Le livre de Wolfgang Langhoff (1901-1966) est paru en 1935.Pourquoi s’intéresser à un livre publié en 1935 ? Son livre « Les soldats du marais sous la schlague des nazis : treize mois de captivité dans les camps de concentration » se trouvait dans la bibliothèque de mon père. Il ne m'a jamais demandé de le lire. Je l’ai lu lorsque j'étais adolescent, de ma propre initiative, et je ne l'ai jamais regretté. J’étais jeune, mais cela m’a instruit politiquement et moralement, tel que le livre trace sans ambiguïté une ligne de démarcation entre une politique démocratique et une politique totalitaire, entre « le bien et le mal » en politique, entre violence et non-violence, entre l’image de l’autre comme « ennemie » et l’autre comme un être pareil à nous-mêmes. Le livre dans ce sens demeure d’actualité, il nous renseigne sur le totalitarisme, sur la fermeture de l’esprit, sur le fanatisme en politique.

Le livre raconte également la naissance fameuse du Moorsoldatenlied (Börgermoorlied), le Chant des marais (également connu – en version acculturée - comme le Chant des déportés), un chant (et poème) de résistance et d’opposition au totalitarisme. C’est un livre remarquable, inoubliable, un classique pour comprendre comment fonctionne le totalitarisme, l’oppression, l’intolérance, le non-respect de l’autre. Examinons-le.
Texte et contexte : l’Allemagne sous la schlague des nazis
Écrit et publié en 1935, et rapidement traduit dans toutes les langues européennes, « Les soldats du marais sous la schlague des nazis : treize mois de captivité dans les camps de concentration », c’est un des premiers témoignages sur l’Allemagne nazie, sur ce qui se cachait derrière les discours de séduction et de tromperie. Ce livre, ce sont les souvenirs de l’auteur Wolfgang Langhoff et de ses treize mois en captivité nazie, du 28 février 1933 au 31 mars 1934.
Le livre nous déplace vers l’Allemagne en train de sombrer dans l’hitlérisme. Quand Paul von Hindenburg, président du Reich, a offert, par l’opportunisme politique (et par stupidité personnelle), le pouvoir à Adolf Hitler en le nommant (le lundi 30 janvier 1933) Chancelier (Premier ministre), tout a basculé. Il s'en suivrait une descente aux enfers ! Un enfer antipolitique, antidémocratique, antihumain. Étape par étape, ruse par ruse, violence par violence, Hitler abuse du pouvoir qui lui a été accordé pour ses propres sombres desseins. Quand dans la nuit du 27 au 28 février 1933, le palais du Reichstag (le Parlement) brûle, un incendie criminel immédiatement exploité par les nazis à des fins politiques qui l'attribuent à un complot communiste, le président Hindenburg signe à la suite de l'incendie le 28 janvier 1933, sous recommandation d’Adolf Hitler, la Reichstagsbrandverordnung (Décret de l'incendie du Reichstag) qui suspend les libertés publiques et les garanties démocratiques. Celle-ci est suivie par le décret présidentiel « Pour la protection du peuple allemand » du 4 février 1933, qui donnera pleins pouvoirs au gouvernement pour interdire les réunions et les publications. Un décret qui supprime et criminalise toutes critiques et oppositions au nouveau régime. Une brutalité suivie d’une autre brutalité, l’Allemagne sombre dans la dictature. Les élections qui arrivent en mars 1933 ne donnent pas une majorité absolue des électeurs au Parti nazi, le parti n'obtiendra que 43,9 % des suffrages. C’était la dernière élection ayant encore une façade « représentative ».
Wolfgang Langhoff fut arrêté et interné par la police (les schupos) le 28 février 1933 (le jour après l’incendie du palais du Reichstag, siège du Parlement allemand à Berlin, qui a eu lieu de la nuit du 27 au 28 février) (2). C’était en tant que communiste que Wolfgang Langhoff fut interné, il avait joint le mouvement communiste dès 1923, pour adhérer (officiellement) au parti en 1930. Il travaillait comme acteur et metteur en scène pour le théâtre de la ville de Düsseldorf, mais était également (dès 1930 à son arrestation) le directeur artistique d’une troupe d'agitation-propagande (agit-prop) pour la cause communiste.
