La lecture dans ce roman occupe une place très importante. C’est à travers cette pratique que se trame le profil du principal personnage de l’Enfant d’Ighoudi qui n’est autre qu’Amnay. Quel est donc l’enjeu de cet acte intellectuel ? La lecture est-elle bien accueillie dans un monde rongé par l’analphabétisme ? Est –elle un mode de distanciation ou de projection ? Mon statut de lecteur libre insoumis aux contraintes de la critique littéraire me permet d’inviter l’articulation de la lecture avec l’écriture et les connotations que l’on leur assigne.
C’est le cumul qui nous permet ce genre d’invitations. Kamel Daoud, dans son roman Zabor, évoque le rapport de l’écriture à la mort. « Du coup, l’écriture endigue la mort et rend à l’éternité son sens terrestre. Ismaël, n’a-t-il pas échappé à la mort ? Autant partager avec l’autre cette chance de vivre qu’Ibrahim voulait ôter à son fils. En ce sens, se venger de la mort par l’écriture, c’est attribuer à la symbolique de tuer une signification non seulement de vie, mais aussi de ressemblance que le livre sacré évoque par rapport à Aissa, Jésus. Ils ne l’ont ni tué, ni crucifié. »(2)
Si l’écriture endigue la mort au profit de la vie, qu’en est-il de la lecture dans l’Enfant d’Ighoudi ?
Le parcours de l’auteur illustre l’impact de la lecture au long terme sur la vie de la personne. S’agit-il d’une identification au parcours d’Amnay ? Autrement, peut-on avancer, malgré la difficulté de discrimination, que des grains autobiographiques s’assimilent à la fiction ? Il me semble que le plus important est d’élucider les notions autour desquelles tourne la lecture que représente le personnage d’Amnay. Il s’agit là, à mon avis, de solitude et distanciation qu’engendre la lecture.
Amnay a évolué dans un milieu où la distinction entre la lecture et les études n’est pas de mise. Le fait que son père : Haj Menan n’a pas eu la chance de se cultiver, lui a permis de combler ce vide. Toutefois, c’est rare, dans un contexte pareil au sein duquel l’analphabétisme l’emporte sur l’alphabétisation, qu’un père achète à son fils des livres. A Ighoudi tout comme dans tous les patelins du Maroc, il est difficile de confondre la lecture et l’alphabétisation. Lire ne veut pas dire intégrer l’école puisque la lecture est un acte qui dépasse l’alphabétisation et amplifie le savoir que l’école peut fournir. La lecture arrache Amnay au groupe et le fait entrer dans le monde de la solitude, laquelle est favorisée par l’isolement d’Ighoudi. La solitude qu’impose la lecture est en quelque sorte une rébellion contre les conventions sociales qui visent l’uniformité. Être seul dans le cas d’Amnay, c’est être seul par rapport au cadre de vie imposé par la norme.
En réalité, il n’est pas seul, du moment que la lecture le sépare du mépris du savoir conjugué à la doxa. C’est dans la lecture qu’il rencontre son altérité métaphysique l’arrachant, ne serait- ce que provisoirement à la dureté des préjugés, ennemis de l’alphabétisation, voire de la lecture.
Seul le chemin qui mène à Paris pourrait renforcer sa distanciation. La solitude éclairante active la distanciation. « Plus tard, lorsqu’il commença à maîtriser la langue et à saisir le sens des textes qu’il lisait, il trouva une formule curative, simple mais imparable. Il piochait dans les livres des phrases qui s’appliquaient à ses bourreaux. En les transposant sur eux, il parvenait à se purger de tout le mal qu’ils lui faisaient. » (3)
La distanciation qu’Amnay s’applique n’est pas une coupure, dans la mesure où le lien est toujours gardé avec la famille. Cette coupure ne s’est faite qu’au niveau intellectuel car la rébellion d’Amnay est d’ordre social et culturel. De fait, la rupture est individuelle, son impact sur le social et le politique n’est pas palpable face au socle idéologique justifiant le discours de Kada et compagnie.
En lisant les pages de 200 à 210, l’idée de complicité m’a traversé l’esprit, comme si cette partie du récit était coécrite. Mais en réalité, mon impuissance de confectionner cette trame que seul Abdelkhaleq Jayed sait construire, s’incline devant un savoir-faire rodé par la lecture et l’écriture. Au fait, la complicité s’est nouée avec Amnay durant son passage au Msid ou l’école coranique qui n’a d’école que le nom. Si Lâaouni est l’exemple d’une écriture qui ne se comprend guère et se contente d’être psalmodiée, Lmallahi est l’illustration d’un apprentissage nourri de violence nue et démuni de pédagogie . Après tout, ça ne sert à rien d’apprendre sans comprendre puisque le sens n’y est pas. Avec le recul, Lmallahi et Alâaouni, représentaient pour nous Amnay et moi la déception envers un système qui avait pour objectif sans compétences d’anéantir une composante, je dirais existentielle de notre identité. Lamllahi, pour nous recadrer, ne procédait pas par pédagogie. L’insulte et le bâton étaient son support qui n’a rien de pédagogique. Taisez-vous, espèce de Chleuhs, nous lançait-il.
Celles et ceux qui ont lu la trilogie de Abdelkhaleq Jyaed et l’Enfant d’Ighoudi vont sûrement remarquer que le statut de la femme occupe une place déterminante dans ses écrits. Le personnage de Mouna témoigne de l’inégalité que la femme subit dans le milieu rural. D’autant plus que sa grande part d’analphabétisme démolit ses rêves et ferme la porte devant toute émancipation .
Il me semble, de par les noms choisis pour ces personnages et le cheminement d’Amnay, que cette histoire se déroule là où je vis. C’est pour cela que ma remarque sur cet écrit concernant le voisinage de l’auto biographique avec la fiction se manifeste à chaque fois que je rencontre un personnage que j’ai déjà connu ou un lieu que j’ai déjà fréquenté. C’est le même sentiment que j’éprouve aussi en lisant, Leila Bahsain, Mohamed Nedali et Abdelhak Serhane. Ce genre de textes nous rassure sur l’état de santé du roman marocain d’expression française.
L’Enfant d’Ighoudi, un beau texte à savourer.
L’auteur, Abdelkhaleq Jayed est écrivain et poète marocain. Professeur universitaire de littérature française et Doyen à la faculté des sciences humaines à Aït Melloul dans la région d'Agadir (Maroc).
Notes
1-Abdelkhaleq JAYED.
L’Enfant d’Ighoudi, Roman, Virgule Editions, 2020.
2- Voir ma lecture du roman Zabor publié dans le magazine canadien Tolerance.ca
3- l’Enfant d’Ighoudi, page : 117.
7 décembre 2024