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« Nous » d’Evgueni Zamiatine : une fiction politique pour les ancêtres

par
Professeur, Faculté de droit, Université Laval, Québec, membre de Tolerance.ca®

C’est profondément injuste ! Pour beaucoup de gens, le livre « Nous » (1) d’Evgueni Zamiatine, écrit en 1920, ne sera associé qu’avec et compris qu'en le comparant avec le roman « 1984 » de George Orwell. Cela le place dans l’ombre, dans la pénombre littéraire, où de façon injuste, le roman de Zamiatine ne joue que le rôle d’un antépisode (d’une préquelle) qui explique et « situe » le roman « 1984 ». Notre jugement est tout autre ! Pour nous, le roman « Nous » d’Evgueni Zamiatine se distingue comme un chef-d’œuvre bâti sur ses propres prémisses, une création littéraire incomparable qui s’apprécie en soi, un roman d’anticipation politique époustouflant, remarquable, adorable. À nous de justifier notre appréciation par l’analyse du roman.

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Pourquoi s’intéresser à ce roman ? En plus d’être un livre de fiction politique très bien fait et un roman d’anticipation politique exceptionnel, c’est également un roman qui apporte, avec pertinence et connaissance, une vue éclairante sur les dérives du régime léniniste de la Russie bolchevik de 1917 à 1920 (et qui préconise sa chute). Le roman de Zamiatine focalise en effet sur les ravages dus au totalitarisme et à l’individu totalitaire. Il constitue un avertissement, un clairon pour alerter les gens, un appel à la résistance.

Evgueni Ivanovitch Zamiatine

En premier lieu, situons Evgueni Ivanovitch Zamiatine (1884-1937) et son roman « Nous » de 1920. D’abord, en le plaçant dans son époque, dans la Russie sous Lénine à partir de 1917, et ensuite en le positionnant dans son contexte, vivant sous le pouvoir de la nouvelle classe managériale bolchevik.

E. I. Zamiatine, auteur de romans, de science-fiction, de pièces de théâtre, de philosophie, de critiques littéraires et de satire politique, devient dans sa jeunesse un bolchevik. Arrêté une première fois en 1905 (et plusieurs fois par la suite) pour activité révolutionnaire, il devient en 1908 ingénieur de construction navale. Au début de la révolution d’Octobre 1917, Zamiatine possède la réputation d’un « vieux bolchevik » (même s’il a renoncé à l’adhésion au Parti bolchevik dès 1917) et travaille, séduit par l’élan de renouveau, en faveur du régime bolchevik. En 1920, quand Zamiatine écrit « Nous », la fièvre révolutionnaire est déjà retombée, l’élan s’est brisé, le pouvoir et l’avenir se révèlent confisqués par « d’aimables fonctionnaires », par la nouvelle classe managériale.(2)

Le roman « Nous » critique la prise de pouvoir (i.e. la révolution) des bolcheviks en octobre 1917. Il critique encore plus férocement la situation politique du bolchevisme en 1920, l’État bolchevik, la vie sous les bottes des bolcheviks et l’avenir envisageable de ce régime désormais administré par ses managers bolcheviks.

Zamiatine n’arrive pas à faire éditer son roman en 1920. Le livre devient le premier roman officiellement interdit de publication, censuré, dans la Russie des bolcheviks. Le roman sera publié en anglais en 1921 et par la suite en samizdat russe dans la diaspora. La situation personnelle (et littéraire) de Zamiatine devient de 1921 à 1931 un cauchemar, un va-et-vient entre l’ostracisme, les tracasseries, les discriminations et les interdictions. Permis de quitter l’Union soviétique en 1931, Zamiatine meurt à Paris en 1937. Les livres de Zamiatine commencent à être publiés en Russie après 1991, après la disparation et la chute de l’Union soviétique.