Il était initialement détenu à la prison municipale de Düsseldorf, où il fut soumis à de graves tortures de la part des S.A. (le Sturmabteilung, la milice du Parti nazi); nous y reviendrons. Quelques jours plus tard, il fut transféré à la prison régionale « Ulmer Höh » (Düsseldorf). En juillet 1933, il fut emmené au camp de concentration de Börgermoor, dans l'Emsland (en Basse-Saxe). Le camp de concentration était situé dans une région au nord-ouest de l’Allemagne, peu peuplée, car couverte (à l’époque) d’énormes paysages de marécages, des marais (d’où le sens du titre du livre-mémoire de Langhoff). Le 6 décembre 1933, il fut transféré au camp de Lichtenburg (Saxe-Anhalt, au centre de l’Allemagne). Il sera enfin libéré le 31 mars 1934 (dans le cadre de ce qu'on appelait l'amnistie de Pâques) et il s'exila dès que possible en Suisse le 28 juin 1934.

En exil en Suisse, il devient le cofondateur du mouvement pour une Allemagne libre. Homme de théâtre, il trouve un emploi comme réalisateur et acteur au Schauspielhaus à Zurich (un théâtre fameux, qui pendant la Deuxième Guerre mondiale était engagé politiquement et où se jouaient des pièces antinazies). Il continue son travail politique et le livre « Les Soldats du marais sous la schlague des nazis » en témoigne.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, il revient à la zone soviétique de l’Allemagne (devenue la République démocratique allemande (RDA), le 7 octobre 1949). Langhoff devient le directeur du Deutsches Theater à Berlin-Est, une position qu’il garda de 1946 à 1963. Après des mésententes avec les autorités de la RDA, il donne sa démission et prend sa retraite en 1963. Il meurt en 1966.
Une descente aux enfers, voyage vers les marais
Le livre « Les Soldats du marais sous la schlague des nazis » raconte l’histoire concentrationnaire de Wolfgang Langhoff débutant avec l’arrestation du 28 février 1933.
Pendant les premiers jours dans la prison municipale de Düsseldorf, rien ne se produit, ce qui change avec une séance de torture brutale et sadique. Langhoff prépare en fait le lecteur en narrant comment ses codétenus arrivaient au cachot tout en sang, avec des corps en lambeaux. Il nous narre les cris qui arrivent de toute part quand les S.A. (la milice nazie de combat) ou les S.S. (Schutzstaffel, « escadron de protection », l’escadron politique et idéologique nazie) s’enchaînent sur un prisonnier ou sur un groupe de prisonniers. Les S.A. et les S.S. ont obtenu, par le mentionné Décret de l'incendie du Reichstag, le statut de police auxiliaire et pouvaient de ce fait emprisonner, museler, « interroger », tout individu suspect de porter atteinte à la sécurité de l’État. En d'autres mots, toute opposition politique, ce qu’ils faisaient avec acharnement et fanatisme. Et un jour, ce fut le tour de Langhoff d’être « interrogé », de se faire passer au tabac. Un gardien ordinaire venait le chercher et le menait vers un cachot au sous-sol où six membres du S.S. le rejoignaient, l'encerclaient et commençaient (en troupe) à le rouer de coups, lui casser la figure, lui rosser, le talocher, le frapper, le torturer; à six, en le frappant de tous les côtés avec des matraques, des poignets et des bottes :
« Les coups pleuvent sur moi. Des coups lourds, puissants. Je tiens mes mains sur mon visage, j’essaye de me protéger de mon mieux. Je me mets à hurler de douleur : (...)
- Tu…vas fermer…ta… gueule !
