Voile, kirpan, kippa : la tolérance...jusqu'où ?
(French version only)
Trois ans avant la fameuse controverse suscitée par le code de conduite d'Hérouxville et la création de la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables, qui a suivi la polémique, Tolerance.ca invitait en 2004 le public à un débat. Les invités de Tolerance.ca devait débattre de la question : la tolérance jusqu'où ?
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Comment vivre ensemble dans une société multiculturelle ? Doit-on, peut-on transcender nos différences ? Comment concilier valeurs communes et convictions individuelles ? Au moment où le sujet des accommodements raisonnables est au coeur de l'actualité, lisez le compte rendu du débat organisé par Tolerance.ca®.Tolerance.ca® www.tolerance.ca le magazine Internet sur la tolérance, dirigé par Victor Teboul, marquait son deuxième anniversaire le 20 mai 2004 à la Maison des écrivains de Montréal, par un débat-conférence intitulé Voile, kirpan, kippa : la tolérance...jusqu'où ? devant une assistance nombreuse et passionnée. Plus de soixante-dix personnes s'y étaient présentées pour assister à l'événement, désireuses de nourrir une réflexion sur les limites de la tolérance en contexte de multiconfessionnalité. Nous sommes heureux de rendre disponible le compte rendu d'un débat sur un sujet qui, en 2007, à la veille d'une élection au Québec, est au coeur de l'actualité.
Ont participé au débat-conférence :
Me Julius Grey, avocat spécialisé en droits de la personne et en immigration, Dr Marc-Alain Wolf, psychiatre, auteur de Quand Dieu parlait aux hommes, membre de Tolerance.ca®, Mme Isabelle Gusse, professeure de communication politique à l'Université du Québec à Montréal (UQÀM), M. Osée Kamga, critique littéraire, membre de Tolerance.ca®, M. Daniel Baril, journaliste, anthropologue et militant laïque, ainsi que M. Yvan Cliche, spécialiste en développement international et membre de Tolerance.ca®. M. Cliche était l'animateur du débat.
Mme Monica Freire, chanteuse d'origine brésilienne, a assuré l'animation musicale.
Que pensent nos invités ?
En guise d'introduction, l'animateur de la soirée, M. Yvan Cliche, insiste sur la nécessité, dans un Québec multiculturel, de se poser la question du « vivre ensemble », particulièrement quand le reste du monde semble aux prises avec des tiraillements entre tradition, religion et modernité.
Isabelle Gusse, évoque d'entrée de jeu le rôle clé des médias dans la fabrication de préjugés sur les communautés ethnoculturelles. La sociologue recommande d'exercer une extrême méfiance à l'égard des représentations médiatiques. Elle invite tout un chacun à bien se documenter et à diversifier ses sources pour appréhender ces questions épineuses. L'auteure de Je ne suis pas raciste mais… souligne l'ambiguïté du terme « tolérance », impliquant, selon elle, bien souvent qu'une personne supérieure tolère l'étranger, le différent.
Marc-Alain Wolf, pour sa part, estime qu'à la question : « la tolérance jusqu'où ? », on peut répondre sans hésitation : « jusqu'au bout ». Le psychiatre rappelle que les signes religieux : kippa, foulard, etc., revêtent plusieurs significations et qu'il faut faire attention aux amalgames. Contrairement à la dominante coercitive de l'approche française, il nous faut, au Québec, inventer des façons souples pour vivre tous ensemble. Attention de ne pas imposer un effacement des différences et, en même temps, prôner le droit à la différence.
Dès le début de son intervention, le romancier Osée Kamga prend position contre le port du voile à l'école, déplorant ce que le philosophe allemand Peter Sloterdijk appelle « l'équilibre progressiste de l'irrésolution », à savoir qu'en Occident, on n'ose pas défendre des positions tranchées, de peur de se faire taxer d'intolérance. M. Kamga soutient qu'il est périlleux de rationaliser des positions reposant sur des affects. Le moyen de transcender les différences reste à trouver pour résoudre les tensions entre les droits individuels comme forme d'inscription identitaire et le maintien d'un espace collectif.
Daniel Baril nous offre dans son intervention une érudite historicisation des symboles religieux. Pour ce fervent défenseur de la laïcité, le kirpan, le foulard et la kippa ne sauraient être placés sur le même pied d'égalité. De plus, la charge de l'accommodement ne peut toujours incomber à la seule société d'accueil, les communautés religieuses doivent s'adapter à la modernité.
Il faut écouter les membres dissidents de ces communautés comme Chahdortt Djavann, auteure de Bas les voiles! qui voit le foulard comme la pointe de l'iceberg et le symbole d'une différence de droit et non du droit à la différence, souligne M. Baril. Contredisant ce qu'avançait Marc-Alain Wolf précédemment, Daniel Baril estime que le foulard représente la même chose pour toutes les femmes quand on interroge profondément sa signification : l'oppression. Quand on dénonce ces manifestations, on ne fait pas preuve d'intolérance : tolérer ne veut pas dire se taire. Il appartient aux citoyens de défendre nos valeurs, pas aux tribunaux.
