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« Le couteau » de Salman Rushdie. Une réflexion sur une tentative ratée d’assassinat

(French version only)
By
Professor, Law Faculty, Université Laval, Québec, Member of Tolerance.ca®

Analysons le récent livre de Salman Rushdie, « Le couteau. Réflexions suite à une tentative d’assassinat » (1). Comme le titre l’indique, le livre nous plonge dans l’évènement, nous déplace de façon littéraire vers le lieu de tentative raté d’un assassinat ignoble, d’une tentative d'un meurtre dévastateur, de l’écrivain le 12 août 2022. L’auteur a survécu et il partage dans son livre ses expériences, ses douleurs et sa volonté de vivre, d’aimer, et de créer.

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Quand nous avons appris la nouvelle de la tentative de meurtre à l’encontre de Salman Rushdie (12 août 2022), notre cœur a basculé. Nous avons été profondément attristés ! Les islamofascistes avaient encore une fois frappé ! L’appel au meurtre que le feu dictateur d’Iran avait lancé en 1989 avait ainsi, hélas, trouvé écho chez un minable jeune homme prêt à faire l’ignoble. Heureusement, il a raté son coup abject.

Mais commençons par l’évènement, l’évènement qui s’est déroulé le 12 août 2022. Commençons avec les faits, pour ensuite laisser la parole telle que racontée par Salman Rushdie dans son livre « Le couteau ».

Un évènement meurtrier

L’évènement nous déplace à l'Établissement Chautauqua, situé dans le comté de Chautauqua, dans le nord de l’État de New York (proche de la frontière canadienne). Chautauqua est un mouvement social et éducatif pour adultes aux États-Unis, une institution culturelle pour promouvoir les arts, le savoir, la connaissance, la science et les valeurs humaines. L’Établissement Chautauqua est un lieu de débat et d’échanges de vues. C’est aussi situé dans un endroit idyllique, que Salman Rushdie présente de cette manière.

« Chautauqua, la ville, tire son nom du lac Chautauqua sur la rive duquel elle est bâtie. « Chautauqua » est un mot de la langue Érié parlée par le peuple Érié, mais ils ont tous disparu, le peuple et le langage (…) je me rappelle avoir aimé ce nom étrange et avoir aussi aimé l’esprit des colloques « Chautauqua » au cours desquelles on débattait dans une atmosphère de tolérance, d’ouverture et de liberté » (2).

Salman Rushdie était invité à l'Établissement Chautauqua pour une conférence-entretien intitulée « Plus qu’un refuge. Redéfinir l’accueil américain ».

Un thème en or pour Salman Rushdie, car il s’agissait de parler, de discuter, de « ventiler », la situation des écrivains (romancier, poètes, dramaturges, etc.) en danger de vie dans leurs pays. En acte de solidarité, les États-Unis ont en effet créé des « lieux sûrs », des sanctuaires, pour des écrivains en danger venant du monde entier pour les protéger contre l’oppression, la discrimination et l’assassinat. Salman Rushdie était invité parce qu'il avait lui-même subi des menaces de l’assassinat (nous y reviendrons). Il avait fait cause commune avec des écrivains menacés partout dans le monde. Ironie tragique pourtant, car si Salman Rushdie était à l'Établissement Chautauqua pour soutenir des écrivains menacés de l’assassinat dans leurs pays, il (et les organisateurs de l’évènement) ne pensait pas qu’un assassin rôdait dans les parages, prêt à souiller lui-même, prêt pour faire du mal, prêt pour faire l'irréparable, prêt pour assassiner.