Écrire pour les ancêtres

« Nous », le roman d’Evgueni Zamiatine est construit sous le mode d’un journal que tient un ingénieur de construction d’un vaisseau spatial « L’intégrale », un ingénieur mathématicien intitulé « D-503 ». C’est un journal où il assigne jour par jour tout ce qui se fait, ce qui se pense et ce qui se passe autour du narrateur.

Dès le début du journal arrive la confession du narrateur D-503 qui explique pourquoi il écrit. Il écrit pour ses ancêtres :

            « Vous comprendrez – j’en suis sûr - que j’aie plus de mal à écrire qu’aucun autre écrivain au cours de toute l’histoire des hommes : les uns écrivaient pour leurs contemporains, les autres – pour leurs descendants, mais personne encore n’a jamais écrit pour des ancêtres ou pour des êtres pareils à ses ancêtres éloignés et sauvages. » (3)

C’est vrai ! Et génial ! Il a entièrement raison, personne n’écrit pour ses ancêtres. Tout le monde écrit pour ses contemporains, ou encore pour les générations à venir. Écrire pour ses ancêtres n’a simplement pas de sens logique. Les ancêtres ne seront jamais en état de lire quoi que ce soit. Ils sont morts et enterrés. Sur le niveau littéraire, en revanche, en tant que métaphore, c’est audacieux, magnifique. S’introduit l’image de quelqu’un qui a vu ce que « l’avenir » sera et qui n’aime pas ce qu’il voit. C’est l’image de D-503 lui-même qui ne voit pas venir « l’avenir après l’avenir », mais qui ne désespère jamais pour autant, car dans le noir, le désespoir, les ancêtres « existent ». Ils existent hors de l’avenir !

D-503 (et Zamiatine) a effectivement de l’espoir. Dans une petite incision littérale, dans la citation donnée, s’observe (après la référence aux ancêtres), l’ajout « ou pour des êtres pareils … ». Une précision décisive ! Car en écrivant pour les ancêtres, le D-503 écrit confidentiellement pour les gens qui pensent pareils aux ancêtres, pareils aux individus ordinaires d’autrefois, pareils aux individus qui, autrefois, ont refusé de se soumettre et qui se sont révoltés contre l’asservissement et la servitude. L’histoire de lutte, de résistance, de révolte des ancêtres contre l’assujettissement et « l’exploitation de l’homme par l’homme » se poursuit en conséquence. Contre le Bienfaiteur de « Nous » (et le Parti bolchevik).

En écrivant pour les ancêtres, D-503 se rappelle qu’il ne faut jamais accepter la soumission, qu’il faut résister à tout asservissement, qu’il faut revendiquer, haut et fort, la liberté de se servir de sa raison, la liberté de « se servir de son propre entendement » (« sapere aude » ) (4), la liberté de penser de façon rationnelle et critique. D-503 écrit pour tous ceux qui n’aiment pas leurs chaînes, qu’elles soient en fer ou en or, ou forgé en illusions idéologiques.

Bientôt c’est la fin de l’histoire

La mise en garde à l’encontre du totalitarisme et de l’individu totalitaire se dédouble chez d’Evgueni Zamiatine par une autre confession de D-503.

            « Je le répète : j’ai pris l’engagement d’écrire tout sans rien dissimuler. C’est pourquoi, si triste cela soit-il, je me dois de signaler ici que, à évidence, même chez nous le processus de solidification et de cristallisation de la vie n’est pas encore accompli – que, pour parvenir à l’idéal, il reste quelques marches à gravir. L’idéal (c’est clair) est là où plus rien n’arrive, tandis que chez nous… Tenez, par exemple : je lis aujourd’hui dans le Journal officiel que sur la place du Cube, dans deux jours, aura lieu la Fête de la Justice. » (5)

Autrement dit, l’histoire est sous peu supposée arrivée à son terme ! Avec les mots de Hegel, à la mode en Russie des bolcheviks, l’histoire est apparemment bientôt arrivée à sa fin, ce qui dans l’hégélianisme philosophique (et bolchevik) s’apparente à un jugement dernier de l’Histoire. Et une histoire arrivée à son terme se fête, se célèbre. C’est le moment où règnent « du pain et des jeux du cirque » (6), le moment où tout discours critique et politique à partir des cosociétaires n’a plus d’objet. Autrement dit, c’est la Fête du mensonge, la Fête de la tromperie, la Fête de la servitude volontaire, que nous offrent et nous organisent nos évergètes (bienfaiteurs) bien-aimés.

