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La notion du corps dans Ce que je sais de Monsieur Jacques, roman de Leïla Bahsain

Il va sans dire que la notion du corps traverse les écrits littéraires, en l’occurrence le roman. Sa présence dans les récits est à mon avis une contribution et un ajout à ce que la philosophie, la psychanalyse et l’anthropologie ont développé sur cette notion. La relation au corps, le corps sujet, le corps texte et nature, le corps en tant que communicateur et acteur de corporéité, tous ses aspects démontrent que les messages que peut transmettre le corps sont parfois plus audacieux et plus clairs que la langue. D’autant plus que la relation du corps avec le sujet pris dans sa dimension identitaire suscite le questionnement. Suis-je mon corps ? L’identité de la personne est-elle d’ordre corporel ? Si c’est le cas, quels sont les caractères selon lesquels on identifie le corps ? Quelle est la relation entre le corps et la liberté ? Autrui, préserve-t-il cette relation ou bien la chosifie-t-il ?

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Mon objectif est de capitaliser sur la complexité de ces questions en vue de tenter de dégager la dynamique de ce réseau conceptuel qui tourne autour de la notion du corps dans le roman Ce que je sais de Monsieur Jacques, écrit par la romancière Leïla Bahsain. (1)

« La culture s’inscrit souvent sur le corps afin de le modeler et de le socialiser sur la base de ses règles et de ses normes. C’est à partir de l’enfance que le corps est dressé, car « il est le premier lieu où la main de l’adulte marque l’enfant, il est le premier espace où s’imposent les limites sociales et psychologiques données à sa conduite, il est l’emblème où la culture vient inscrire ses signes comme autant de blasons. » » (2) Comment donc articuler cette inscription de la culture sur le corps du personnage clef de Ce que je sais de Monsieur Jacques qui n’est autre que Loula ?  Les premières pages de ce récit nous relatent la complexité qui caractérise la relation de Loula avec son corps et l’effort qu’elle doit fournir pour l’acculturer. « La nature m’a joué un tour. J’étais enfant. Juste enfant, ni homme ni femme. Et maintenant, je dois dompter ce corps où œuvre le diable. » « Ce corps est un traître qui n’écoute que sa propre logique. Entre lui et moi, il y a un décalage. » (3)  

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Force est de constater que Loula entretient avec son corps une relation conflictuelle, laquelle relation vise à arracher le corps texte à sa nature et le modeler afin qu’il devienne lui-même autrui. L’acculturation dépasse la période de l’enfance et rentre dans une phase durant laquelle le corps est perçu comme autrui, dans la mesure où le corps de Loula est déclencheur de sa corporéité, c’est-à-dire son ouverture sur le monde. Il est donc question de « re-naturaliser  » le corps en le délivrant ainsi de la dichotomie entre nature et culture. Il convient alors de construire un modèle nouveau du corps, naturel et culturel à la fois, qui soit capable de dépasser à la fois le corps biologique et déterminé et le corps poststructuraliste et marqué par la culture. » (4)

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Cette guerre que compte faire Loula à son corps n’a rien de violence. Elle veut tout simplement combattre la traîtrise de la nature et du biologique. Qui peut l’aider à construire ce nouveau modèle du corps ? pour reprendre Michela Marzano. Il se trouve que l’altérité est une alliée sur laquelle Loula peut compter, là « où œuvre le diable. (5) Seule l’amitié éradique la complicité de la nature avec la culture. Autrement, autrui console de la souffrance psychologique qu’engendre l’injustice de la nature et sa répercussion sur le lien social.  « Moi, j’en souffrais plutôt. » « On voudrait savoir si tu es une fille ou un garçon », « Avec ta coupe-garçon et tes cheveux en petits asticots, on dirait un bougre de village. » (6) « Tu as les cheveux crépus, j’aime trop qu’elle s’est exclamée. » (7)

Ce dialogue entre Loula et son amie Zahira témoigne du rapport conflictuel que Loula a eu avec son corps et illustre, en revanche, l’apaisement de ce conflit que procure la diversité de la perception qu’imposent la culture et la modernité du corps. Le conflit appelle l’apaisement culturel que la nature voudrait coûte que coûte violer. « La coupe-garçon, ils ont dit que c’était pour moi bien, car c’est plus facile à coiffer quand on a les cheveux crépus, et qu’apparemment ça s’accordait bien avec mon visage rond ». (8)   De ce fait, le corps devient une identité qui doit se soumettre aux critères de la modernité, à savoir la mincité, l’hygiène, la santé, la jeunesse pour répondre aux exigences non seulement esthétiques mais aussi mercantiles selon l’anthropologue David Le Breton.

Pour que ce corps bénéficie de la liberté que la nature voudrait lui arracher, il est obligé de composer avec la référence en vue d’y retrouver la paix tant escomptée. Loula vit cette situation en faisant appel aux symboles susceptibles de libérer son corps et le laisser exprimer sa victoire remportée sur une fausse normalité qui ne juge que les apparences. C’est dans les expressions artistiques qu'elle  va puiser sa stratégie. Une stratégie d’identification que le contexte favorise. « Une coupe au carré façon Michael, avec effet mouillé permanent et une mèche à peine ondulée qui tombe du côté droit de mon visage. » (9) Crotch grab. Un gestuel et un vestimentaire pour récupérer la liberté du corps   à laquelle la génération de Loula aspire. Du coup, la contrainte causée par la nature cède la place à la musique. C’est au corps d’exprimer cette victoire arrachée à la nature et de s’ouvrir sur une autre approche de la vie. A bas le regard qui chosifie le corps et réduit la personne à ses apparences. Loula cultive la modernité de ce qui pourrait apaiser sa relation parfois tendue avec son corps.  Son milieu social dans lequel elle évolue lui permet de convertir la personne en personnalité pour charmer le respect d’autrui, elle qui se voit déjà adulte. « Ce corps qui me donnera toujours plus que mon âge et qui m’arrange à cause du respect que force mon apparence trompeuse de jeune adulte. » (10) C’est dans cette optique que la narratrice impose sa personnalité en chassant le personnage de l’imaginaire dans le but de céder, ne serait-ce que provisoirement, la place à la maturité.

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Finalement, le corps dans Ce que je sais de Monsieur Jacques n’est pas seulement perçu en tant qu’objet d’exploitation que la pauvreté favorise, mais il est à mon avis sujet. Le corps sujet revendique sa liberté par et à travers le regard qui est en même temps dénonciation et autocritique. Dénonciation de pratiques qui portent atteinte au corps indigent. Autocritique parce que la relation du sujet avec son corps tantôt conflictuel tantôt apaisée.

Un intéressant roman de l’écrivaine Leila Bahsain à lire.

                                                                            

Notes

-1-   Ce que je sais de Monsieur Jacques. Leila Bahsain,                            Albin Michel, 2024

-2-  Penser le corps.

                  Michela Marzano

                Page : 16

-3- Ce que je sais de Monsieur Jacques.

                Page : 20

-4- Penser le corps.

                 Page : 19

-5- Ce que je sais de Monsieur Jacques.

                 Page : 20

-6-  Ibid. Page : 23

-7- Ibid. Page : 23

-8- Ibid. Page : 69

-9- Ibid. Page : 113

-10- Ibid.Page :  174

20 avril 2024



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La Chronique d'Abdelmajid Baroudi
par Abdelmajid BAROUDI

M. Baroudi est un collaborateur régulier de Tolerance.ca. Il réside au Maroc.

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