Un évènement de couteau

Le livre de Salman Rushdie débute par ces mots :

« À dix heures quarante-cinq le 12 août 2022, par un vendredi matin ensoleillé dans le nord de l’État de New York, j’ai été attaqué et j’ai failli être assassiné par un jeune homme armé d’un couteau juste après être monté sur scène dans l’amphithéâtre de Chautauqua pour y parler de l’importance de préserver la sécurité des écrivains. (…)

Je revois encore l’instant au ralenti. Mes yeux suivent la course de l’homme qui jaillit du public et vient vers moi. Je distingue chaque pas de sa course effrénée. Je me vois me lever et me tourner vers lui. (Je continue à lui faire face. Je ne lui ai jamais tourné le dos. Je n’ai aucune blessure dans le dos). Je lève la main gauche dans un geste d’autodéfense. Il y plonge le couteau. Ensuite,  je reçois de nombreux coups, au cou, à la poitrine, à l’œil, partout. Je sens que mes jambes me lâchent et je m’écroule. » (3)

« Il me poignardait sauvagement, de taille et d’estoc, le couteau volait vers moi comme animé d’une vie propre et je tombais à la renverse loin de lui tandis qu’il m’attaquait – mon épaule gauche heurta lourdement de sol dans ma chute. » (4)

C’était une attaque sur la scène devant toute l’audience. Une attaque sauvage, bestiale où l’objectif était de tuer, tuer pour canceller (anéantir). C’était quinze coups de couteau, de l’arme blanche, de coups forts sur le corps et la tête de Rushdie, de coups sauvages, bestiaux, portés avec rage pour blesser et assassiner.

L’assassin ne l'a raté que de tout près, lui infligeant des blessures très graves, au point qu’on ait longtemps craint pour sa vie. Les premières rumeurs, après qu’il ait été hélitransporté vers un hôpital, lui donnaient pour mort. C’est uniquement une fois à l’hôpital et après la sortie d’une chirurgie de huit heures qu’arrivait la nouvelle que l’assassin avait, fort heureusement, raté sa cible, que Salman Rushdie vivrait et qu’il pourrait, pour notre bonheur, continuer à écrire des romans. Sauf, que Salman Rushdie a payé un lourd prix pour revendiquer être un homme libre. L’évènement lui a coûté cher, le plus grave c’était la perte de l’œil droit et de l’usage normal de sa main gauche. De toute évidence, vouloir vivre libre déplaît aux fanatiques.

Ironie macabre, Salman Rushdie est en vie par la simple raison que l’assassin n’avait pas fait de recherche poussée sur comment tuer un être humain avec un couteau . Comme Rushdie le rapporte : « Un [...] médecin m’a dit : « Vous savez la chance que vous avez eue ? C’est que celui qui vous a attaqué n’avait pas la moindre idée de comment tuer un homme à coups de couteau. » (5) Il, l’assassin, peut maintenant apprendre cela en prison, il aura le temps pour se perfectionner. Il n’aura pourtant pas, en prison, l’appui d'un service de film à volonté. 

Que penser ?

La police fédérale états-unienne considère la tentative d’assassinat de Salman Rushdie comme un acte terroriste islamique. Et les États-Unis ont été trop ensanglantés par de tels actes terroristes. Salman Rushdie pense de même. Il introduit cependant une narration très tempérée concernant son livre Les versets sataniques (6) et les déclarations de haine (incluant la fatwa-de-haine) qui lui ont été adressées (7).

Il met presque cliniquement la tentative de l’assassinat en contexte:

« ... du coin de mon œil droit, et c’est bien la dernière chose que mon œil droit aura perçue, je vis l’homme en noir foncer vers moi en descendant l’allée située du côté droit des sièges. Vêtements noirs, masque noir sur le visage, il arrivait menaçant et concentré, un véritable missile. Je me levai, le regardai approcher. Je n’ai pas tenté de fuir. J’étais pétrifié. Il s’était écoulé trente-trois ans et demi depuis la fameuse condamnation à mort prononcée par l’ayatollah Rouhollah Khomeini contre moi et tous ceux qui étaient impliqués dans la publication des « Versets sataniques » et, pendant ces années, je l’avoue, j’ai parfois imaginé mon assassin se lever de quelque assemblée publique ou autre et foncer vers moi exactement de cette façon. Aussi, ma première pensée quand je vis cette silhouette meurtrière se précipiter vers moi fut : « C’est donc toi. Te voilà. » On raconte que les dernières paroles de Henry James ont été : « Elle a donc fini par venir, la chose distinguée. » La mort venait à moi, également. Mais elle ne m’a pas frappé comme une chose distinguée. Je l’ai trouvée anachronique. Ce fut ma seconde pensée : « Pourquoi maintenant ? Vraiment ? Il s’est passé tant de temps. Pourquoi maintenant, après toutes ces années ? » Le monde était assurément allé de l’avant et cette question était réglée. Et pourtant ici, approchant à toute vitesse, il y avait une sorte de voyageur temporel, un fantôme meurtrier surgi du passé. » (8)

