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Druzes et pragmatisme au Proche-Orient

(French version only)
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president, Middle East Pact (MEP)
Née au Xème siècle d’une rupture avec l’islam chiite ismaélite, la foi druze est monothéiste et croit dans la réincarnation. Les premiers prédicateurs qui ont réalisé sa propagation ont ouvert la Porte de l’Adhésion entre 1017 et 1043, brève période durant laquelle la population de la planète a été invitée à embrasser cette nouvelle religion. Depuis, cette porte a été fermée, excluant toute forme de conversion ou d’apostasie.

Il existe actuellement environ un million et demi de Druzes vivant essentiellement au Proche-Orient : 800 000 au Sud-Ouest syrien (Djebel druze), 300 000 au Liban (montagne du Chouf), 120 000 en Israël et 10 000 en Jordanie. Nous nous focaliserons dans cet article sur la condition des Druzes dans les trois pays où ils sont concentrés le plus (la Syrie, le Liban et Israël), mais aussi où ils sont confrontés à deux défis majeurs : celui de leur indépendance vis-à-vis de l’islam et celui de leur intégration dans un environnement composite.

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Les Druzes dans le Levant arabe : une relation ambiguë avec l’islam

La foi druze est secrète et les textes sacrés (les livres de la Sagesse) ne sont accessibles qu’à une élite initiée pour éviter que le message soit dévoyé. C’est une société fermée excluant toute conversion ou apostasie. Les Druzes croient en la réincarnation des âmes au sein de leur propre communauté. Ses vies successives permettent au fidèle de gagner son salut et d’attendre le retour du calife al-Hakem be-âmr Allah à la fin des temps. Cette dimension messianique propre aux monothéismes abrahamiques est au cœur de la foi druze.

Religion issue de l’islam, elle rejette la charia et ses obligations rituelles, elle n’a ni liturgie, ni lieux spécifiques de culte. En ce sens les Druzes ont rompu définitivement avec l’islam et ses dogmes. Seuls les oukkal (les initiés ou les sages) se réunissent tous les jeudis pour prier et méditer. Croyants et visiteurs peuvent aussi se recueillir dans des sanctuaires, où reposent des personnes initiées ou illustres de la communauté.

Certains orientalistes prétendent que les Druzes sont des musulmans pour l’unique raison que leur foi est issue de l’islam chiite. Selon cette logique, on pourrait dire que les chrétiens sont juifs dans la mesure où les premiers chrétiens étaient juifs et que le christianisme lui-même se place dans la continuité de l’héritage mosaïque. De la même façon qu’il ne convient pas d’associer le christianisme au judaïsme, il n’est pas approprié de considérer les Druzes comme des musulmans. Par ailleurs, les Druzes eux-mêmes réfutent cette confusion pourtant très courante.

En Syrie, cette confusion prend une dimension politique assez importante. En effet, il existe de nombreuses similitudes entre la communauté druze du pays et la communauté alaouite dont est issue la famille Assad et les plus hauts dignitaires du régime : les deux minorités sont de taille comparable, les deux sont issues de dérives sectaires de l’islam chiite et les deux entretenaient autrefois des relations ambiguës avec le pouvoir califal sunnite des Ottomans qui gouvernait la région. L’arrivée au pouvoir en 1970 de feu Hafez el-Assad et le clan alaouite qui l’entourait a bouleversé les rapports de force dans le pays et a constitué un antécédent important sur le plan régional : pour la première fois dans l’histoire moderne, une minorité accédait au pouvoir dans un pays du Moyen-Orient. Il allait de soi que la dictature des Assad ne pourrait rassembler le peuple syrien, musulman sunnite à plus de 70%, autour d’une rhétorique religieuse. C’est une des raisons pour lesquelles le système baasiste syrien a été dès son avènement très attaché à la laïcité. Cela explique également la rigueur de la répression anti-islamiste que mène le pouvoir syrien depuis un demi-siècle.

Dans le même temps, la minorité alaouite devait pour assurer sa position, se revendiquer de l’islam (selon la constitution syrienne, le président doit être musulman). La proximité qui a toujours existé dans l’imaginaire syrien entre alaouites et druzes fait que ces derniers ont été contraints de se revendiquer de l’héritage mahométan. Les druzes, comme les alaouites, sont ainsi reconnus comme des musulmans, même s’ils ne le sont pas selon leur propre doctrine, ni aux yeux des musulmans des pays voisins. A titre d’exemple, le célèbre chanteur druze syrien Farid El Atrache a été combattu par la grande mosquée d’Egypte (Al-Azhar) lorsqu’il a voulu épouser une Egyptienne musulmane.

En outre, l’islam ne reconnaissant que le judaïsme et le christianisme et Mahomet étant considéré comme le sceau des prophètes, il serait impensable de tolérer l’existence d’une religion ultérieure à l’islam dans un pays musulman. Les Druzes syriens vivent ainsi dans une situation contradictoire : ils se disent musulmans, mais intérieurement ils ne se considèrent pas ainsi et leur foi n’a rien à voir de près ou de loin avec la tradition islamique. C’est là une illustration parfaite du principe de la taqiya (dissimulation) hérité du chiisme.

