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Le point de vue palestinien défendu avec brio

(French version only)
By
Master of Arts, History, UQAM

Rachad Antonius est le défenseur le plus éloquent de la cause palestinienne au Québec, sinon au Canada. Il contribue ainsi au débat public québécois et canadien depuis les années 70. Son travail de chercheur engagé s’inscrit d’ailleurs dans la droite ligne de grands noms tels que Maxime Rodinson, Edward Said ou encore Rashid Khalidi.

Il n’est donc pas étonnant qu’il ait pris la plume pour tenter de donner un sens, si sens il y a, au film d’horreur qui se déroule présentement au Proche-Orient depuis le 7 octobre dernier. Dans son dernier livre, La conquête de la Palestine. De Balfour à Gaza, une guerre de cent ans, publié aux éditions Écosociété, Rachad Antonius annonce d’emblée que sa démarche n’est pas neutre.(1) Il ne cherche pas à faire une synthèse entre les points de vue israélien et palestinien. Son livre n’aborde même pas l’histoire du conflit dans sa totalité. Comme il le dit lui-même en avant-propos :

Ce livre n’est pas une histoire du conflit entre Israël et la Palestine. Il n’aborde qu’un seul aspect de ce conflit, qui est le plus central : l’histoire de la mainmise graduelle du mouvement sioniste sur la terre de Palestine. Tout le reste découle de cette volonté d’immigrants juifs européens, imprégnés de l’idéologie sioniste et encadrés par une puissance coloniale, de prendre le contrôle d’un territoire où un autre peuple vivait déjà et d’y ériger un État conçu pour eux. La prise en compte de cette vérité élémentaire permet de remettre les pendules à l’heure sur un certain nombre de débats qui ont occupé l’espace public durant les dernières années, surtout depuis la guerre commencée en octobre 2023. (p. 17)

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En clair, Antonius veut remonter aux fondamentaux du conflit ; sa substantifique moelle dirait Rabelais. Le livre se décline donc en deux parties : la première partie traite des « stratégies mises en œuvre pour permettre l’expulsion des Palestiniens de leurs terres et leur dépossession » ; la seconde présente « quelques réflexions sur les questions délicates, et souvent controversées, qui s’étaient déjà posées, mais qui ont été exacerbées dans la foulée de la guerre de Gaza. » (p. 18-19).

On peut déjà anticiper une critique prosioniste à son livre : Antonius est univoque, et ne tente pas de comprendre la part de justice dans le point de vue israélien. Ce procès n’a aucun intérêt. La valeur de ce livre tient du fait qu’il explique merveilleusement la vision palestinienne des choses. Même le plus irréductible des défenseurs d’Israël devraient lire ce livre, afin de mieux comprendre leurs adversaires. Quant à ceux qui sympathisent déjà de manière instinctive avec la souffrance des Palestiniens, ce livre mettra des mots sur leurs émotions.

Le découpage historique que fait Rachad Antonius de la conquête sioniste de la Palestine se décline en trois phases :

La première phase s’échelonne de 1917 à 1948, période durant laquelle le mouvement sioniste prépare la conquête. La seconde s’étend de 1948 à 1993, période qui correspond à la conquête et occupation de la Palestine. La troisième partie commence en 1993 et se poursuivra jusqu’en 2023, alors qu’Israël poursuit sa conquête sous couvert de processus de paix. Selon Antonius, depuis le 7 octobre, nous serions entrés dans une nouvelle phase qui, pour l’heure, prend déjà la forme d’un « massacre aux allures génocidaires ». (p. 23)

Dans le Chapitre 1, Antonius souligne une donnée de base irréfutable. En 1917, 90 % des habitants de la Palestine étaient arabes. Il y a donc eu un bouleversement démographique progressif de la Palestine, rendu possible grâce à l’alliance entre le mouvement sioniste, l’impérialisme britannique, mais aussi l’ensemble de la communauté internationale de l’époque qui était alors dominée par des puissances coloniales. Ainsi, la Déclaration Balfour puis le mandat de la Société des Nations permettront l’installation d’un foyer national juif sur une terre habitée par un autre peuple. C’est cela la donnée de base de ce conflit que M. Antonius entend mettre en relief. Il aurait d’ailleurs pu citer Arthur Koestler qui résumait cette situation comme suit : « Une nation a solennellement promis à une seconde le territoire d’une troisième. (2)