Se constate qu’il cherche à distinguer, à séparer, le plus nettement possible entre la tentative de l’assassinat et la fatwa-de-haine de 1989. Une façon de dire qu’il n’y a pas de relation de cause et effet entre la fatwa-de-haine et l’individu islamiste, endoctriné et en dérive terroriste.

La fatwa-de-haine de 1989 n’était pourtant pas absente du tableau. L’assassin in spe était inspiré, motivé et animé par cette haine.

Oui, mais pourquoi maintenant ? Pourquoi la folie du feu dictateur de l’Iran, l’ayatollah Rouhollah Moussavi Khomeini, lui-même un assassin en masse, est-il revenu traumatiser Salman Rushdie ? L’ordre religieux, la fatwa-de-haine de 1989, ordonnant au musulman chiite l’instruction d’assassiner Salman Rushdie était dingue, dément, de pure folie. C’était même fort plausible que l’ayatollah en question n’était pas sain d’esprit. Et en toute évidence, c’était peu probable qu’il avait lu ou compris un iota des Versets sataniques. N’étant pas expert en littérature anglaise, non plus versé en réalisme fantastique où a excellé Salman Rushdie, le déshonorable ayatollah n’avait que dérapé vers un fanatisme fascistoïde. Heureusement, et l’ironie du sort, les Iraniens peuvent aujourd’hui lire la traduction en langue farsi (iranien) de Les versets sataniques pour juger eux-mêmes, quoiqu’ils doivent le faire en version samizdat.

La catharsis

Pour Salman Rushdie « Il était essentiel que j'écrive ce livre : une manière d'accueillir ce qui est arrivé, et de répondre à la violence par l'art. » (9)

En d'autres mots, cela s’appelle « catharsis », l’acte où l’esprit se rappelle, se souvient, reprend la mémoire traumatique, pour mieux la maîtriser, la surmonter, la vaincre, la déplacer vers la littérature. Tout pour sortir ce qui encombre l’esprit, pour libérer la mémoire et pour introduire un nouveau souvenir, le souvenir où l’auteur écrit son histoire. Il l’écrit avec la distance entre ce qui était et ce qu’a été remémorer sur papier. Autrement dit, il s’agit de distancier les émotions, les pensées noires et le trauma qu’un évènement a fait naître pour qu'il ne devienne, par l’écrit, qu’un évènement du passé et rien de plus.

Le mot « catharsis » (de même que le procédé psycho philosophique) nous vient de la pensée grecque. Ultérieurement, cela a été repris par la théologie chrétienne (où elle joue un rôle pastoral qui ne nous intéresse pas ici), pour enfin, dans les temps modernes, aboutir chez Sigmund Freud et la psychologie moderne (10). Le procédé de catharsis devient en fait un élément pratique central pour Freud et il l’associe avec la libération de la parole, avec le pouvoir de la parole libérée. La libération de la parole de l’individu, avec son thérapeute, c’est suivant Freud une sublimation des pulsions, une sublimation où la pulsion traumatique se subsume, transcende, dans une valeur sociale ou une éthique plus élevée. Dans un de ses livres emblématiques, Freud nous instruit que :

