d’une période qui ressemble au rêve.
Au Détroit d’Averroès, ce titre, à mes yeux, pourchasse l’idée selon laquelle, le fait de conquérir autrui se réalise par la démonstration, c’est à dire le persuader sans nuire à ses convictions, au lieu de courir derrière la force et la violence qui ne peut au final engendrer que la violence. A bas donc les formules excitantes d’une poésie aux prémisses terroristes datant d’une époque révolue dont la tonalité se vante d’une vérité essoufflée depuis que la modernité a instauré la tolérance.
Ce titre voulait renverser le sens de cruauté qu’on voulait nous inculquer en nous apprenant que le sabre nous informe plus, contrairement au livre, pour reprendre une des poésies arabes classique. Jadis, on a identifié la représentation du sabre au cheval. C’était mon cas, j’imaginais Tarik Ibn Ziyad sur son cheval, brandissant son sabre, criant Allah Ou Akbar, défiant le vent à la recherche d’un autre ciel sans se soucier du devenir d’une aventure mal calculée dont nous récoltons les retombées. L’imagination de cette scène qui ressemble à la fantasia nous empêchait, faute de maturité, de poser la question du Pourquoi et du Comment qui peut nous éclairer sur les dessous d’un égocentrisme qui s’est métamorphosé en nostalgie aveugle que seuls quelques poètes ont glorifiée. A l’opposé de cette métaphore du cheval qui invitait à l’hallucination, l’image de mule transportant le cadavre et les livres d’Averroès de Marrakech vers Cordoue interpelle l’idiotie démunie d’altérité. Ce n’est que plus tard que nous avons réalisé que la symbolique de mule s’identifie à ceux qui lui ont signifié le qualificatif d’idiot et lui ont attribué la capacité de subir sans protestation aucune. Voir le cadavre quitter le sud est synonyme d’un exil vers une terre déjà contaminée par l’ouverture des commentaires, et prédisposée à accueillir les lumières d’une entreprise philosophique que le sabre a longtemps combattu.
Tout compte fait, la tragédie du savoir que représente ce tas de livres en route vers le nord, raconte la misère d’un contexte qui s’offre tout sauf la distanciation. Dr Brown avait donc raison de dire : « le drame d’Averroès chez lui, et qu’il a été longtemps abandonné, découvert sur le tard et reçu avec décalage. » (3)
Notes
(1) Au Détroit d’Averroès, Driss Ksikes, ROMAN, Editions Le Fennec, janvier 2017.
(2) L’homme descend du silence. Driss ksikes. Ed : Al Manar.
(3) Au Detroit d’Averroès, p. 107.