Antonius parle ainsi de l’engagement britannique aux côtés des sionistes comme d’un « effet structurant du mandat » (p. 35), qui favorisera une immigration juive continue contre l’avis de la majorité arabe, et la mise en place d’institutions juives proto-étatiques. L’achat de terres vendues par des propriétaires terriens absentéistes, mais dont les paysans arabes seront évincés (ils y résisteront), contribuera à cette logique de conquête progressive de la Palestine par le mouvement sioniste qui bouleversera démographiquement la composition de ce territoire, qui verra la proportion de Juifs passer de 10 à 33 % entre 1917 et 1947. C’est ainsi que le mouvement sioniste préparera progressivement le terrain qui lui permettra de conquérir ensuite l’ensemble de la Palestine.

Le chapitre 2 traite de la conquête elle-même. Elle est rendue possible par le plan de partage de la Palestine voté par les Nations-Unies en novembre 1947, qui offrira aux Juifs qui représentent le tiers de la population, 56 % du territoire. Les Palestiniens y résisteront, ce qui donnera à Israël le prétexte idéal pour mettre en œuvre une politique de purification ethnique et de conquêtes territoriales, lui laissant en 1949, 78 % de la Palestine historique. Ce processus de conquête sera parachevé en 1967, alors qu’Israël utilisera les provocations égyptiennes comme prétexte pour lancer la guerre des Six Jours et s’emparer de l’ensemble de la Palestine historique. Or, Israël ne peut annexer la Cisjordanie et Gaza, faute de quoi, elle serait contrainte d’offrir la citoyenneté israélienne à ses habitants au prix de voir sa majorité juive diluée. C’est alors que le premier ministre israélien de l’époque, Menahem Begin, voudra « annexer la terre, mais pas le peuple ». (p. 55) Les Israéliens se lanceront ainsi dans une politique de « faits accomplis » (p. 56) qui démembrera le territoire de la Cisjordanie. Celui-ci sera graduellement grignoté et fracturé par la multiplication de colonies juives qui donnera naissance à un véritable apartheid, car deux populations en Cisjordanie vivent sous le coup de deux systèmes de lois différentes. Au bout d’une vingtaine d’années, les Palestiniens se soulèveront contre la domination israélienne. La Première intifada sera surtout pacifique et isolera Israël comme jamais. C’est alors, nous dit Antonius, qu’Israël mettra au point une manière plus subtile de mener sa politique expansionniste, qui se poursuivra sous le couvert du processus de paix.

Au chapitre 3, il est donc question de la conquête sous couvert de processus de paix. L’originalité de ce chapitre tient surtout du fait qu’Antonius explique comment, progressivement, les résolutions des Nations-Unies renforcent la cause palestinienne et invalideront l’argumentaire israélien selon lequel Israël aurait le droit de conserver au moins une partie des territoires conquis en 1967. C’est d’ailleurs dans ce contexte que l’OLP reconnaitra formellement Israël dès 1988. Bref, d’après Antonius, les Palestiniens ne souhaitaient pas réellement la destruction d’Israël. Seulement, ils voyaient sa reconnaissance comme une monnaie d’échange.