« … on voit naître sa propre parole et on forge sa voix. On devient capable de parler de soi, de se narrer, ce qui dissipe les barrières imaginaires que l’on avait dressées. En ce sens, toute cure est donc une aventure singulière permettant (enfin) d’affirmer ses propres contours. Pour passer d’un « moi » douloureux et indolent, à un « je » responsable et désirant. Odyssée sublime, vous dis-je. » (11)

S’exprime la conviction fondamentale de Freud qu’il n’y a de cure que par la parole. Autant qu’une telle affirmation soit fausse, totalement fausse, sur le niveau médical et psychologique (car la médecine moderne ne se constitue pas sur « la parole »), autant c’est une affirmation intéressante et prête à séduire, et qui dans les limbes fait sens (comme accessoire). Car dans le faux, réside aussi un élément thérapeutique qui permet à l’individu de faire face à sa psyché, à ses émotions, à ses traumatismes. La prise de parole libérée ouvre les vannes pour faire couler les douleurs et les traumatismes par le courant des mots qui aboutissent sur papier.

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Toute l’œuvre romanesque de Salman Rushdie s’écrit par et en faveur d’une libre association d’idées et de faits; sa méthode littéraire, c’est une remémoration qui procède par associations spontanées de mots et d'idées. C’est une remémoration intentée de libérer la fantaisie et le réalisme magique. Salman Rushdie n’a donc qu’intériorisé l’évènement du 12 août 2022 pour le faire joindre, en parole libre, la littérature. Et là nous reconnaissons Salman Rushdie, le romancier, car Le couteau, c’est survivre, maîtriser (autant que possible), un trauma pour rebâtir sa vie. Quoi de plus normal pour un écrivain que de mettre sur papier blanc les évènements pour se distancier d’eux, pour séparer le « je » de l’évènement et le « je » de maintenant.

La catharsis est aujourd’hui un modèle thérapeutique offert aux soldats, policiers et victimes de crimes qui souffrent des troubles / stress post-traumatiques (TSPT). Les thérapeutes leur proposent fréquemment d’écrire ce qui leur est arrivé, écrire selon leurs points de vue, écrire selon le point de vue de quelqu’un d’autre. De même qu'écrire des scénarios possibles où il s’agit d’imaginer un et plusieurs aboutissements, dénouements, et si possible imaginer comment tout cela peut faire sens et être maîtrisé selon le « je » de l’évènement et le « je » hors-évènement.

Que la littérature se substitue à la haine

Quand donc, Salman Rushdie estime qu’il faut écrire le livre Le couteau, il est là, dans la maîtrise des évènements, dans la guérison : « ... j'ai appris que, par la littérature, je pouvais me réparer moi-même ».(12) Ce qu’il développe en se référant, de façon très métaphorique a Philip Pullman est sa trilogie « À la croisée des mondes » (13) où l’héroïne, Lyra, utilise un couteau pour déchirer le voile qui sépare un monde à un autre monde, des mondes parallèles, toujours différents. Le couteau magique de Salman Rushdie c’est le langage :

« Le langage aussi était un couteau, capable d’ouvrir le monde, d’en révéler le sens, les mécanismes internes, les secrets, les vérités. Il pouvait trancher dans une réalité pour passer dans une autre. Il pouvait dénoncer la bêtise, ouvrir les yeux des gens, créer de la beauté. Le langage était mon couteau. Si j’étais pris à l’improviste dans une attaque au couteau que je n’avais pas souhaitée, peut-être était-ce là le couteau que j’allais utiliser pour riposter. Ce pouvait être l’outil dont j’allais me servir pour refaire et retrouver mon monde, pour reconstruire le cadre dans lequel mon image du monde pourrait une fois de plus être accrochée sur mon mur, pour prendre en charge ce qui m’était arrivé, pour me l’approprier, le faire mien. » (14) 

Le couteau de langage n’est pas chez Salman Rushdie une arme blanche, c’est un couteau magique, un couteau forgé par les érudits et les anges pour reprendre, répandre, propager, la magie blanche. Pour rendre la magie réelle (et lisible) pour les lecteurs de ses livres. Au lieu de haine (et la fatwa-de-haine), rendons la réalité belle, magique, réelle : « un couteau est un outil et ne prend de sens qu’en fonction de l’usage qu’on en fait. Il est moralement neutre. C’est le mauvais usage des couteaux qui est immoral. » (15) Reforgeons donc un couteau de langage qui sert à entrer la littérature, la beauté, dans notre monde. Sauvons-nous par la littérature !