Chaque mot est ponctué par un coup. Ils deviennent rouges. Leur respiration se fait pesante. Chaque coup augmente leur fureur. Je tombe sur les genoux. Ils me relèvent et me frappent. Je retombe. Ils me relèvent encore et me collent au mur. Déjà, je ne puis presque plus voir. Tout se trouble devant moi. (…)
Paouf ! Clatsch ! Paouf ! Les coups se remettent à pleuvoir. (…)
J’essaye de les repousser. Ils me frappent, avec leurs matraques, sur les mains et les bras. (…) » (3)
Après un premier passage à tabac, couchés sur le plancher dans une mare de sang, les tortionnaires lui donnent une demi-heure de répit. Ils vont dans une autre cellule où ils récidivent en torturant un autre prisonnier.
« Je restais là, étendu sur les dalles, l’oreille aux aguets. J’ai dû perdre conscience. Lorsque je repris mes sens, ils étaient déjà devant moi; ils m’avaient réveillé d’un coup de pied. (...)
Chaque fois que la lourde matraque cinglait ma chair, mon corps tressautait, ballottait de-ci de-là, comme un mannequin de caoutchouc. (…) Une fois par terre, je ne bougeai plus, je fis le mort. Ils me donnèrent encore quelques coups de pied et me frappèrent, comme un sac. Je ne poussai pas un cri ni ne remuai. – Assez ! Il a son compte ! Il est fini ! » (4)
Se sauver en faisant la mort ! Faire le mort, c’est une tactique des animaux, en langue savante cela s’appelle thanatose (i.e. simulacre de mort) et se pratique pour déjouer, tromper, un ennemi. Faire le mort enlève le plaisir aux tortionnaires, car taper sur un corps mort ne donne pas le même plaisir aux tortionnaires que de taper sur un individu qui bouge, qui se défend, qui crie. Les cris de détresse, de douleur, excitent et encouragent les tortionnaires. Langhoff n’a pu se sauver qu’en faisant la mort ! Il était au bout du rouleau et cela a certainement pu lui éviter des séquelles encore plus graves que le corps meurtri qu’il a eu !
Aucune hospitalisation n’a eu lieu, elle n’a même pas été envisagée, et cela a pris un mois à Langhoff pour retrouver assez de force pour rester debout et des semaines en plus pour s'en remettre. Et si la torture détruit le corps, il affecte également l’esprit, même si dans le cas de Langhoff il a su, au long de son expérience concentrationnaire, rester fort et lucide.
Le mensonge comme normalité
Ouvrant une parenthèse, une réflexion explicative concernant la politique de mensonge en général et le mensonge nazi en particulier. Les deux sortes de mensonges se rejoignent d’ailleurs en présentant une normalité acceptée et endossée. Car le pire dans cette histoire de torture, Wolfgang Langhoff l’accentue, c’est que quelques jours avant la séance de torture, Rudolf Hess, le dauphin du Führer, avait publié une ordonnance immonde et mensongère avec ces mots :
« Des éléments juifs et marxistes se sont glissés dans les rangs des S.S. et des S. A. et essayent, par des provocations, de porter atteinte au prestige de notre armée brune. IL EST INDIGNE D’UN HOMME ALLEMAND de maltraiter des prisonniers sans défense. Les cas de mauvais traitements devront être signalés et les coupables seront sévèrement punis.» (5).