Malédiction à celui qui ne croit pas à l’avenir radieux, à l’avenir qui chante, à l’entrée au pays de la cigogne. Malédiction à celui qui observe lucidement ce qui se produit devant ses yeux, à celui qui ose utiliser la raison de façon critique et analytique, à celui qui consigne tout cela dans un journal.

Le temps est disloqué

Il y a quelque chose de shakespearien chez Zamiatine qu’il faut clarifier. S’observe que D-503 reste enfermé, captif, encagé, dans « le temps de l’avenir », dans une temporalité qui « se mord la queue » (pareils à l’ouroboros symbolisant le temps refermé sur lui-même), dans un avenir qui n’avance nulle part, qu’il s’imagine un temps de l’éternité où l’espérance se nomme « ancêtres ».

D-503 (et Zamiatine) ne rejoignent-ils pas Shakespeare en pensée ? Car si le temps est sorti de ses gonds, le narrateur D-503 ne se projette-t-il pas métaphoriquement (et littéralement) sur la scène théâtrale ? Le temps détraqué, c’est un thème récurrent dans l’empire shakespearien : « Le temps est disloqué. Ô destin maudit, pourquoi ne suis-je né pour le remettre en place ? » (7). Où mieux : « Le temps est comme un hôte de bonne maison — qui serre légèrement la main aux convives partants, — et, comme s’ils voulaient s’enfuir, dans ses bras pressés — étreins les nouveaux venus. (8) » Face au temps présent, avec l’avenir dans le dos, Zamiatine, ne fait-il pas autrement que de jouer, à la façon de Shakespeare, « le temps » en affirmant qu’après la « révolution » (des bolcheviks) c’est la révolution (sans les bolcheviks) qui se prépare, qui arrive, qui s’impose ?

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D’où le questionnement, Zamiatine ne cite-t-il pas expressément Shakespeare à rebours ? Les mots de Shakespeare qui ordonnent que « ce qui vient d’arriver [le passé] ne soit que le prologue. Pour ce qui doit suivre, vous et moi en sommes chargés » (9) ne se trouvent-ils pas dans le roman un avertissement qui affirme que « l’avenir n’est qu’un prologue » ? Il nous semble que oui. Et surtout si c'est nous qui sommes chargés de forger notre avenir.

Compris de la sorte, le temps de l’avenir, pareil au présent, a besoin du passé, a besoin d’être instruit par le passé. C’est une position qui critique et qui rejette tout politique totalitaire, toute volonté totalitaire qui se résume dans le slogan « du passé nous ferons table rase » (10).

L’injonction de faire la table rase, l’ordre d’effacer tout le passé, nous vient principalement de la tradition platonicienne. C’est une injonction pour effacer « la réalité » des gens au profit des idées, au profit de l’idéologie qui doit gouverner en lieu et à la place des gens. C’est un slogan de progressisme réactionnaire qu’adorent aujourd’hui nos élites, nos oligarchies si diversifiées. Car quand l’avenir est bâti sur un tabula rasa, la volonté de révolte, de critique, de changement est devenue impossible, impensable pour toujours.

Qui est le « Nous »

Le roman de Zamiatine s’intitule, nous l’avons dit, « Nous ». C’est le monde du narrateur D-503. D’où la question, comment comprendre ce « Nous » ?