 « Je n’aime pas l’idée que l’écriture soit une thérapie, l’écriture c’est l’écriture, la thérapie c’est la thérapie, mais il y avait de bonnes chances qu’écrire cette histoire de mon point de vue m’aide à me sentir mieux. » (16)

Le couteau ensorcelé de langage n’écrit que des mots, n’ouvre que des mondes littéraires, des mondes d’hommes plus réels que la réalité, des mondes de réalisme magique. Pour Salman Rushdie, c’est le plus puissant de tous les couteaux, plus puissants que des minables couteaux de destruction et de meurtre (sont-ils soutenus de façon ignoble par toutes les fatwa-de-haines qu’enlaidit notre terre).

L’A, l’âne, l’assaillant, l’assassin

À aucun moment dans son livre, Salman Rushdie n’énonce le nom de son assassin. Il parle uniquement d’un « A », et à chacun d’imaginer si « A » est un âne, un assaillant, un assassin, un anonyme, où, plus probablement, tout cela à la fois. Salman Rushdie suit la tradition pharaonique, grecque, romaine, de abolitio nominis (« suppression du nom ») où la damnatio memoriae (« condamnation à l'oubli »), car en condamnant le nom de son assassin à l’oubli, à l’insignifiance, s’atteste que l’acte n’était en rien glorifiable, honorable ou juste. C’était l’acte d’un âne !

Quoiqu’il en soit, à un moment, imaginaire, Salman Rushdie atteste concernant « A » que : « ... j’ai décidé que l’imaginer, me glisser dans sa tête et décrire ce que j’y découvrirais serait pour moi plus intéressant que de le rencontrer dans sa tenue noir et blanc de prisonnier et d’écouter ses âneries dogmatiques en noir et blanc. » (17)

Il s’agit donc d’imaginer, car aucune rencontre réelle n’aura lieu. Toute une section du livre est consacrée à cette fiction, à l’imagination d’une rencontre inexistante entre un assassin nommé « A » et un romancier. Cette section, à notre jugement, est la plus faible du livre. Et pourquoi ? Parce que Salman Rushdie ne peut que mettre des mots que sur ce que « A » a confirmé dans un entretien avec le New York Post (18). Salman Rushdie n’imagine guère plus, il trouve que « A » a agi comme un âne, qu’il croit comme un âne et qu’il se trouve être un âne. Facile d’être d'accord avec Salman Rushdie, « A » n’inspire que de la pitié (que de l’apitoiement), ce qui n’atténue en rien sa responsabilité pénale et morale.  

S’observe pourtant que Salman Rushdie cherche également à situer « A » psychologiquement et islamiquement :

« Quel âge aviez-vous quand vous êtes allé voir votre père au Liban ? Dix-neuf ans ? Un garçon solitaire qui avait vécu sans père pendant la plus grande partie de sa vie, un garçon avec un vide en lui, facile à influencer, facile à modeler et à la recherche d’une voie et d’un modèle, mais pas un garçon cruel. Un « brave garçon qui a bon cœur et n’aurait fait de mal à personne ». Et donc la question se pose : un tel enfant, à peine adulte, peut-il se voir enseigner la cruauté ? La cruauté était-elle déjà en lui, dans quelque recoin intime, attendant les mots qui allaient le libérer ? Où a-t-elle pu être véritablement semée dans le sol vierge de votre caractère pas encore formé, y prendre racine et s’épanouir ? Ceux qui vous connaissaient ont été surpris de votre geste. Le meurtrier en vous n’avait pas encore montré son visage. Ce sol vierge a eu besoin d’Imam Yutubi pour devenir ce qu’il est, ce que vous [ « A » ] êtes devenu. » (19)