Idiotie pour des idiots ! Des mots vils et abjects pour des supporteurs, pour des idiots soutenant ou défendant le régime. Surtout, c’étaient des mots ignobles et infâmes qui ne servaient pas vraiment un objectif quelconque de propagande, mais qui faisaient des victimes juives et marxistes, responsables de la violence sans mesures que les nazis leur infligeaient. Il s’agissait de planter l’idée (fausse) dans la tête des Allemands que les juifs et les marxistes conspiraient contre l’Allemagne, qu’ils souhaitaient détruire la paix et la prospérité pour tous. Des mensonges. Des mensonges immondes, qui prouvent que l’endoctrinement, l’idéologie, peut être imposée par la terreur, imposée par une minorité malveillante et déterminée en vue de dompter, domestiquer, une majorité à détourner le regard, à « penser à autre chose ». Hannah Arendt nous instruit :
« C'est là une des leçons que l'on pourrait tirer des expériences totalitaires, et de cette effrayante confiance des dirigeants totalitaires dans le pouvoir du mensonge — dans leur aptitude, par exemple, à réécrire sans cesse l'histoire, à adapter l'interprétation du passé aux nécessités de la « ligne politique » du présent, ou à éliminer toutes les données qui ne cadrent pas avec leur idéologie. » (6)
Les mots totalitaires des dirigeants nazis, par ses constructions et mensonges infâmes, ne servaient en effet qu’à activer la violence, qu’à accroître la violence, qu’à excuser la violence, et répandre la violence. Ils activaient l’individu fanatisé, endoctriné et stupide, pour qu’il / elle s’engage résolument et avec plaisir en vue d’infliger du mal pour du mal à son prochain, à son frère, à sa sœur, à son concitoyen. Contre le romantisme philosophique (autant politique qu’humanitaire), il se révèle que quand les masques de civilisation tombent, le plaisir sadique, le plaisir pur et simple de causer et de contempler douleurs et souffrances est là. L’humain peut aussi se révéler animal et être le prédateur assaillant de son prochain. Ce qui prouve que là où se trouve l’humain, se trouve également de l’hommerie, du mal infligé à l’autre.
Tant d’individus sont, hélas, prêts à se faire manipuler et à suivre la cause à la mode, le politiquement et moralement (sic !) correct qui s’impose, avec violence et mensonges. Les individus sont vulnérables et fragiles face aux mensonges répandus par une minorité de gens malveillants.
« C'est cette fragilité qui fait que, jusqu'à un certain point, il est si facile et si tentant de tromper. La tromperie n'entre jamais en conflit avec la raison, car les choses auraient pu se passer effectivement de la façon dont le menteur le prétend. Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d'avance ce que le public souhaite entendre ou s'attend à entendre. Sa version a été préparée à l'intention du public, en s'attachant tout particulièrement à la crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l'inattendu, auquel nous n'étions nullement préparés. » (7)
C’est vrai ! Nous voulons croire, nous voulons obéir, nous voulons faire confiance. Les mensonges en politique, en culture, en pensée, détruisent en conséquence notre capacité de penser de façon critique, de dire non. C’est notre damnation, notre malheur, notre vulnérabilité, qui se démontrent, qui obscurcissent, qui annihilent, notre capacité à distinguer ce qui est mal, de ce qui doit être mal pour les autres et pour moi. Ce qui révèle une vulnérabilité qui peut, avec facilité, être exploitée et canalisée vers les gouffres immondes, vers l’indifférence à l’égard des mensonges, des mots totalitaires, des mots politiquement et moralement (sic!) corrects pour chaque époque.
La vie concentrationnaire a Börgermoor
La prison municipale de Düsseldorf de même que la prison « Ulmer Höh » (également à Düsseldorf) sont des antépisodes permettant au Wolfgang Langhoff de décrire la vie au Börgermoor, la vie concentrationnaire. Emprisonner les communistes, les sociaux-démocrates, les socialistes, les anarchistes, les syndicalistes, les pacifistes, et tous les autres, c’était en 1933 avoir beaucoup de prisonniers à embastionner et les camps de concentration étaient la solution. Börgermoor, un camp dur et sinistre, fut construit (par des prisonniers) en juin/juillet 1933 pour les « Schutzhäftlinge » (littéralement : prisonniers préventifs, prisonniers sous surveillance, en réalité des opposants politiques). C’était un camp de travail, un camp de déshumanisation, pour mille détenus..
Le camp de concentration était constitué de 10 baraques pour les détenus. À l'intérieur de chaque baraque étaient entassés 100 prisonniers qui étaient au désespoir, soumis à l’arbitraire et à un régime despotique.