Soulignons que même si le « Nous » relève des pronoms personnels, le « Nous » du roman de Zamiatine est un objet, une émanation, une « volatilisation ». Le « Nous » de Zamiatine est la non-société, l’anti-société où ce que nous comprenons habituellement par le sobriquet « société » n’existe simplement pas, ou n’existe encore que sous un mode caricatural. Les habitants de « Nous » ne vivent tout simplement pas dans une société, ils vivent dans « un système », un ordre, une « machine », une autopoïèse. Zamiatine nous envoie comme message qu’il n’y aura pas de société dans l’avenir (sauf si nous le défendons), qu’il n’aura qu’un « Nous » (sans individus), un « Nous » peuplé des numéros (comme D-503). Dans l’avenir, il n’y aura que le système et les éléments qui feront tourner la machine, comme Charlie Chaplin le si magnifiquement symbolisé, par le film « Les temps modernes » (11) de 1936 (donc 16 ans après le roman de Zamiatine).

D-503, c’est un numéro ! Un numéro étant constructeur-ingénieur en chef (comme Zamiatine) de la construction d’un aérospatial. Zamiatine le présente ainsi :

            « Moi, D-503. Constructeur de l’INTÉGRALE, je ne suis que l’un des mathématiciens de l’État Unitaire. Ma plume accoutumée aux chiffres ne sait pas créer la musique des assonances et des rimes. Je ne ferai qu’essayer de transcrire ce que je vois, ce que je pense, ou plutôt ce que nous pensons (oui, nous, et ce « Nous » sera le titre que je donnerai à ces notes). Mais ce sera le produit de notre vie, de la vie mathématiquement parfaite de l’État Unitaire, et s’il est ainsi, cela pourra-t-il, de soi-même, sans que j’aie voulu, être autre chose qu’un poème ? Un poème : je le crois et je le sais. » (12)

En tant que numéro, il ne faut donc jamais croire qu’on est quelqu’un. D-503 n’est qu’un élément mineur, l’insignifiance même, dans un agrégat, une accumulation, un cumul de numéros. Le « Nous » (L’État Unitaire) n’a pas besoin des individus et encore moins besoin de consciences, de personnalités, des individualités, de la pensée rationnelle et critique. Bien au contraire ! Le tout et le « Nous » ne font qu’Un, tant que les numéros se confondent et deviennent égaux (sic!) dans l’Un, dans le Nous. Le « Nous » est de ce fait indifférencié. Il ne s’identifie à rien de concret (même pas avec le grand Bienfaiteur qui symbolise la hiérarchie des classes au pouvoir). Le « Nous », c’est l’unité (i.e. la reconnaissance) qui efface le « je », c’est la pluralité (i.e. le pluralisme) qui annule l’individu (et qui confirme l’Un à la façon d’Etienne de La Boétie) (13). Ce sont les bottes du multiculturalisme (et le postmodernisme, poststructuralisme, French Theory, postcolonialisme, etc.) qui supprime la culture susceptible de favoriser l’expression des individus en chair et en os.

Quand Zamiatine distingue si soigneusement entre le fait d’être un numéro et l’existence vécue dans le « Nous », la raison se trouve dans la révolte symbolique et existentielle (et politique) qui se produit quand D-503 se croit être un individu, un « je », un individu qui écrit pour ses ancêtres, qui aspire à être un individu comme ses ancêtres ont si âprement lutté pour l’être.

La vie mathématiquement parfaite

La vie dans le « Nous » est « mathématiquement parfaite » (14). Par l’ingénierie sociale et culturelle, ce qui compte (en fraude) comme « vie » est organisé pour recopier un ordre idéologisé mathématique.