Après un endoctrinement en Hezbollahland (une enclave d’apartheid islamique sur le territoire du Liban), suivi de quatre années dans un sous-sol en solitaire, écoutant bêtement d’Imam Yutubi, « A » se sentait donc prêt à devenir assassin, à tuer ! Pauvre jeune homme, cela ressemble à un noyautage du cerveau, à un formatage islamique fanatique. Surtout une fermeture antisociale et déstructurante psychologiquement qui ne pouvait produire qu’un âne ! Un âne de plus ! Un âne de trop ! Un âne qui fait de l’ânerie, qui se lance dans une tentative d’assassinat contre Salman Rushdie.

Des imams Yutubi ! Ils sont légion, ils s’accaparent des ânes, ils les endoctrinent, ils les rendent fanatiques et sectaires. Que penser d’un âne qui écoute et qui croit aux âneries venant des imams Yutubi de ce monde, qui s'est senti autorisé à tuer un homme qu’il ne connaît pas, dont il ne connaît pas non plus l’œuvre littéraire – sauf deux pages des Versets sataniques – et qui instrumentalisait par lesdits imams Yutubi, a imaginé que cela lui donnait un « Permis de tuer » (Licence to Kill) ? Mais combien protestent, combien critiquent, combien prennent la parole contre les imams Yutubi de haine et de fanatisme ?

Tuer l’écrivain, tuer la littérature

Mais quel Salman Rushdie « A » a-t-il voulu assassiner ? Le personnage désigné par la fatwa-de-haine ? L’écrivain Salman Rushdie qui lutte contre l'intolérance et le fanatisme ? Au vrai (et au blessé) Salman Rushdie de préciser que : « Depuis 1989, j’ai toujours été gêné par les nombreux autres Rushdie qui circulent dans le monde. (…) Il y a le Rushdie démoniaque inventé, je dois le dire, par les musulmans, c’est à ce Rushdie-là que le A. croyait vouloir tuer. Il y a le Rushdie arrogant, égocentrique, inventé à l’époque par les tabloïds britanniques (celui-là apparemment a l’air de se faire plus discret). Il y a Rushdie, le fêtard. Et à présent, après le 12 août, il y a le « bon Rushdie » à l’image plus sympathique, le quasi-martyr, le symbole de la liberté d’expression, mais même celui-là a des points communs avec tous les « mauvais Rushdie ». » (20)

Ce qu’indique Salman Rushdie, c'est qu’il n’est guère autre chose qu’un auteur, un romancier, un écrivain ! En voulant l’assassiner, c’était plus qu’un objet de haine que l’« A » voulut supprimer, la cible en jeu c’était avant tout la liberté d’expression d’un auteur. C’était la liberté d’expression, de la pensée critique, de la création et la volonté de vivre en liberté qu’on cherchait à supprimer, à assassiner. C’était la liberté tout court qu’on a tenté d’assassiner.

Dans son livre, Salman Rushdie énumère tant d’écrivains qui ont succombé au couteau, a l’arme blanche, dans une main malveillante. Quelques-uns ont survécu, quelques-uns ont succombé et quelques-uns ont fuient leurs pays à la recherche d'un sanctuaire. Parmi ceux qui ont survécu, comme Salman Rushdie lui-même, il évoque le grand écrivain nobélisé d’Égypte, Naguib Mahfouz, le Zola du Nil, qui lui aussi a été attaqué (en 1994) par deux islamistes avec l’arme blanche, et qui avait, fort heureusement, pu être sauvé. Les deux assassins in spe de Naguib Mahfouz (21) n’avaient pas lu, ce qui se répète pour Rushdie, une seule ligne de son œuvre. Ce qui prouve que le fanatisme aveugle et l’aveuglement anesthésient l’esprit, la raison et l’amour du prochain.