Selon Antonius, le moment structurant de cette période se situe entre 1989 et 1993, alors que la Conférence de Madrid de 1991 exclura les Nations-Unies comme cadre chapeautant les négociations israélo-palestiniennes. La signature des accords d’Oslo permettra certes à l’OLP d’être reconnue par Israël comme interlocuteur, mais cet accord est totalement asymétrique, car s’il contraint les Palestiniens à reconnaitre Israël, il n’impose aucun engagement contraignant de la part d’Israël en faveur d’un État palestinien. Selon Antonius, les offres qui seront d’ailleurs faites par Israël aux Palestiniens lors des rondes de négociations de Camp David (juillet 2000) et Taba (janvier 2001) seront nettement insuffisantes. Elles incarneront cette asymétrie entre les deux parties. Qui plus est, Israël accélérera la colonisation de la Cisjordanie au point où le nombre de colons juifs passera de 101 000 en 1992 au double en 2000. Ce chiffre se situe aujourd’hui à 500 000 environ (750 000 si l’on tient compte de Jérusalem). Dans le cas de Gaza, nous dit Antonius, cette politique de colonisation sera trop coûteuse. Étant donné l’exiguïté du territoire, on préférera tout simplement la remplacer « par une stratégie d’étouffement de ce territoire [par le blocus] ». (p. 61)

Antonius revient aussi sur la nature du Hamas qu’il juge problématique par sa référence théocratique qui, par définition, est inégalitaire

La seconde partie du livre diffère grandement de la première. Il n’est plus cette fois question d’une présentation historique, mais d’une suite d’essais abordant « quelques débats de fonds ». (p. 95) Dans le chapitre 4, Antonius revient, notamment, sur le fait que le récit israélien soit perçu comme la « vérité par défaut » (p. 96), si bien que le fait de réclamer un cessez-le-feu unilatéral est perçu comme un soutien au Hamas. Il souligne que le Canada attendra le 18 mars 2024 pour que le Parlement canadien réclame un cessez-le-feu final, mais là encore, on exige que le Hamas libère les otages sans rien obtenir en retour. Dans ce chapitre, Antonius revient aussi sur la nature du Hamas qu’il juge problématique par sa référence théocratique qui, par définition, est inégalitaire. De plus, le recours à une rhétorique religieuse dans le cadre d’un combat anticolonial mène forcément à une essentialisation des Juifs et des Israéliens, et fait perdre de vue que c’est le sionisme qui devrait être combattu. Néanmoins, Antonius affirme que c’est l’échec du combat pacifique des Palestiniens qui a permis l’essor du Hamas (longtemps appuyé tacitement par Israël afin d’affaiblir l’OLP puis l’Autorité palestinienne) qui, au fil du temps « a été réduite à un rôle de sous-traitant au service de la puissance occupante, perdant du même coup sa crédibilité aux yeux de la population qu’elle était supposée représenter. » (p. 102) Néanmoins, des enquêtes d’opinion démontraient que le 6 octobre 2023, à peine 23 % des Gazaouis appuyaient sans réserve le Hamas, rendu impopulaire par sa piètre gestion des affaires.

Au chapitre 5, Antonius revient sur la prédominance du point de vue israélien en Occident, notamment dans les médias qui peuvent certes se montrer critiques d’Israël, mais dans lesquels le point de vue israélien demeure surreprésenté. Antonius attribue largement ce phénomène à la culpabilité post-Shoah des Occidentaux, mais aussi en raison de l’influence qu’exercerait le lobby pro-israélien. Selon l’analyse d’Antonius, les médias dominants américains sont sous influence israélienne. Or, ce sont eux qui donnent le ton de ce dont il serait acceptable de dire ou non sur Israël, ce que la presse mondiale suivrait. À cela s’ajoute le fait que les médias font une lecture facile du principe d’objectivité, qui consiste à accorder un même temps de parole aux Israéliens et aux Palestiniens, sans tenir compte de l’inégalité des forces en présence.