La vie mathématique parfaite se reflète dans la néo-langue de « Nous ». Le numéro D-503 parle et pense en terme mathématique. C’est uniquement en rêve, en imagination, en tenant un journal, qu’il peut se soustraire. La langue confirme que « l’acteur est mort », « l’auteur est mort », « l’individu est mort », « l’homme est mort » (ce qu’affirment aujourd’hui tant de penseurs à la mode)(15). Et dans l’absence d’individu, dans l’absence d’anarchie langagière, c’est l’ordre mathématique, l’ordre d’un discours mathématique, l’ordre d’une langue réglementée par en haut, qui s’impose.

Quand la langue appartient à un maître, l’utilisateur de cette langue est un esclave, un soumis, un captif. De ce fait, quand D-503 parle, quand il tente de penser, il n’a pas vraiment d'outils pour le faire. La néo-langue mathématique parfaite s’impose et l’embrigade. Il est à sa façon un numéro-machine !

Numéro-machine ! L’existence (et la perfection) de la vie mathématique parfaite se constate dans l’idéologie de l’homme machine. Zamiatine fait un clin d’œil à Descartes (qui avait formulé le concept d’« animal-machine »), mais surtout une référence à la théorie de « l’Homme machine » de Julien Offray de La Mettrie (1709-1751) (16). L’idéologie de La Mettrie, c’est de considérer l’humain pareil à une machine, une machine sans « âme » qui fonctionne par l’électricité corporelle, par le langage mathématique, par des signes (17). Inspirée par l’idée d’un univers mécaniste, La Mettrie déduit que l’humain n'est qu’un élément d’engrenage dans une totalité également mécanique. Une idée déterministe, très idéaliste, de bon aloi. Plus qu’un idéalisme antihumaniste, c’est un déterminisme mécanique où tout se résume en mathématique : la vie, l’individu, le « Nous », le monde. Tout est censé être mathématiquement ordonné et si quelque chose fonctionne mal ou se révèle brisé, il faut le remplacer et le réparer. Dans une « vie mathématiquement parfaite » la « vie (ou existence) mathématique » décide si vous fonctionnez bien. Et la perfection ultime, écrit Zamiatine, c’est la lobotomie, c’est d’accepter consciemment le lavage de tête et concéder de faire canceller, effacer, l’esprit. Volontairement, bien entendu, pour assurer la perfection.

Tout se décide (en apparence) dans l’avenir progressiste réactionnaire, par la normativité mathématique plus fiable que l’esprit humain. Et qui ose aujourd’hui nier la normativité de la « vie mathématique » ? N’est-elle pas bien ordonnée, très hygiénique, homogénéisée et pasteurisée ? Ce qui nous mène au taylorisme bolchevik et la critique que formule littérairement Zamiatine.

Le taylorisme et le bolchevisme

La critique la plus féroce de Zamiatine, il la réserve au taylorisme des bolcheviks, à l’organisation du travail selon le mode d’une dictature industrielle (et managérial). C’est une critique en plein dans le mille à Vladimir I. Lénine et la classe managériale bolchevik.

Dans la lutte contre les mouvements ouvriers, contre les soviets, contre le prolétariat, les bolcheviks n’optent pas uniquement pour le monopole du pouvoir du Parti (18), ils optent également pour le rôle de dirigeant de la société et la vie des gens. Cela se révèle politiquement par un article clef de Lénine de 1918, « Les taches immédiates du pouvoir des soviets » (19) publié le 28 avril 1918 dans la Pravda (et Inzvestia). L’article justifie le système de dictature managérial :

« Comparé aux nations avancées, le Russe travaille mal. (…) Apprendre à travailler, voilà que le pouvoir des Soviets doit poser au peuple dans tout son ampleur » (20).

