Comme beaucoup de Québécois, j'ai été fasciné par René Lévesque. Mais cette fascination n'est pas venue tout de suite. Dans les milieux immigrants de la rue Barclay où j'habitais à mon arrivée à Montréal, dans les années 1960, Lévesque nous inquiétait bien plus qu'il ne nous charmait. Pour plus d'info, voir l'ouvrage René Lévesque et la communauté juive de Victor Teboul
M. Lévesque était alors ministre libéral dans le très respectable gouvernement de Jean Lesage et le mot «nationalisation » était autant associé à sa personne que la mèche de cheveux qui, à l'époque, lui tombait sur le front.
Ce mot « nationalisation » avait une résonance particulière pour mes parents qui, comme beaucoup d'immigrants, avaient justement quitté un pays où ils avaient été victimes des « nationalisations ». Lévesque n'avait pas encore fondé le Parti Québécois (PQ) que déjà il nous terrorisait.
C'est plus tard, à l'université, que la fascination a commencé à pointer. J'effectuai une première entrevue avec lui en 1970, quelques semaines avant les élections, dans le cadre d'une table ronde organisée par le réseau de télévision de l'Université Sir-George-Williams (aujourd'hui Université Concordia) où j'étais étudiant. Lévesque était alors le chef du Parti Québécois, fondé deux ans plus tôt, et il avait été invité sur le campus par l'Association des étudiants en sciences politiques. Il devait prononcer un discours dans l’amphithéâtre après l'entrevue.
Je me souviens de lui avoir posé ma première question sur cette peur qu'il provoquait en nous. Je découvris, à mon grand étonnement, qu'il était très sensible aux épreuves souvent subies par les immigrants dans leurs pays d'origine. Je ne me rappelais pas que d'autres leaders indépendantistes eussent manifesté le même degré de compréhension.
Ses propres antécédents de journaliste en Europe, à la fin de la dernière grande guerre, expliquent sans doute la sensibilité qu'il ressentait à l'égard des groupes autres que canadiens-français, et plus particulièrement à l'égard des Juifs.
Sa visite à Sir-George-Williams baignait dans l'atmosphère fébrile des élections d'avril 1970, auxquelles le Parti Québécois se présentait pour la première fois. Dans le studio de télévision de l'université, nous étions fiers d'avoir obtenu un scoop : Lévesque nous annonça que bientôt un jeune avocat juif allait se joindre à sa formation. Il s'agissait de Paul Unterberg qui se portait candidat dans D'Arcy-McGee, le comté dans lequel se trouvait la fameuse rue Barclay où j'habitais et qui était représenté à l'Assemblée nationale par le docteur Victor Goldbloom, député libéral. Je participais à l'époque à la campagne de Paul Unterberg, lors de cette première élection à laquelle se présentait le PQ.
Lévesque incarnait un idéal qui dépassait la cause indépendantiste
Plus tard, dans l'amphithéâtre bondé de Sir-George, Lévesque était ovationné par l'auditoire presque exclusivement anglophone qui avait écouté son discours. Je me rendais compte alors combien il incarnait un idéal qui dépassait la cause indépendantiste. Il représentait les valeurs pour lesquelles nous, étudiants, luttions, quelle que fût notre origine ou notre langue, soit la dignité, l'égalité, la justice. Et sans doute représentait-il aussi une certaine forme de liberté. Peut-être se situait-il dans nos esprits quelque part entre Che Guevara et Salvador Allende, lequel d'ailleurs allait prendre le pouvoir au Chili en septembre 1970. Durant cette période effervescente qui précédait la Crise d'octobre, plusieurs courants de la gauche anglophone - et juive - étaient favorables au mouvement représenté par René Lévesque. C'est un aspect que nos historiens ont négligé.
En 1976, lorsque le Parti Québécois remporta les élections, c'était évidemment tout à fait autre chose.
La réaction de l'establishment juif anglophone à l'arrivée au pouvoir du Parti québécois
Comme je l'explique dans mon livre, l'establishment de la communauté juive anglophone avait très mal réagi lors de la prise du pouvoir par le Parti Québécois, et les relations de Lévesque avec la communauté juive anglophone, tout en étant correctes, ont été souvent tendues. Ses rapports avec la Communauté sépharade -et francophone - étaient évidemment tout à fait différents.
J'aborde ces aspects dans mon livre René Lévesque et la communauté juive.
À l'hiver 1979, j'assistai à la Synagogue Hevra Kadicha de Montréal à un des premiers discours que René Lévesque fit à la communauté juive. Je me rappelle que la salle était bondée. À l'extérieur de la synagogue, des manifestants, identifiés à la communauté juive anglophone, exprimaient bruyamment leur opposition à Lévesque et à ses politiques linguistiques. Je me souviens qu'à la fin de son allocution, les leaders de la communauté juive s'étaient levés spontanément pour entonner l'hymne national canadien, le O Canada... (1)
On imagine ce qu'un chef d'État qui préconise l'indépendance du Québec ait pu ressentir.
Soutenir, comme un certain auteur le fait aujourd'hui, que les rapports entre Lévesque et les Juifs du Québec étaient harmonieux contribue donc à falsifier l'histoire.