La vie concentrationnaire ! Pas une vie du tout. Pas dans un quelconque sens ordinaire ou de dignité. Un enfer quotidien que Wolfgang Langhoff nous raconte en détail, comme une souffrance humaine, une souffrance partagée par mille prisonniers.
La nourriture ? Infecte. On donne de meilleures nourritures au porc. Hygiène ! Une blague.
Börgermoor était un camp de travail. Les prisonniers étaient forcés à faire des canaux, à défricher, à faire de travail agricole, etc., dans les marais et les landes d’alentour. Un labeur dur, aggravé par le froid, le vent et la pluie. Le mauvais traitement, c’était la vie quotidienne ! Les représailles également. Et malheur à celui qui tombait malade. Langhoff décrit le travail forcé ainsi :
« Nous travaillons pendant des mois dans le marais. Souvent nous enfonçons jusqu’aux genoux dans la vase; d’autres fois nos bêches viennent à peine à bout des racines géantes et des souches que renferme le sol de ces marais (…). Ajoutez à cela des harcèlements perpétuels, les insultes, le sentiment humiliant de n’être plus des hommes, mais des espèces de bête qu’on mène en troupeau, qu’on parque dans dix longues écuries, qu’on pourvoit d’un numéro et que les gardiens pourchassent et frappent selon leur bon plaisir. » (8)
Le pire toutefois c’était le sadisme et la brutalité en prison. On pouvait être jeté au cachot pour rien ! Comme représailles, autant que pour un mot, un geste et une inaction interprétés comme opposition. Wolfgang Langhoff consacre un chapitre entier à la prison, à la baraque 11.
« Si ces cloisons pouvaient parler des tortures, des assommades quotidiennes, des tentatives de suicide – veines coupées, etc., - qu’elles ont vu, des cris et des gémissements qu’elles ont entendus, le récit ferait pâlir toutes les descriptions qu’on a faites de la souffrance humaine. (…) Que de fois, le matin ou le soir (…) nous avons entendues, à travers les minces cloisons de bois, les cris de douleur des hommes torturés, leurs implorations. » (9)
S’ajoutait le sport (sic!) des « cogneurs », des S.S. sadiques, qui après une soirée de beuverie décidaient de faire un saut à la baraque 11 pour faire sortir un peu la vapeur, pour se dégourdir les muscles. Malheurs à ceux utilisés comme sac de boxe, sac de frappe.
Quelques prisonniers étaient particulièrement ciblés par les nazis. Car parmi les communistes, il se trouvait des juifs, des juifs qui devenaient des objets de haine et de maltraitance ciblée. Langhoff raconte dans son livre l’histoire de deux parmi eux, un juif âgé (non-communiste) et un jeune juif. Les S.S. installaient un jeu ou le jeune était forcé de frapper et de torturer le vieux. Langhoff explique que « Le vieil homme était destiné à mourir au cachot » (10). Quant au jeune homme, il perdait graduellement la raison et fut au bout du compte transféré à un asile (où un destin similaire l’attendait, vu de la politique d’euthanasie mise en œuvre à partir du 1er septembre 1939, une politique consistant à se débarrasser des individus « inaptes » (aliéné, handicapé, maladie chronique, etc.) placés en institution) (11). À cette situation inhumaine et dégradante, s’ajoutaient malheureusement des exécutions; des prisonniers exécutés, tués (sous prétexte) de fuir.
Le chant de Börgermoor
Nous l’avons annoncé, le mot de Börgermoor évoque le « Börgermoorlied », le Chant des Marais, le Chant des déportés, le premier chant (et poème) concentrationnaire (août 1933). C’est le Chant des Marais qui met le camp de concentration sur la carte et qui propulse le livre de Wolfgang Langhoff vers sa popularité à l’époque. Et Wolfgang Langhoff joue un rôle ici en tant que co-auteur et propagandiste.