Toute une révolution pour ça ? Pour apprendre, pour forcer, les travailleurs russes à travailler plus durement, d’accroître la productivité, de produire plus, d’augmenter le produit national, de se sacrifier pour le travail à la façon de stakhanovisme ? (21) Oui, car :

« Le dernier mot du capitalisme sous ce rapport, le système de Taylor, allie, de même que tous les progrès du capitalisme, la cruauté raffinée de l’exploitation bourgeoise aux conquêtes scientifiques les plus précieuses concernant l’analyse des mouvements mécaniques dans le travail, la suppression des mouvements superflus et malhabiles, l’élaboration des méthodes de travail les plus rationnelles, l’introduction des meilleurs systèmes de recensement et de contrôle, etc. La République des soviets doit faire siennes, coûte que coûte, les conquêtes les plus précieuses de la science et de la technique dans ce domaine. Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous aurons réussi à combiner le pouvoir des soviets et le système soviétique de gestion avec les plus récents progrès du capitalisme » (22).

De sophisme ! Ce sont des mots idéologiques pour des naïfs. Lénine confirme tout simplement que le modèle taylorien doit être appliqué en Russie des bolcheviks, que le bolchevisme égale le taylorisme. Il soumet idéologiquement les ouvriers sous un modèle du travail supposément « scientifique », sous un modèle ayant la finalité de maximaliser le profit, sous un modèle de management industriel par l’En-haut, confisqué par la classe bolchevik de managers (23). Lénine pense qu’en remplaçant la cruauté raffinée de l’exploitation capitaliste par un système de cruauté raffinée de l’exploitation bolchevik, la Russie fera un bond en avant. Une vue d’en haut où les ouvriers sont inopinément devenus des bœufs de labour.

Zamiatine, écrivant en 2020, avait vécu tout cela, il a vu l’ordre taylorien de pouvoir managérial des bolcheviks et il n’a pas apprécié. En tant que le constructeur-architecte naval, il connaît les chantiers et les usines. Il savait que la dictature industrielle ne s’améliorerait pas avec la dictature politique, elle l’empire.

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Le taylorisme bolchevik et la vie quotidienne

Là où Frederic Winslow Taylor, l’instigateur du management scientifique, circonscrivait son système managérial aux activités économiques (logistique, production et distribution). Lénine, dans son amour pour le système taylorien, voyait le système se répandre pour devenir général, pour devenir le système de gérance par En-haut de la vie des gens en général, de la crèche au cercueil. C’est ainsi qu’a commencé la vie soviétique, de 1917 à 1991, et que Zamiatine romance (et critique) dès 1920.

De la crèche au cercueil ! Oui, c’est la « vie mathématique » à la façon taylorienne. Lénine propose en conséquence dans « L’État et la révolution », écrit en septembre 1917, qu’il faille organiser la société « de sorte que la société tout entière ne soit plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire ». (24)

Dit en clair, la vie entière (privé et public) des gens doit être organisée, par En-haut, à la façon d’une usine industrielle. C’est la société que vit D-503. C’est une entité, nous l’avons dit, qui n’est plus une société, mais une organisation, une machine.

Une partie significative du livre de Zamiatine décrit l’existence de D-503, structurée à la mode d’un atelier de production, d’un bureau. Il n’y a donc plus de vie privée, pas de vie intime où il est possible d'être loin et d'être caché de la supervision. D-503 vit dans une maison en verre où il peut être observé jour et nuit. S’observe de même qu’il n’y a pas de vie publique non plus, elle est remplacée par la vie organisée et ordonnée, par des meetings orchestrés de propagande et d’endoctrinement.

C’est surtout sur le niveau de la vie sexuelle de D-503 (et de tous les habitants de « Nous ») que l’absence d’autonomie se constate. Tel que le dicte la recette de Lénine, la sexualité doit se faire scientifiquement. La vie sexuelle est en conséquence sous contrôle et organisée à la façon managériale à partir d’un livre de « rationnement » (ou « ordonnément » du sexe), et le lex sexualis de « Nous » est simple : « Tout Numéro a le droit – en tant que bien sexuel – à tout autre Numéro » (25). C’est ainsi un système de gouvernance de l'offre et de la demande qui se concrétise dans un livre de rationnement (pareille au livre du consommateur pour le lait, la farine, etc., de l’époque). De même, c’est une forme de l’hétaïrisme (polyamour) organisée selon le principe logistique dit « juste-à-temps » qui assure que tout demandeur aura sa portion de sexe à une cadence jugé, par En-haut, satisfaisant. Dans le « Nous » règne un régime prohygiénique et pro-eugéniste de contrôle et de rationnement.