Je suis Salman

« Je suis Charlie ». C’était le cri de protestation, d’indignation, après les ignobles assassinats des dessinateurs de Charlie Hebdo , le 7 juin 2015 (22). Hélas, se sont ajoutés « Samuel Paty » et tant d’autres victimes de fanatisme, d'intolérance et de sectarisme. Aujourd'hui, nous ajoutons le « Je suis Salman » pour honorer la liberté de création, la liberté d’expression. Il faut lutter politiquement pour la liberté de respirer en liberté, la liberté de marcher dans la rue sans être conspué par des minorités malveillantes.

Tout au long de son livre, Salman Rushdie reste très discret sur les enjeux politiques et culturels. Il glisse avec agilité sur le rôle de l’islamisme politique et de sectarisme sous-jacent de la tentative d’assassinat. Ce n’est néanmoins jamais absent et un des moments le plus politiques du livre, c’est la republication de la déclaration qu’a faite le couple présidentiel états-unien (Jill et Joe Biden) après l’évènement : « Salman Rushdie, avec sa vision de l’humanité, son sens inégalé du récit, son refus d’être intimidé ou réduit au silence, incarne des valeurs essentielles et universelles. Vérité. Courage. Résilience. La capacité à partager des idées sans peur. Ce sont les éléments constitutifs de toute société libre et ouverte. Et nous réaffirmons aujourd’hui notre attachement à ces valeurs (…) en solidarité avec Rushdie et tous ceux qui se battent pour la liberté d’expression. » (23)

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Bien dit. Entièrement d’accord. Cela résume bien l’évènement du 12 août 2022 ; indubitablement, ce n’était pas uniquement un acte de terrorisme fasciste islamique de trop, c’était surtout un acte de terrorisme anti-civilisateur. En voulant assassiner une voix, l’âne, « A », voulait faire taire d’autres écrivains. Il voulait effrayer, silencer et annuler. La tentative d’assassinat a cherché à taire des voix, a envoyé un message d’intimidation, un message de menace, un message de terroriste. Un message de terreur pour faire régner ses soumissions, des ignorances, des fanatismes. 

Par son livre « Le couteau », Salman Rushdie envoie le contre-message, un message soutenant qu’il ne faut pas céder, qu’il ne faut pas se taire, qu’il ne faut pas se laisser intimider. C’est un contre-message à contempler, un message qui doit faire corps avec une volonté ferme et inébranlable en faveur de la liberté de l’autrui autant que la liberté qu’on revendique pour soi.

La position de solidarité et d’empathie

Dans notre esprit, il n’y a aucun doute quant à dans quel camp où se situer. Si nous risquons de nous retrouver seuls devant la meute intolérante, seuls devant les injonctions du politiquement et moralement correct qui concocte en toute imbécillité nos élites de gauche ou de droite, qu’il soit ainsi. Quand la meute immonde se déchaîne contre Salman Rushdie, il n’y a qu’une position qui se défend, la position de solidarité et d’empathie, et avant tout une position ferme en faveur de la liberté, de la liberté d’expression, de la liberté de pensée et d’écrire. Il ne faut jamais céder à l’intolérance. Il ne faut jamais transiger avec les forces du mal, jamais tomber sur les genoux devant fanatisme et violence.

Pour nous, Salman Rushdie est un « juste », un exemple de résistance contre le fascisme islamique, un idéal d'une personne qui a su se tenir debout. Un modèle à suivre pour tous ceux qui s’élèvent contre l’intolérance, la discrimination et l’injustice. L’appellation « les justes » fut accordée aux résistants, aux opposants, aux rebelles, aux civiles qui s’opposaient au nazisme, au fascisme, et qui luttaient à toute forme de collaborationnisme pendant la Deuxième Guerre mondiale (1939 – 1945). Plusieurs ont payé un prix fort pour leurs refus de collaboration et nombreux ont payé avec leurs vies. La non-collaboration (l’engagement dans la résistance) se faisait en acceptant la dureté et la souffrance (et des conséquences encore plus graves), elle se faisait en se rappelant que celui qui pactise avec le mal l’endosse et le renforce. La même leçon vaut pour aujourd’hui, il faut soutenir, défendre et appuyer nos justes quand ils se font poignarder, torturer, jeter en prison, où ils se trouvent forcés à se taire, se réfugier dans un exil intérieur.