L’homme de théâtre, dramaturge, metteur en scène, réalisateur, acteur, écrivain et intellectuel du Parti communiste, Wolfgang Langhoff était tout désigné pour s’occuper de l’animation culturelle dans le camp de concentration. Arrive l’idée d’une chanson, car parmi le prisonnier il y a un poète : « Il a déjà publié des poésies dans l’Écho de la Ruhr (12) et il a même écrit des chansons pour des sociétés de chant bourgeoises ». (13) Il s’agissait du mineur communiste Johann Esser, qui eut l’idée de faire un hymne du camp.
C’est Johann Esser qui écrit le poème, c’est ensuite Wolfgang Langhoff qui le corrige et qui écrit les deux refrains, un qui ponctue les cinq premières strophes, et un refrain final concluant l’hymne. S’ajoute la contribution d’un troisième homme, Rudi Goguel, musicien amateur, qui contribue avec une composition musicale et qui propose d’en réaliser le chant à quatre voix (14). Le résultat est très réussi (surtout en allemand original) (15).
« 1. Partout où porte le regard // On ne voit que le marais et la lande // Le chant des oiseaux ne nous réjouit point, // Les chênes sont chauves et rabougris.
(Refrain) Nous sommes les soldats de Börgermoor // Et nous marchons, // La bêche sur l’épaule, // Dans le marais.
2. Ici, dans cette lande déserte // Le camp est bâti, // Et nous sommes parqués derrière les barbelés// Loin de toute joie. // (Refrain)
3.Les colonnes partent le matin. // Pour le travail dans le marais. // Elles bêchent, sous un soleil de feu. // Mais leur pensée est à la maison. // (Refrain).
4. Chacun languit après la maison, // Les parents, la femme et les enfants, // Mainte poitrine se gonfle d’un soupir. // Parce que nous sommes ici prisonniers. // (Refrain)
5. Les sentinelles font leurs rondes, // Personne, personne ne peut passer. // La fuite nous coûterait la vie. // Le burg est entouré d’une quadruple enceinte. // (Refrain)
6. Mais pas de plaintes dans notre bouche, // L’hiver ne saurait être éternel. // Un jour nous crierons joyeusement : // O! Ma maison, je te revois. //
(Refrain) Alors les soldats de Börgermoor // Ne marchons plus, // La bêche sur l’épaule, // Dans le marais. » (16)
Deux jours après la représentation, la chanson fut interdite dans le camp.
Le Börgermoorlied - le Chant des Marais - était toutefois né et les copies ont rapidement commencé à circuler, vers l’extérieur, vers les autres camps de concentration, vers les milieux politiques des opposants (surtout communiste), vers l’international. Et le succès, si un tel mot est adéquat, fut, énorme, gigantesque, extraordinaire. Le Chant des Marais fut repris dans plusieurs camps de concentration et surtout acculturé, approprié, à leurs situations. Dans le processus de l’acculturation, des mots sont enlevés, d’autres sont ajoutés, les refrains sont changés, etc., le chant commence, littéralement, à vivre sa propre vie (17).
Le Chant devient en fait un prototype, un modèle, un « patron », pour chanter la lutte contre le nazisme. Dans l’acculturation française et sous le nom de Chant des déportés, cela donne :
« 1. Loin dans l’infini s’étendant // De grands prés marécageux // Pas un seul oiseau ne chante // Sur les arbres secs et creux. //
(Refrain) Oh! Terre de détresse. // Où nous devons sans cesse // Piocher, piocher //
2. Dans ce camp morne et sauvage // Entouré d’un mur de fer // Il nous semble vivre en cage // Au milieu d’un grand désert // (Au refrain)
3. Bruit des pas et bruit des armes // Sentinelles jours et nuits // Et du sang, des cris, des larmes // La mort pour celui qui fuit // (Au refrain)
4. Mais un jour dans notre vie // Le printemps refleurira // Liberté, liberté chérie Je dirai : tu es à moi // (Au refrain)
(Dernier refrain) Oh! Terre enfin libre. // Où nous pourrons revivre // Aimer, aimer. » (18)
L'Acculturation du Chant du Marais vers le Chant des déportés fait de ce dernier un chant universel et commun. Uniquement le début, par la référence vers les « grands prés marécageux », permet de soupçonner une relation avec le Chant de Börgermoor. Pariant un gros billet que personne aujourd’hui ne sait faire le lien. Mais tant mieux, car le Chant des déportés devient le Chant pour toutes les déportées venant de partout de l’Europe sous le joug des nazies. Et une telle acculturation nous plaira profondément, car il décèle la solidarité de fortune qui a certainement animé à l’époque tous les déportés.