Au Liban, pays largement plus laïc et plus libre que la Syrie et dans lequel les chrétiens étaient jadis majoritaires, la situation est bien plus confortable pour les Druzes d’un point de vue identitaire. De plus, le Liban ne connaît pas de religions, il connaît des communautés. Par exemple, l’Etat libanais ne reconnaît pas des musulmans, mais des sunnites et des chiites. Il existe dans le pays du Cèdre 18 communautés. Dans ces conditions, il importe peu de savoir si les Druzes sont des musulmans ou non à partir du moment où ils constituent légalement une communauté indépendante, compétente pour tout ce qui touche à l’état civil (comme en Israël).

Cette ambiguïté pèse néanmoins dans les conflits des statistiques démographiques, le Liban connaissant d’importantes tentions entre chrétiens et musulmans. Par exemple, un journaliste pro-musulman voulant démontrer que les chrétiens ne sont plus qu’une minorité dans le pays comptera les Druzes (10%) comme des musulmans pour affirmer qu’il y a 60% de musulmans et 40% de chrétiens. Un journaliste plus neutre dira qu’il existe seulement 50% de musulmans contre 40% de chrétiens, les Druzes étant une troisième religion. Un journaliste pro-chrétien fera ses statistiques différemment : il dira qu’il existe dans le pays 33% de maronites (chrétiens), 30 de sunnites, 28% de chiites, 10% de druzes, etc. Dans la première présentation la proportion des musulmans est artificiellement gonflée, car les Druzes y sont comptés. Dans la dernière, la présentation donne l’impression que les chrétiens sont plus nombreux que les musulmans dans la mesure où la communauté confessionnelle (et non pas religieuse) la plus importante du pays est chrétienne.

Les Druzes se trouvent ainsi identitairement manipulés par les uns et par les autres, aussi bien en Syrie qu’au Liban, même si cela ne les affecte pas dans leur vie quotidienne, les deux pays étant assez laïcs et ouverts vis-à-vis des minorités religieuses. A Damas, la tolérance religieuse est vraisemblablement l’une des rares vertus de la dictature syrienne.

Les Druzes en Israël : une crise d’identité

Contrairement à une majorité des Arabes d’Israël, musulmans (82%) et chrétiens (9%), qui affirment une identité palestinienne, les Druzes (9%) qui sont aussi Arabes, se considèrent comme des citoyens israéliens à part entière. Leur loyauté à l’Etat hébreu a amené celui-ci à leur reconnaître une organisation communautaire et une identité distinctes de celle des autres Arabes. L’Etat d’Israël reconnaît ainsi trois « nationalités » (lé’om) : juive, arabe (pour les musulmans et les chrétiens) et druze. Cette situation a donné naissance à une idée reçue assez répandue dans l’Etat juif, selon laquelle les Druzes seraient une ethnie non arabe mais musulmane, tandis qu’au contraire les Druzes sont Arabes et ne sont pas musulmans. Il est même possible d’affirmer que les Druzes sont ethniquement plus arabes que les Arabes musulmans. Ces derniers ayant connu de grands mixages avec les Perses, les Turcs, les Kurdes et les Egyptiens, tandis que les Druzes ne reconnaissant ni la conversion, ni l’apostasie, ni les mariages mixtes, constituent l’une des communautés arabes les plus fermées.

C’est en Israël que le paradoxe druze atteint son sommet, dans la mesure où d’une part les Druzes sont traditionnellement loyaux envers les gouvernements des pays dans lesquels ils vivent, et de l’autre ils font partie ethniquement, linguistiquement et culturellement du monde arabe. Il convient de rappeler ici que les liens entre druzes et juifs sont antérieurs à la création même de l’Etat hébreu. Dès les années 1920, des paysans druzes se joignaient à des coopératives du mouvement sioniste tandis que d’autres intégraient la Haganah, milice de défense juive durant les années du Mandat britannique et ancêtre de l’actuelle Armée de défense d’Israël (Tsahal). Entre 1947 et 1950 en particulier, alors que le Mufti de Jérusalem hadj Amin el-Husseini, entouré d’officiers nazis en fuite s’était installé avec son armée à Damas et qu’il préparait l’anéantissement du naissant Etat hébreu, les Druzes du Golan ont fourni aux Juifs d’importants renseignements militaires.

A la proclamation de l’Etat d’Israël, les autorités religieuses de la communauté druze ont sollicité David Ben Gourion afin qu’on les distingue des citoyens arabes sur le plan administratif. La requête a été acceptée en avril 1951 et, quatre ans plus tard les jeunes Druzes étaient incorporés dans les rangs de Tsahal. En 1961, à la demande des oukkal un Conseil religieux druze a été mis en place en guise d’instance religieuse suprême pour les affaires culturelles et spirituelles internes. A partir des élections législatives de mai 1977, les élus druzes sur différentes listes sionistes représentées à la Knesset (Likoud et Parti travailliste notamment) commencent à participer activement à la vie politique nationale.