L’hétaïrisme normalisé et gestionnaire, hygiénise et (mathématiquement) ordonnée par le livre de rationnement, c’est une tristesse qui n’engage à rien, c’est le sexe triste. Pour D-503, l’absence de l’autonomie sexuelle se confirme par l’absence de couple, de famille, de descendance. D’où le problème, D-503 voulait une vie, il voulait vivre selon ses propres prémisses, vivre en utilisant ses talents et son esprit, vivre en liberté et en égalité, vivre loin de joug gestionnaire et idéologique, vivre loin du joug et de la police du politiquement et moralement correct.

Il faut être acteur de sa vie

Tout au long de notre analyse, nous avons soigneusement évité de signaler les similarités et les analogies pouvant être établies entre « Nous » de Zamiatine et 1984 d’Orwell. Cette retenue, nous ne le trahissons pas non plus dans notre conclusion, mettons plutôt l’emphase sur deux leçons quant à la vie de D-503.

Soulignons d’abord que Zamiatine nous avertit de ne jamais renoncer à la liberté. Autant que possible, il faut avec acharnement lutter pour être l'acteur de sa vie et de l’être en autonomie. Si la soumission est facile, il faut se rappeler qu’une vie en subordination, en asservissement, en servitude, ne vaut rien. Il faut refuser l’idée d’une vie parfaite, une vie politiquement et moralement correcte.

Zamiatine nous envoie aussi un message philosophique. À savoir que c’est l’avenir qui renvoie l’esprit de l’humain dans le passé, dans la lutte des ancêtres, dans la lutte pour la liberté de tous. Ce que Zamiatine nous a appris, c’est que l’avenir se prépare dans le présent, se prépare aujourd’hui.

 

Notes

  1. Evgueni Zamiatine, Nous, Arles, Actes Sud (2017), 2021, collection Babel. Une autre traduction a été faite en 1979 : « Nous autres », Paris, Gallimard, coll. « L'imaginaire », no 39, 1979. Le titre de ce roman en langue de Shakespeare est « We » : cf. Zamiatin, Eugene (1924). We. Gregory Zilboorg (trans.). New York: Dutton, 1924 (réédité plusieurs fois).
  2. Pour les témoignages de l’époque, voir : Emma Goldman, Ma Désillusion en Russie, Paris, 1925; idem, L'Agonie de la Révolution. Mes deux années en Russie (1920-1921), Paris, Les Nuits rouges, Paris, 2017. Leonard Schapiro, Les bolcheviks et l’opposition. Origines de l’absolutisme communiste (1917-1922), Paris, Les Îles d’Or, 1957. Rosa Luxembourg, La Révolution russe (deux tomes), Paris, Maspero, 1968. Pour une analyse historique, cf. Oskar Anweiller, Les Soviets en Russie, Paris, Gallimard, 1972.
  3. Evgueni Zamiatine, Nous, op. cit., p 32.
  4. Emmanuel Kant, « Qu'est-ce que les Lumières ? » (1784).
  5. Evgueni Zamiatine, Nous, op, cit, p 32.
  6. Juvénal (i.e. Decimus Iunius Iuvenalis), Satires, X, vers 81 : « Ces Romains si jaloux, si fiers (…) qui jadis commandaient aux rois et aux nations (…) et régnaient du Capitole aux deux bouts de la terre, esclaves maintenant de plaisirs corrupteurs, que leur faut-il ? Du pain et les jeux du cirque. » [Panem et circenses].
  7. William Shakespeare, Hamlet, Acte I, Scène V. (Hamlet). Traduction Jean-Michel Déprats, édition bilingue, Paris, Gallimard, « Folio Théâtre », 2002, p 185 -187.
  8. William Shakespeare, Troilus et Cressida, Acte III. Scène 3 (Ulysse). Traduction François-Victor Hugo, Paris, Pagnerre, 1868, p 141.
  9. William Shakespeare, La Tempete. Acte 2, Scène 1 (Antonio). Traduction M. Guizot; Paris, Didier & Cie, 1864, p 49.                                             
  10. Eugène Pottier, L’Internationale (1887), « Du passé faisons table rase, Foule esclave, debout ! debout ! Le monde va changer de base : Nous ne sommes rien, soyons tout ! »
  11. Charlie Chaplin (réalisateur, producteur et acteur), Modern Times (1936), film de 87 minutes, distribué par United Artists (UA).
  12. Evgueni Zamiatine, Nous, op. cit., p 12.
  13. Étienne de La Boétie (1530-1563), Discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque », 2002 (deux versions du texte + études complémentaires (Abensour, Clastres, Lefort…).
  14. Evgueni Zamiatine, Nous, op. cit., p 12.
  15. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966 (L’introduction) : « Étrangement, l'homme - dont la connaissance passe à des yeux naïfs pour la plus vieille recherche depuis Socrate - n'est sans doute rien de plus qu'une certaine déchirure dans l'ordre des choses, une configuration, en tout cas, dessinée par la disposition nouvelle qu'il a prise récemment dans le savoir. De là sont nées toutes les chimères des nouveaux humanismes (...). » 