La genèse que nous raconte Wolfgang Langhoff du Chant de Börgermoor révèle également un autre aspect à souligner, à savoir le message qu’il faut s’organiser une fois en camp de concentration, qu’il faut se tenir débout, qu’il faut des leaders pour continuer la lutte, pour survivre. Langhoff insiste longuement sur la nécessité de s’organiser pour assurer la solidarité, pour lutter contre le découragement, pour organiser l’entraide, pour faire circuler de l’information, pour résister, autant que possible, contre le pouvoir des S.S. Langhoff emphase que Börgermoor avait une « direction occulte » - un comité communiste clandestin – qui, dissimulé, coordonnait les différentes activités et qui veillait à assurer l’unité et la solidarité entre les prisonniers. Le livre de Wolfgang Langhoff, publié en 1935 et rapidement traduit en plus de 30 langues européennes, servait de ce fait comme une préparation intellectuelle et politique pour ce qui, hélas, débutera en 1933-1934. Quand une grande partie de l’Europe tombait sous le joug des nazis, les nouveaux concentrationnaires savaient quoi faire, il en avait assurément un parmi eux qui avait lu le livre de Langhoff et qui pouvait transmettre le savoir-faire !(19)
En fermant le livre de Wolfgang Langhoff
Ce livre est un incontournable qu’il faut avoir lu! Bien écrit, modéré et intelligent. Langhoff observe et il témoigne. Il raconte ce qu’il a vu et rien d’autre. Il n’y a pas de propagande politique bête et idiote, même si Langhoff écrit, sans se cacher, en tant que communiste. Publié en 1935, afin d'avertir le danger qu’encourt l’Europe, de même que les régions du monde où l’idéologie nazie s’implantait rapidement et profondément, comme en Turquie, en Moyen-Orient (surtout en Syrie, Irak, Égypte), en Inde, en Amérique du Sud, c’était un avertissement contre l’illusion que ce n’était que les malheurs de l’Allemagne qui étaient en jeu. L’illusion que c’étaient les malheurs d’enfantement du nouveau régime et que tout serait réglé quand le régime se normaliserait. Que de sottises ! Par le manque de jugement, nous nous trompons, nous nous autoaveuglons, nous sacrifions la vie de tant d’individus dans les brasiers de fanatisme, de sectarisme et d'intolérance. Par le manque de jugement, nous nous ferons complices des mots alléchants et beaux qui ne servent qu’en anesthésiant la pensée et la réflexion critique.
Non, il ne faut pas oublier ! Oublier est lâche ! Oublier, c’est céder là où il faut se tenir debout ! Oublier est dangereux, car les malheurs d’un jour peuvent facilement devenir les malheurs pour aujourd’hui ! Non, l’histoire ne se répète jamais, il ne demeure pas moins vrai que nous avons une sacrée tendance à refaire les mêmes bêtises idéologiques, politiques, culturelles, sans penser. Ce qui nous incite à céder l’ultime parole à Langhoff, à la pensée qu’il se faisait lors de sa libération :
« Et, tandis que mon cœur se prépare à faire ses premiers pas dans le monde des hommes libres, les ombres des treize mois que je viens de vivre montent et se mêlent étrangement à la lumière naissante. Une pensée s’implante en moi, tandis que je vois défiler le fleuve mouvant des visages : ne pas oublier ! (…) Ne pas oublier ! » (20)
NOTES
1. Wolfgang Langhoff. « Les soldats du marais sous la schlague des nazis : treize mois de captivité dans les camps de concentration », traduction Armand Pierhal, Paris, Plon et Nouritt, 1935. Traduction, idem, Die Moorsoldaten. 13 Monate Konzentrationslager, Zürich, Schweizer Spiegel Verlag, 1935 (multiples rééditions). Nous jugeons étrange que le livre n’ait jamais été réédité en langue française.