En dépit des appels répétés de leaders druzes étrangers (tel Walid Jumblatt au Liban) et d’hommes politiques arabes israéliens (tel Azmi Bishara) à la désertion des Druzes israéliens, il paraît à ce jour peu vraisemblable qu’une désaffection politique profonde se produise à court ou moyen terme. Non seulement le nationalisme arabe largement musulman est encore perçu chez eux comme un danger (en 1967 des centaines de Druzes du Golan s’étaient réfugiés en Israël par crainte de massacres à l’appel du parti Baas syrien), mais les progrès de l’islamisme au Liban, chez les Palestiniens et même chez les Arabes israéliens constituent à leurs yeux un réel péril. Pour Israël, la carte druze permet au pouvoir de prétendre à la pluralité et à l’égalité des chances en son sein, d’autre part elle introduit une césure profonde dans la territorialité arabophone.

Le principal problème auquel sont confrontés les Druzes israéliens est relatif à l’état civil. Nous l’avons vu, au Liban aussi l’état civil est entre les mains des Conseils communautaires ; mais dans le pays du Cèdre, une des 18 communautés reconnues par l’Etat est réservée aux « hors-communautés », c’est-à-dire ceux qui refusent d’être affiliés à une communauté quelconque, soit parce qu’ils ne le souhaitent pas, soit parce qu’ils revendiquent leur athéisme, soit parce qu’ils ont opté pour un mariage mixte et donc civil. Contrairement au Liban, Israël ne reconnaît pas ce statut. Le citoyen israélien est ainsi contraint d’appartenir officiellement à une communauté. Un Israélien druze qui souhaite épouser une non-druze, ou qui souhaite se faire enterrer selon un rite autre que le rite druze, ou qui s’oppose à un règlement communautaire quelconque relevant de l’état civil, est obligé de changer de religion selon l’administration israélienne.

Un cas nationalement célèbre est celui d’un Israélien issu d’un mariage mixte druze-russe chrétien qui a voulu se marier. L’état civil druze a rejeté la demande de M. Mahmoud affirmant que la foi druze se transmettant par les deux parents simultanément, ce dernier n’étant donc pas druze, bien que son père le soit. C’est alors que M. Mahmoud a demandé aux autorités religieuses druzes de lui fournir un certificat de non-druzité afin de pouvoir se marier en dehors de la communauté. Les autorités ont refusé de lui accorder le certificat en indiquant que bien que M. Mahmoud ne soit pas druze (car sa mère est étrangère), il n’est pas non plus non-druze (car son père l’est) ! M. Mahmoud aurait pu aller se marier à Chypre comme le font beaucoup d’Israéliens dans son cas, mais il a persisté dans son obstination réclamant à la justice israélienne « le droit pour un citoyen Israélien de se marier dans son pays ». Le problème de M. Mahmoud est suspendu. Cette situation absurde démontre bien la complexité des rapports inter-communautaires dans une région où l’appartenance religieuse pèse lourdement sur l’individu et sur l’Etat.

Les Druzes dans le Golan : le grand paradoxe ou le pragmatisme à outrance

Il existe enfin une communauté druze relativement isolée qui habite le plateau du Golan anciennement syrien conquis par Israël lors de la guerre des Six-Jours en juin 1967. Le 14 décembre 1981, lors de l’annexion officielle par la Knesset du plateau stratégique, les Druzes du Golan, devenus apatrides, ont ostensiblement refusé la carte d’identité qui leur était proposé, à l’exception de quelques centaines d’entre eux. Ce rejet s’explique, pour certains, par leur loyauté à Damas, ou par la probable crainte de représailles syriennes, pour d’autres. De fait, la nationalité israélienne ne leur a pas été imposée et leur liberté de mouvement, d’expression et de travail est demeurée totale. Chaque année quelques milliers de Druzes du Golan manifestent publiquement leur volonté de voir restaurer la souveraineté syrienne sur le plateau et à chaque fois que leurs dignitaires sont conviés à Damas, ils font des déclarations hostiles à Israël.

Dans le même temps, ils entretiennent au quotidien d’excellentes relations avec l’administration israélienne et manifestent une volonté de demeurer préservés d’un conflit inter-étatique dans lequel ils auraient tout à perdre. Quant à ceux parmi eux qui ont demandé la naturalisation, ils votent massivement lors de chaque scrutin pour les listes sionistes (très souvent même pour la droite) et soutiennent inconditionnellement la politique israélienne. Par ailleurs, une loi israélienne oblige tout druze né en Israël dans les frontières de l’armistice de 1949 (hors Golan) de détenir la nationalité du pays. Le plus grand hôpital de la région se trouvant dans la ville de Kiriat Shmona, de nombreux Druzes du Golan sont nés dans l’Israël internationalement reconnu. Les statistiques démontrent que ceux-là votent massivement, une fois qu’ils deviennent majeurs, pour des listes sionistes.

La situation paradoxale dans laquelle les Druzes se trouvent malgré eux illustre bien les contradictions du Moyen-Orient et démontre à quel point une minorité menacée peut faire preuve de pragmatisme pour assurer sa pérennité.


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