Ce à quoi Me Grey rétorque qu'il se reconnaît lui-même dans les valeurs républicaines et séculières auxquelles Daniel Baril fait référence. Pour l'avocat montréalais, la tolérance c'est l'acceptation de ce qu'on n'aime pas. Pour lui, les limites de la tolérance doivent être les plus larges possibles. Dans le cas de doute, il faut tolérer et non prohiber, comme le prescrit la Charte canadienne des droits. C'est donc avec ces principes à l'esprit qu'il a défendu le jeune sikh et son droit à porter le kirpan.
Pour Me Grey, la question du foulard islamique dépasse le symbole religieux en constituant une entrave au savoir, notamment quand elle s'accompagne de modifications des programmes scolaires ou qu'elle affecte le contenu de la bibliothèque En d'autres termes, il faut accommoder les enfants qui ne mangent pas de porc mais pas ceux qui refusent de lire Flaubert ou Dickens pour des motifs religieux.
Le débat
Pour Daniel Baril, contrairement à ce qu'affirme Me Grey, le jeune sikh de 12 ans était influencé par ses parents et tolérer ce signe religieux (le kirpan) nuit à son intégration.
Osée Kamga souhaite qu'on restaure la dimension initiale du concept de tolérance qui consiste en une recherche de l'équité sociale.
Marc-Alain Wolf évoque la difficulté, dans un tel débat, d'apporter des preuves pour soutenir des opinions, alors qu'il s'agit bel et bien soit de tolérer, soit d'interdire. Le psychiatre rappelle l'importance de nuancer et reproche à Daniel Baril de limiter la symbolique des signes à une seule signification. Quand on empêche l'accommodement dans les bibliothèques, par exemple, on court le danger que les enfants se tournent vers les écoles confessionnelles.
Certes, il n'est pas question d'éliminer la religion mais il ne saurait être question non plus de vouloir intégrer tout le monde, rappelle Me Grey; et la liberté, c'est aussi celle de dire : « Non, je n'obéis pas à mon groupe ».
Osée Kamga évoque l'intégrisme laïque qui guette certains.
Me Grey surenchérit en s'inquiétant que la laïcité ne devienne une forme de « religion » !
Cette boutade mi-figue, mi-raisin soulève les exclamations et les rires du public.
Marc-Alain Wolf rappelle que la laïcité devrait être un principe d'ouverture et non une valeur antireligieuse.
Quand Me Grey évoque l'excellente faculté d'intégration de l'Ontario, Osée Kamga affirme qu'il faut distinguer intégration et assimilation.
Pour l'avocat, l'assimilation doit être réhabilitée, le problème étant l'assimilation forcée. Quand un immigrant refuse de s'intégrer, il s'agit d'un choix personnel qu'il nous faut accepter.
Échanges avec la salle
M. Michel Vaïs, qui se présente comme un juif tunisien, questionne l'idéalisme de Me Grey : l'érouv nuit à l'intégration et il faut faire très attention au puritanisme et à l'intégrisme des juifs hassidiques qu'on oublie souvent dans ce genre de débat.
Me Grey répond que la France, qui a tout toléré de sa communauté juive, l'a très bien intégrée.
Un homme présent dans l'assitance juge qu'autoriser le kirpan c'est accorder un privilège à certains et pas à d'autres.
Pour une autre personne, enseignante de profession, le voile ne dissimule rien d'autre que l'instrumentalisation des femmes par des hommes pour imposer une idéologie. Il faut s'inquiéter du débordement de tolérance et veiller à ne pas imposer ici aux femmes immigrantes les mêmes entraves que dans leur pays d'origine.
Daniel Baril rajoute que le hijab ne vient jamais seul, sous-entendant que ce symbole ne peut être considéré comme un simple bout de tissu mais qu'il est chargé d'interdits.
À un cadre de la CSQ qui demande que l'on protège les enfants dans les écoles, Me Grey répond qu'il faut néanmoins analyser rationnellement les dangers potentiels que représentent les signes religieux : le kirpan n'est pas dangereux.
Isabelle Gusse, s'est fait applaudir par quelques personnes de l'assistance quand elle a posé la question de la culture québécoise, alors que culminent Star Académie et autres sous-produits de la culture de masse au faîte des côtes d'écoute. Madame Gusse nous invite à relire Alain Touraine et son Pourrons-nous vivre ensemble ?
Les questions fusent de toutes parts, toutes plus vastes les unes que les autres. Nous devons cependant mettre un terme à cette période d'échanges avec la salle, en rappelant que le sujet n'est certes pas clos et que, dans les mois à venir, il faudra continuer à parler ensemble de ces problématiques cruciales. Tolerance.ca® se fait un devoir de stimuler et de relayer ce débat incontournable.

Quelques membres du groupe Tolerance.ca® : M-A Wolf, Y. Cliche, V.Teboul, O.Kamga, S.Ricci (coord. de l'événement).*
Le débat-conférence « Voile, kirpan, kippa : la tolérance…jusqu'où ? » est une réalisation du groupe Tolerance.ca®. Il a eu lieu le jeudi 20 mai 2004, à Montréal, à la Maison des écrivains, à l'occasion du deuxième anniversaire du webzine Tolerance.ca® www.tolerance.ca.
