La grâce royale posthume accordée en décembre dernier, en Grande-Bretagne, à Alan Turing, l'un des pères de l'intelligence artificielle et héros de la Seconde Guerre mondiale, illustre bien le chemin parcouru dans plusieurs pays occidentaux en ce qui touche la reconnaissance des injustices commises à l'endroit des homosexuels. Turing avait été condamné en 1952 pour homosexualité avant de subir une castration chimique.
L'égalité des droits pour les homosexuels et les lesbiennes est maintenant, comme on le sait, une réalité inscrite dans la législation de la plupart des pays occidentaux et toute discrimination à leur endroit est interdite par nos chartes québécoise et canadienne des droits et libertés.
Si l'on doit combattre les préjugés à l'endroit des lesbiennes, des gais, des bisexuels et des transgenres (LGBT), et rappeler avec raison les mauvais traitements subis - et qu'ils continuent de subir dans plusieurs pays de la planète - pouvons-nous toutefois critiquer les gais sans être traités d'homophobes ?
Être gai ou lesbienne étant maintenant un état reconnu et accepté dans notre société, faut-il continuer d'être fier parce qu'on est gai ? Car qu'y a-t-il de fier dans un état ? Doit-on se déclarer fier d'être roux ou gaucher ? Lorsque l'indépendance du Québec sera chose faite, ne sera-t-il pas un peu moins pertinent d'affirmer que l'on est fier d'être québécois ?
Prenons aussi, à titre d'exemple, les mouvements nés dans les années 1960 et visant à valoriser les minorités ethniques. Le fameux slogan «Black is beautiful» est-il aussi pertinent aujourd'hui alors que les Etats-Unis ont élu à deux reprises un président noir ? De même, le défilé de la «Fierté gaie» est-il aussi nécessaire depuis les acquis obtenus par les LGBT ?
Il me semble que cette qualification désignant une fierté s'appliquait à des groupes minoritaires en quête de reconnaissance parce qu'ils étaient traités comme des marginaux par la société. Or, il est clair qu'aujourd'hui les gais et lesbiennes constituent des groupes largement reconnus, que d'aucuns pourraient même qualifier de groupes de pression, c'est-à-dire des lobbies, généreusement subventionnés par les pouvoirs publics au même titre que bien d'autres groupes.
Plus visibles sur la place publique que les femmes lesbiennes, même si celles-ci alimentent davantage l'imaginaire que les hommes gais, comme dans le film La vie d'Adèle, ces derniers ont de tout temps révolutionné les arts. L'œuvre de Michel Tremblay constitue sans doute l'exemple le plus évident de ce caractère révolutionnaire qui a marqué la littérature et le théâtre québécois au cours de la deuxième moitié du 20e siècle.
Depuis, les auteurs gais québécois ne cachent plus leur homosexualité, elle est même souvent au centre de leur œuvre, lorsqu'elle n'en constitue pas l'unique aspect (pensons aux films de Xavier Dolan). Et quant à décrire les prouesses sexuelles de leurs personnages, c'est à se demander si les écrivains hétéros ne sont pas devenus ringards dès qu'il s'agit de représenter des jeux érotiques.
Je viens de lire le roman de Simon Boulerice, Les Jérémiades, qui m'a confirmé ce qui n'était jusqu'ici qu'une impression. Eh oui, les gais sont permissifs. Et, en tant qu'hétéro, je les envie! Très populaire et très lu, Boulerice, qui est un jeune auteur prolifique et talentueux, était même l'invité récemment de Tout le monde en parle, l'émission de télé la plus écoutée au Québec. Plusieurs articles élogieux lui ont d'ailleurs été consacrés, dont un dans lequel on jugeait utile de rappeler qu'il assumait «fièrement » son homosexualité. Encore, la fierté !
Admirablement poétique et émouvant, Les Jérémiades raconte l'amour très charnel qu'éprouve Jérémie, un garçon de neuf ans, pour Arthur, son aîné de six ans. La lecture de ce roman m'a fasciné. Autrefois, il aurait été relégué aux rayons obscurs de la littérature homosexuelle quelque part au fond d'une librairie. Mais aujourd'hui cet auteur est primé et je m'en réjouis. Il n'est plus marginalisé; c'est devenu «cool» d'être gai.
L'action du roman alterne de la cour d'école primaire de Jérémie, où Arthur viendra le draguer, à la chambre à coucher de ce dernier. C'est une histoire d'amour entre deux jeunes - très jeunes - garçons, qui raffolent encore de friandises et de jeux Nintendo (l'action a lieu dans les années 1990).
Et le narrateur ne se gêne pas pour décrire de manière très explicite des scènes sexuelles. Rêvant constamment d'être une jeune fille, il se déguise en femme et se qualifie à quelques reprises de «pute heureuse». Grâce à Arthur, Jérémie découvre la sexualité :
«Je découvris son corps à mon tour. Je baisai chacune des épines de son dos, de quoi m'égratigner les lèvres. Je m'attardai à son sexe qui me fascina. Ce sexe était un pain chaud. Tous s'en seraient emparés. J'appris à le faire. Son sexe bégayait dans ma bouche. Je lui faisais plaisir. J'étais charitable. Arthur le fut aussi : sa langue parcourait mes fesses. Je gémissais le son coupé.»
Et tout cela se passe avant même que le jeune narrateur ne termine sa cinquième année... du primaire !
Une histoire identique mettant en scène des personnages hétérosexuels aurait-elle pu se concevoir ?
Revoyons les éléments du roman Les Jérémiades, évoqués plus haut, et transposons l'histoire dans un milieu hétérosexuel : un adolescent âgé de 15 ans drague une écolière du primaire âgée de 9 ans. Celle-ci décrit sa première expérience sexuelle. Rewind sur quelques extraits cités plus haut :
«... Je m'attardai à son sexe qui me fascina. Ce sexe était un pain chaud. Tous s'en seraient emparés. J'appris à le faire. Son sexe bégayait dans ma bouche. Je lui faisais plaisir. J'étais charitable. Arthur le fut aussi : sa langue parcourait mes fesses. (...)».
Aurait-on osé décrire aussi librement les mêmes scènes érotiques s'il s'agissait de jeunes hétéros ayant à peine atteint l'âge de la puberté, sans s'attirer les foudres de nos multiples organismes de défense de la bien-pensance ? Et sans risquer d'être accusé de distribuer du matériel pédophile ?
Dans une entrevue réalisée à Télé-Québec avec l'écrivain Frédéric Beigbeder, le chroniqueur Richard Martineau s'offusquait que l'auteur de Un roman français revendique le droit de faire l'amour avec une jeune fille de seize ans.
Nous voici donc revenus à l'époque de Lolita, le célèbre roman de Nabokov, paru en France en 1955. Reconnu aujourd'hui comme un chef-d'œuvre, il fut interdit aux Etats-Unis, car il racontait l'amour passionné et charnel d'un professeur pour une jeune nymphette de douze ans.
Notre société a-t-elle fini par tolérer chez les groupes gais, du moins dans le domaine des représentations, des comportements permissifs qui demeurent sévèrement réprouvés dans les milieux hétérosexuels?
Si l'on doit se réjouir que les auteurs gais jouissent d'une liberté évidente sur le plan des arts, c'est à souhaiter que les écrivains hétéros sauront défier les carcans qu'on leur impose.
Sur ce, bonne et heureuse année 2014 !
Note
Le roman de Simon Boulerice, Les Jérémiades, est paru aux Éditions Sémaphore, Montréal, 2009. ISBN 9782923107134
1e janvier 2014