La création des États nationaux au début de XXème siècle au monde arabo-musulman a permis aux citoyens de cette région de développer un sentiment d’appartenance à la patrie et non plus à la ummah (1).
Néanmoins, la création de ces États modernes et l’instauration de certains principes égalitaires dans leurs constitutions n’ont pas amené à l’émancipation totale de l’Orient arabe. Ainsi, l’identité religieuse continue parfois à primer sur l’identité nationale lorsque l’islam dans cette région n’est pas seulement une religion, mais aussi, plus ou moins, un gouvernement, une politique, une culture, une coutume, une identité et une tradition.
Les États actuels de l’Orient arabe ne sont pas complètement islamiques. La laïcité ne qualifie pas non plus ces États. On peut cependant insister sur la différence fondamentale quant à l’influence de l’islam ou le degré d’islamisation de chaque État. L’islamisation apparaît notamment à travers la constitution d’un État et l’insertion de la loi musulmane dans son ordre juridique interne. Nous nous limitons dans cet article à examiner la référence à l’islam dans les textes constitutionnels de l’Orient arabe.
Il est vrai que certains termes de droit musulman ont disparu des constituions modernes des États arabo-musulman(2). Cependant, l’emprise de l’islam apparaît également, à plusieurs reprises, dans les constitutions de ces États. Contrairement à la Constitution libanaise qui n’énonce aucun lien entre l’État et l’islam, tous les États de l’Orient arabe font une telle allusion. Cependant, la manière dont cette référence est affichée, varie d’un État à l’autre.
La constitution syrienne annonce que la religion du Chef d’État doit être l’islam (article 3). Tout en admettant qu’une telle clause constitue une atteinte portée aux droits sociopolitiques des autres communautés religieuses (3) , il est important de rappeler deux remarques. Tout d’abord, cette clause a été ajoutée à la constitution, suite à des manifestations violentes dans le milieu islamique, notamment à Hama (4), pour protester contre l’abandon de dispositions constitutionnelles concernant le principe de l’islam religion d’État (5). Ensuite, la non-figuration de l’islam comme religion de l’État en Syrie, constitue un cas exceptionnel dans le monde arabe (6). Ajoutons que l’actuelle Constitution syrienne fait du fiqh (doctrine) islamique l’une des sources principales de la législation, à la différence de l’ancienne Constitution de 1950 où le fiqh musulman était la source principale de la législation (7).
L’ensemble de ces clauses contribue à restreindre l’influence de l’islam en Syrie par rapport aux autres États de l’Orient arabe. En effet le régime syrien cherche à légitimer son pouvoir sur une autre base que l’islam. Il remplace le panislamisme par le panarabisme comme l’en témoigne la constitution actuelle du pays. Il faut noter que l’arabisme est à l’origine d’une ignorance de la diversité ethnique en Syrie. Ainsi, l’arabisme est l’autre visage de l’islamisme. Cette dernière divise l’Orient arabe entre non-musulmans et musulmans en favorisant ces derniers, tandis que l’arabisme divise les citoyens entre non-Arabes et Arabes en favorisant également ces derniers. Les deux concepts conduisent à des formes d’inégalité ; ce qui est incompatible avec la conception actuelle des droits de l’homme.
La situation en Égypte est plus complexe et sa constitution est beaucoup plus islamisée qu’en Syrie. Elle déclare dans l’article 2 que l’islam est la religion de l’État (8) et que les principes de la loi musulmane constituent la source principale de la législation. Concernant cette dernière clause, la rédaction initiale était « la loi musulmane constitue une source de législation », soulignant bien que, comme dans la plupart des constitutions arabes, la loi musulmane est une source de législation et non la seule source.
Cependant le Président égyptien Sadate, qui encourageait les frères musulmans, a ajouté la mention « la source principale » (9) à l’article 2, ce qui bien évidemment, renforce l’islamisation de la législation. Par conséquent, cela débouche souvent sur des lois discriminatoires à l’encontre des non-musulmans et des femmes dans le pays. Signalons, dans ce contexte, que la formule retenue par la Constitution syrienne « le fiqh islamique est une source principale de la législation » n’a pas la même valeur que la formule énoncée dans la Constitution égyptienne qui considère la charia comme la source principale de la législation. D’après Bernard Botiveau, « la référence à la charia peut devenir facilement contraignante alors même qu’elle ne fait qu’énoncer un principe général ; en revanche, la simple référence au fiqh, considéré comme une source parmi d’autres, situe l’interprétation du droit dans un cadre très large » (10). Il est nécessaire de souligner que la Constitution de la République Arabe Unie, lors de l’unité entre la Syrie et l’Égypte, était plus influencée par l’arabité que par l’islamisme (11).
L’article 12 de la Constitution égyptienne exige, de l’État et de la société, de veiller au maintien du niveau élevé de l'éducation religieuse et l’article 19 fait de l’instruction religieuse une matière essentielle dans les programmes de l'enseignement général. Ces clauses, prévues dans les articles 12 et 19, sont absentes des autres constitutions de l’Orient arabe. Ce qui explique le degré élevé de l’influence de la religion en Égypte par rapport aux pays voisins.
Quant à la Jordanie, celle-ci déclare dans sa constitution que l’islam est la religion de l’État (12) et la loi musulmane est la source principale de la législation (13). En vertu de ladite constitution, les tribunaux islamiques “chariés” appliquent les règles de la loi musulmane. De ce fait, la charia est retenue « en tant qu’ensemble de normes se suffisant à elle-même » (14). En outre, cette constitution prévoit une clause relative au Roi qui doit être musulman, sain d'esprit, né d'une épouse légitime et de parents musulmans (article 28, e).