16. La Mettrie, Julien Offray de (1709-1751), L’Homme Machine (1748) publiait à Leyde (Holland).

17. Cf. John Searle, « I will argue that in the literal sense the programmed computer understands what the car and the adding machine understand, namely, exactly nothing”, dans l’article “Minds, Brains and Programs”, publié dans la revue Behavioral and Brain Sciences vol 3, no 3 (1980), p 371.

18. Oskar Anweiller, Les Soviets en Russie, Paris, Gallimard, 1972.

19. Vladimir Ilitch Lénine (i.e. Oulianov), Les taches immédiates du pouvoir des soviets (1918), dans, idem, Œuvres choisies, Moscou, Les Éditions du Progrès, 1979, p 444 - 478; dans, idem, Œuvres, tome 27, Moscou, Les Éditions du Progrès, p 206 s.

20. Vladimir Ilitch Lénine (i.e. Oulianov), Œuvres choisies, op. cit., p 461 – 462.

21. Le mouvement stakhanoviste débute politiquement en 1935, l'origine idéologique de ce mouvement se trouve pourtant dans le taylorisme bolchevik de 1917 à 1935. Voir, Lewis H. Siegelbaum. Stakhanovism and the Politics of Productivity in the USSR, 1935–1941, Cambridge, Cambridge University Press, (1980), 1988.

22. Vladimir Ilitch Lénine (i.e. Oulianov), Œuvres choisies, op. cit., p 462.

23. Frederic Winslow Taylor, The Principles of Scientific Management (1911). Traduction française : La direction scientifique des entreprises, Paris, Dunod, 1957. Frank. B. Copley, Frederick W. Taylor, Father of Scientific Management, New York, Harper Bros., vol. 1, 1923.

24. Vladimir Ilitch Lénine (i.e. Oulianov), L’État et la révolution (1917), Paris, Éditions sociales, 1969, p. 133.

25. Evgueni Zamiatine, Nous, op. cit., p 30, cf. p 23.

3 mai 2024

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La Chronique de Bjarne Melkevik
par Bjarne Melkevik

Bjarne Melkevik, docteur ès droit de Paris II, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval (Québec), est un auteur prolifique dans le domaine de la philosophie du droit, de l’épistémologie et de méthodologie juridique. Ses plus récentes publications incluent... (Lire la suite)

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