Conception et organisation : Victor Teboul, assisté de Sandrine Ricci, coordonnatrice.
Événement organisé grâce à la contribution financière de Patrimoine Canadien.
Tolerance.ca® remercie les participants ainsi que l'Union des écrivaines et des écrivains québécois pour leur aimable collaboration.
Tolerance.ca® www.tolerance.ca se place au premier rang des engins de recherche les plus populaires, tels Google, Yahoo ou Voilà. Répertorié par la plupart des index éducatifs canadiens et québécois, il est utilisé tant au Canada qu'à l'étranger comme source de documentation, autant par le grand public que par les professeurs et les étudiants des niveaux collégial et universitaire, ainsi que par les enseignants et les élèves du niveau secondaire.
Tolerance.ca® vise à développer des approches critiques par rapport à la tolérance et à la diversité.
Mise à jour : 9 février 2007.
* Photos : Gunther Gamper.
Notices biographiques des participants au débat :
Daniel Baril est vice-président du Mouvement laïque québécois, un organisme voué à la défense de la liberté de conscience et à la laïcisation de l'État. Le MLQ a été actif dans la plupart des causes liées à la présence de symboles religieux dans l'espace public, que ce soit la confessionnalité scolaire, le hidjab à l'école, la prière dans les hôtels de ville ou l'érouv des hassidim dans la ville d'Outremont. Daniel Baril est également journaliste à
Forum, l'hebdomadaire de l'Université de Montréal, et diplômé de maîtrise en bioanthropologie de la religion. On lui doit une centaine d'articles journalistiques et de textes d'opinion sur la laïcité et la liberté de conscience ainsi que le volume
Les Mensonges de l'école catholique.
Yvan Cliche est chef, Projets internationaux, à Hydro-Québec International. Il est membre du Conseil d'administration du Conseil communautaire de Notre-Dame-de-Grâce (Montréal), de la Commission interculturelle de Montréal pour le quartier CDN/NDG (Montréal) et membre du Conseil d'administration de l'Association des diplômés de l'Université de Montréal. Auteur d'un mémoire de maîtrise portant sur l'intégrisme islamique, il est l'auteur de nombreux articles sur le monde arabe et l'islam pour divers médias québécois. Il s'intéresse particulièrement à la question des immigrants et à leur rôle dans le développement de l'identité québécoise et canadienne. M. Cliche est membre du groupe Tolerance.ca
®.
Me Julius Grey est avocat et professeur à la faculté de droit de l'Université McGill. Il est considéré comme une autorité en matière d'immigration et s'est fait connaître en tant que défenseur des droits de la personne. Il intervient fréquemment dans les journaux sur les questions relatives au droit, aux lois linguistiques et aux libertés individuelles. Il y a quelques années, il a également défendu le droit d'un jeune sikh de porter le kirpan à l'école, Il a aussi convaincu la ville d'Outremont de tolérer l'
érouv. En plus de nombreux articles, notes et commentaires, il a publié
Immigration Law in Canada (Toronto, Butterworths, 1984).
Isabelle Gusse, docteure en sociologie, est professeure en communication politique au département de sciences politiques de l'UQÀM. Elle a été chargée de cours en communications pendant plus de 10 ans, à l'UQÀM. Ex-présidente du conseil d'administration de la revue
Recto Verso, Isabelle Gusse est une citoyenne engagée. Elle a travaillé ponctuellement pour le Collectif des Femmes Immigrantes, pour qui elle a conçu plusieurs documents de formation interculturelle, notamment
Je ne suis pas raciste mais ... un cahier de réflexion et de sensibilisation sur les relations interculturelles.
Après une maîtrise en études littéraires,
Osée Kamga s'est intéressé au champ des communications. La thèse qu'il vient de déposer à l'Université du Québec à Montréal porte sur les usages des technologies de communication dans les pays en développement. Auteur et critique littéraire, il collabore à diverses publications, dont la revue
Spirale. M. Kamga est membre du groupe Tolerance.ca
®.
Marc-Alain Wolf est psychiatre à l'hôpital Douglas, à Montréal, et professeur à l'Université McGill. Parmi ses intérêts figurent les rapports entre la psychologie et la religion. Il est l'auteur de
Quand le mysticisme mène à la folie (MNH, 1998). Sa thèse de doctorat en philosophie portait sur le dialogue avec le psychotique. Il vient de publier
Quand Dieu parlait aux hommes, chez Triptyque, un ouvrage qui propose une lecture psychologique de la Bible. Le docteur Wolf est membre du groupe Tolerance.ca
®.
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Le débat-conférence « Voile, kirpan, kippa : la tolérance…jusqu'où ? » est une réalisation du groupe Tolerance.ca®. Il a eu lieu le jeudi 20 mai 2004, à Montréal, à la Maison des écrivains, à l'occasion du deuxième anniversaire du webzine Tolerance.ca® www.tolerance.ca.
Conception et organisation : Victor Teboul, assisté de Sandrine Ricci, coordonnatrice.