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Le chapitre 6 (le dernier) explique en quoi la faiblesse structurelle de la société palestinienne depuis le début du 20e siècle déjà facilitera la tâche à ses ennemis. Cette faiblesse institutionnelle sera présente dès le début du 20e siècle, notamment car la puissance occupante britannique mettra tout l'appareil institutionnel de la Palestine au service de l’entreprise sioniste. Antonius explique aussi que l’échec de la résistance pacifique favorisa la montée du Hamas. Il y est question également de la fascisation progressive de la société israélienne, qu’il inscrit dans ce qu’il considère être la logique coloniale inhérente au sionisme, qui malgré le vernis libéral dont Israël se serait doté, continue de déposséder les Palestiniens et refuse de les traiter comme des égaux. Antonius considère maintenant que la conquête et la purification ethnique de la Palestine sont entrées dans une nouvelle phase. Selon lui, Israël veut vider Gaza de ses habitants, et pour pousser ces derniers au départ, il se serait lancé dans un « massacre … (qui)  présente plusieurs des caractéristiques d’un génocide ». (p. 146)

Enfin, le livre de Rachad Antonius se conclut sur un constat : le conflit israélo-palestinien constitue l’une des dernières guerres coloniales. Israël est ni plus ni moins qu’un « monstre à l’image du passé colonial de l’Occident… avec 150 ans de retard ». (p. 157), Mais Antonius n’accuse pas Israël seulement. Il accuse l’Occident tout entier de permettre à Israël de mener à bien son projet colonial, ce qu’il qualifie de « double déshumanisation ». (p. 147) Antonius affirme ne pas souhaiter créer de nouvelles injustices pour remplacer les anciennes, mais simplement trouver un compromis sur la base du droit international. Or, seul un changement de rapport de force peut changer la donne. Pour cela il en appelle à une réévaluation des liens entre l’Occident et Israël dont la crédibilité est grandement minée par son alignement sur Israël. Il en appelle aussi à la mobilisation du Sud global, et celle des Juifs en Israël et en diaspora qui sont de plus en plus nombreux à exprimer leur opposition aux politiques israéliennes. Toutefois, Antonius en appelle avant tout aux Palestiniens de poursuivre la résistance.

Les interlocuteurs des Palestiniens, pour le meilleur et pour le pire, demeurent les modérés israéliens

Évidemment, ceux qui ressentent un tout petit peu plus de sympathie à l’endroit d’Israël que M. Antonius trouveront à redire quant à certaines de ses observations, notamment l’échec des pourparlers de paix, ou encore l’accusation de génocide envers Israël. Mais relever ces points de désaccord n’a aucun intérêt. La valeur de ce livre tient au fait qu’elle nous permet de mieux comprendre les Palestiniens, voir les choses à travers leur regard.
 
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Il n’en demeure pas moins que les interlocuteurs des Palestiniens, pour le meilleur et pour le pire, demeurent les modérés israéliens. Comprendre leur vision des choses est aussi important et, de la même manière que la gauche israélienne se doit de présumer de la bonne foi des modérés Palestiniens, l’inverse est aussi vrai. L’alternative est le dialogue de sourds. (3) Reconnaissons néanmoins que le gouffre qui sépare les Palestiniens et les Israéliens les plus modérés est tel qu’aucune réconciliation entre les deux peuples n’est envisageable. Rachad Antonius rappelle néanmoins que « des négociations et des compromis » sont néanmoins possibles. (p. 96)

Voir aussi l'entrevue de l'auteur réalisée par Victor Teboul : Israël - Palestine. Rachad Antonius : « C’est au sein des communautés juives dans le monde que peut naître une alternative à la guerre. Elle est encore timide, mais elle a le potentiel de devenir une force agissante pour la paix »

Notes

1. Rachad Antonius, La conquête de la Palestine, Écosociété, Montréal, 2024, 168 pages.

2. https://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_histoire_critique/a53242

3. J'ai tenté de démontrer en quoi malgré toute la bonne volonté du monde, les récits israéliens et palestiniens, restent structurellement incompatibles : https://www.tolerance.ca/Article.aspx?ID=531737&L=fr

26 août 2024

 



* M. Rachad Antonius


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By Bernard Bohbot

Bernard Bohbot is a Ph.D. student at Université du Québec à Montréal. His dissertation topic : Phénoménologie de l’esprit juif en Mai 68, deals with the way Jewish radical activists who took part in the May 1968 student riots in France were... (Read next)

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