 

NOTES

1. Salman Rushdie, Le Couteau: Réflexions suite à une tentative d'assassinat, Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 2024.

2. Salman Rushdie, Le couteau, op. cit., p 19.

3. Salman Rushdie, Le couteau, op. cit., p 13 et 14.

4. Salman Rushdie, Le couteau, op. cit., p 26.

5. Salman Rushdie, Le couteau, op. cit., p 83.

6. Salman Rushdie, Les versets sataniques, Christian Bourgois Éditeur, 1989 (Paris, Gallimard, collection Folio, 2012). Traduction française de The Satanic Verses, London, Penguin Books, 1988. Voir notre analyse de ce livre, Bjarne Melkevik, « Le Crime de Salman Rushdie. Réflexion sur Les Versets Sataniques", dans Essais de philosophie pénale et de criminologie, Paris, L'Édition de l'Archer, Volume 1, 1999, p. 83-97; numéro thématique intitulé "Moralité et criminologie".

7. Salman Rushdie, Le couteau, op. cit., p 15

8. Salman Rushdie, Le couteau, op. cit., p 16 et 17.

9. Salman Rushdie, Le couteau, op. cit., p 174.

10. Thomas J. Scheff, Catharsis in Healing, Ritual, and Drama, Berkeley, University of California Press, 1979; idem, « Catharsis and other heresies: A theory of emotion, dans Journal of Social, Evolutionary, and Cultural Psychology, 2007, vol. 1 (3), 98–113.

11. Sigmund Freud (avec contribution de Joseph Breuer), Études sur l’hystérie (1895), Paris, Presses universitaires de France, 2002.

12. Salman Rushdie, Le couteau, op. cit., p 124.

13. Philip Pullman, À la croisée des mondes : Tome 1, Les Royaumes du Nord, 1998. Tome 2,  La Tour des anges,  1998. Tome 3, Le Miroir d'ambre,  2001; Paris, Gallimard. Une des sources de cette trilogie est John Milton, Le Paradis perdu, Paris, Gallimard, collection NRF Poésie, 1995.

14. Salman Rushdie, Le couteau, p 118.

15. Salman Rushdie, Le couteau, p 117.

16. Salman Rushdie, Le couteau, p 174.

17. Salman Rushdie, Le couteau, p 93.

18. New York Post, Salman Rushdie attacker praises Iran’s ayatollah, surprised author survived: jailhouse interview, publié le 17 août 2022.

19. Salman Rushdie, Le couteau, op. cit., 217.

20. Salman Rushdie, Le couteau, op. cit., 258.

21. De Naguib Mahfouz (1911-2006) il faut lire « Les Fils de la Médina » (Awlâd hâratinâ), Arles, Actes Sud, coll. Babel, 2003.

22. Voir, Philippe Lançon, Le lambeau, Paris, Gallimard, 2018.

23. Joe (et Jill) Biden, Statement by President Joe Biden on the Attack on Salman Rushdie, Washington, The White House, 13 août 2022; traduits dans Salman Rushdie, Le couteau, op. cit., p 79.

5 juillet 2024

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* Image : Gallimard


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Bjane Melkevik's Column
By Bjarne Melkevik

Bjarne Melkevik, L.L.D. Paris II, professor at the Faculty of Law, University Laval (Quebec), is a well-known author in legal philosophy, legal epistemology and legal methodology. His latest published books include “Horizons of legal philosophy” (1998 and 2004), “Reflections on legal... (Read next)

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