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En décembre 1981, lors de mon deuxième entretien d’une heure avec lui, que je réalisai pour le compte de la radio de Radio-Canada et qui est publié intégralement dans René Lévesque et la communauté juive, il était le chef d'un gouvernement élu pour un deuxième mandat malgré la défaite de son option au référendum de 1980.
Je dirigeai durant la même période, soit de 1981 à 1985, le bureau québécois du Comité Canada-Israël et j’avais, dans le cadre de mes fonctions, à maintenir les canaux de communication entre le gouvernement du Québec et la communauté juive en ce qui touche les rapports de celle-ci avec Israël. Or quiconque se souvient des réactions d’hostilité et de panique qui s’ensuivirent au sein de la communauté juive anglophone du Québec lorsque le Parti Québécois prit le pouvoir en 1976 pourra imaginer la tension qui existait entre le gouvernement Lévesque et les Juifs du Québec. Et les injustices que subissaient les Palestiniens venaient amplifier un climat déjà tendu.
Contrairement à une version édulcorée de ces rapports, version propagée par un certain cénacle québécois, qui laisserait croire que les rapports de Lévesque avec les Juifs du Québec étaient plutôt harmonieux, la réalité était beaucoup plus complexe.
En effet, les réactions des leaders anglophones et plus particulièrement les membres du Conseil d'administration de l'organisme que je dirigeais (composé des représentants de toutes les grandes organisations juives) étaient empreintes de méfiance à son endroit et ce d'autant plus que, dans les rangs de son Parti, une gauche radicale - avec laquelle Lévesque ne sympathisait pas toujours - était ouvertement propalestinienne.
Il est vrai toutefois que la commémoration du 150e anniversaire du droit de vote des Juifs au Bas-Canada fut célébrée en grande pompe à l'Assemblée nationale du Québec, le 1e juin 1982. Ce fut un événement mémorable auquel plusieurs leaders et représentants de la communauté juive étaient invités. J'y assistais en tant que représentant de l'organisme dont j'étais le directeur.
M. René Lévesque, à titre de premier ministre du Québec, marqua fièrement cet événement par une déclaration solennelle en Chambre et par le dévoilement d'une plaque «commémorant le 150e anniversaire de la loi accordant des droits politiques aux personnes de religion juive».
Nous fumes ensuite conviés à un somptueux dîner - cachère !- dans les salons du Parlement.
Cette tension toujours palpable au sein de la communauté juive anglophone, à l'époque où j'occupais les fonctions de directeur du bureau du Québec du Comité Canada-Israël, s'accentuait dans des moments de crise, comme lorsque Tsahal envahira le Liban le 6 juin 1982. Si la guerre avait éclaté plus tôt, je doute que la Commémoration de 1832 ait pu avoir lieu.
Exception faite de ces moments de crise, il est vrai aussi que René Lévesque avait une admiration pour les Juifs et pour l'État d'Israël, ce qui n'excluait nullement qu'il ait eu à exprimer des critiques parfois acerbes autant à l'endroit des leaders de la communauté juive du Québec qu'aux dirigeants - surtout de droite - d'Israël.
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C'est en tenant compte de ces rapports très complexes entre René Lévesque et les Juifs du Québec que j'interviewais le premier ministre dans son «bunker» de Québec. L'interview d'une heure qu'il m'avait accordée eut lieu en décembre 1981 et non pas en mai 1982, comme l'indique ce même auteur dont l'entreprise vise à projeter une image rassurante et édulcorée mais tout à fait erronée de ces rapports.
En fait, l'interview a été diffusée le 31 mai 1982 et elle constituait la dernière des 14 émissions que je consacrais à la communauté juive du Québec et que j'animais à la radio de Radio-Canada.
M. Lévesque et Victor Teboul lors de l'entretien réalisé dans le cadre de la série de 14 émissions de Victor Teboul, intitulée«La Communauté juive du Québec», diffusée à la radio de Radio-Canada en 1982. Cliquer sur l'image pour agrandir le format. Toutes les images apparaissant sur ce site appartiennent à la collection privée de Victor Teboul et sont protégées par le droit d'auteur.
On pourra lire cet entretien intégralement dans René Lévesque et la communauté juive (Éditions Les Intouchables), de même que mon analyse des rapports entre les Juifs anglophones du Québec et le gouvernement Lévesque.
Note
1. Lors de son discours, Lévesque cita, en me nommant, un de mes articles publiés au journal The Gazette. J'y publiais régulièrement des analyses portant sur la culture québécoise et ses rapports avec le nationalisme québécois.
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Voir aussi le compte rendu intégral des communications présentées au colloque sur René Lévesque, en mars 1991, dans :
René Lévesque, l’homme, la nation, la démocratie, textes colligés par Yves Bélanger et Michel Lévesque, Presses de l’Université du Québec, 1992.
AVERTISSEMENT ! AUCUNE REPRODUCTION DE CET ARTICLE ET DES PHOTOS N'EST AUTORISÉE SANS L'AUTORISATION ÉCRITE DE VICTOR TEBOUL.
12 mars 2014 (Mise à jour)