Il existe également d’autres dispositions constitutionnelles indirectement inspirées de la religion musulmane. Ainsi l’article 34 de la Constitution égyptienne et l’article 17 de la Constitution syrienne font allusion à la succession. Ces articles disposent que le droit à la succession est garantie conformément à la loi, mais de quelle loi s’agit-il ? En effet, la succession est un droit réglementé dans la charia, jusqu’à nos jours, dans les États de l’Orient arabe. De même, l’insistance sur certains termes comme la "solidarité" et la "famille comme base de la société" trouve son fondement dans le Coran. L’article 9 de la Constitution égyptienne prévoit que « la famille est la base de la société, fondée sur la religion, la morale et le patriotisme ». L’article 44, 1 de la Constitution syrienne reprend ces mêmes dispositions.
Il ressort qu’aucune des dites constitutions n’a fondée le pouvoir politique et législatif de l’État directement sur l’islam, comme le cas du Soudan et de l’Arabie Saoudite (15). Pourtant, l’islam a laissé clairement ses empreintes sur les constitutions des États de l’Orient arabe et par conséquent sur leurs ordres juridiques internes. Ceci reflète une identité musulmane des États de l’Orient arabe conduisant parfois à la marginalisation des minorités religieuses et à l’infériorité du statut de la femme.
L’Orient arabe fait actuellement l’objet d’une profonde réforme politico-juridique, notamment constitutionnelle, depuis le déclenchement de certaines révolutions contre les régimes autoritaires. Les questions liées à la religion semblent jusqu’à présent écartées par toute réforme constitutionnelle. Néanmoins, cette situation est forcément temporaire et le danger que constitue l’arrivée des islamistes est toujours présent. Ceux-ci appliqueraient intégralement la charia en tant que source exclusive de la législation (16). En revanche, la laïcité, qui est indispensable pour la démocratie et la protection des minorités religieuses, a aussi des chances d’être instaurée.
Notes
1. La ummah désigne la communauté de croyants, autrement dit la nation dans son unité religieuse.
2. Ainsi, le terme “Gens du Livre ” et la distinction entre croyants et non-croyants fut remplacé par le terme “citoyens”.
3.Ladite clause a pour effet de violer le principe de l’égalité et empêcher l’instauration de la laïcité.
4. En février-mars 1973.
5. Cf., Groupe de recherches islamo-chrétiens, État et religion, in: Islamochristina 12, 1986, pp. 52-53. Et Laurent Chabry et Annie Chabry, Politique et minorités au Proche-Orient : Les raisons d’une explosion, Maisonneuve& Larose, Paris, 1984, p. 176 et s.
6. Cette clause est aussi absente des Constitutions libanaise et djiboutienne.
7. De plus, la Constitution syrienne de 1950 prévoyait que l’islam soit la religion de la majorité des syriens. Il est toutefois important de noter que ce compromis a été proposé, lors de l’adoption de la constitution de 1950, par Latif Ghanimé, le député syrien catholique d’Alep. Sur les circonstances qui ont accompagnés la rédaction de la Constitution syrienne de 1950, notamment l’intervention de Fares Al-Khori, voir Pierre Rondot, « Les chrétiens d'Orient », J. Peyronnet, Paris, in: Cahiers de l’Afrique et de l’Asie, 1955, pp. 228-229.
8. Cette clause a été prévue par toutes les constitutions égyptiennes, à l'exception de celle de 1958.
9. Suite à l’amendement de mai 1980.
10. Bernard Botiveau, Loi islamique et droit dans les sociétés arabes. Mutations des systèmes juridiques du Moyen-Orient, Paris : Karthala/IREMAM, 1993, p. 238.
11. Le seul lien entre l’État et l’islam a été déclaré dans l’article 5 : « L’islam est la religion de l’État ». A cette époque, il n’y avait aucun problème confessionnel et le sentiment nationaliste du peuple importait largement l’appartenance confessionnelle.
12. Article 2.
13. Charte nationale de 1990, chapitre I.
14. Abdelfattah Amor, « La place de l’Islam dans les constitutions des États arabes ; modèle théorique et réalité juridique », in: Islam et droits de l’homme, Economica, Paris, 1994, p. 25.
15. Cf., aussi l’incompatibilité des constitutions de l’Orient arabe avec le projet de constitution islamique élaboré par l’université d’Al-Azhar en 1978 ainsi que le modèle de constitution islamique rendu public, en 1983, lors d’une conférence sur « l’islam aujourd’hui ». En effet, ce projet ainsi que ce modèle contiennent les principes et les règles qui devraient régir l’organisation de tout État islamique. Cf., مشروع دستور إسلامي (Projet de constitution islamique), in: revue de l’Université d’Al-Azhar, avril 1979, p. 1092 et s. Et, نموذج للدستور الاسلامي (Modèle de constitution islamique, Islamic Council), 16 Grosvenro Grescent, London, SW1, 1983, 42 p.
16. D’après Mawdûdî : « Dieu étant l’unique législateur, il ne peut exister qu’une Loi, celle qui a été révélée dans le Coran et mise en œuvre par Muhammad, ses Compagnons et les premiers califes ». Abû l-A’lâ Al-Mawdûdî, حقوق أهل الذمة في الدولة الاسلامية (les droits des dimmis dans l’État islamique), s.l.n.d., 137 p. Cite par André Ferré, « Protégés ou citoyens ? », in Islamochristina n°22, Rome, 1996, p. 88.
29 septembre 2011