2. Gilbert Badia, Feu au Reichstag : l'acte de naissance du régime nazi, Paris, Éditions Sociales, 1983.
3. Wolfgang Langhoff, Les soldats du marais sous la schlague des nazis, op. cit., p 77 -79.
4. Wolfgang Langhoff, Les soldats du marais sous la schlague des nazis, op. cit., p 81 – 83.
5. Rudolf Hess, cité (et mot en gros) par Wolfgang Langhoff, Les soldats du marais sous la schlague des nazis, op. cit., p 87. (Le chapitre IX, p 85 -93, est d’ailleurs ironiquement intitulé « Il est indigne d’un homme allemand…».
6. Hannah Arendt, « Du mensonge en politique » dans, idem, Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, coll. Agora Pocket, 1994 (1972), p 11.
7. Hannah Arendt, « Du mensonge en politique » dans, idem, Du mensonge à la violence, p 11.
8. Wolfgang Langhoff, Les soldats du marais sous la schlague des nazis, op. cit., p 202 – 203.
9. Wolfgang Langhoff, Les soldats du marais sous la schlague des nazis, op. cit., p 167.
10. Wolfgang Langhoff, Les soldats du marais sous la schlague des nazis, op. cit., p 173.
11. Alice Ricciardi von Platen, L'extermination des malades mentaux dans l'Allemagne nazie, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2001. Michael Tregenza, Aktion T4. Le secret d'État des nazis : l'extermination des handicapés physiques et mentaux, Paris, Calmann-Lévy, Mémorial de la Shoah, 2011.
12. Ou Ruhr-Echo. Un journal local d’obéissance communiste
13. Wolfgang Langhoff, Les soldats du marais sous la schlague des nazis, op. cit., p 152.
14. Le compositeur Hanns Eisler, collaborateur musical de Bertolt Brecht, entend le Börgermoorlied en 1936. Il en fait une nouvelle adaptation, où s’ajoute le piano, et c’est surtout la version d’Eisler qui est aujourd’hui utilisée.
15. Wohin auch das Auge blicket, // Moor und Heide nur ringsum. // Vogelsang uns nicht erquicket, // Eichen stehen kahl und krumm. // (Refrain) // Wir sind die Moorsoldaten, // Und ziehen mit dem Spaten, // Ins Moor.
16. Wolfgang Langhoff, Les soldats du marais sous la schlague des nazis, op. cit., p 192 – 194. Nous utilisons la traduction du livre, conscient qu’il existe d’autres traductions en langue française.
17. Élise Petit, “Le Chant des Marais” : Histoire et parcours international d’un hymne concentrationnaire universel, dans Témoigner. Entre histoire et mémoire, no. 129 | 2019, 101-111. Élise Petit, Le Moorsoldatenlied : analyse traductologique et musicale d’un hymne international, dans La Main de Thôt, n°8, décembre 2020, p 1 – 26; Élise Petit, La musique dans les camps nazis, Paris, Mémorial de la Shoah, 2023.
18. Mauthausen. Bulletin intérieur de l’amicale des déportés et familles de Mauthausen, Paris, avril 1977, numéro 184, page 8. Mauthausen (Autriche) était un champ de concentration organisé selon le principe de #mourir en travaillant ».
19. Voir, Peter Hoffmann, The History of the German Resistance 1933 – 1945, Montréal – Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1996 (3eme edition).
20. Wolfgang Langhoff, Les soldats du marais sous la schlague des nazis, op. cit., p 285.
2 août 2024