«Non, monsieur le CRS, je ne veux pas transformer ta putain de cathédrale en mosquée, rien à foutre de tous les lieux de culte, église, synagogue, mosquée ou temple de Bouddha. Je suis venu ici juste pour des études, cinéma ou littérature, je ne sais pas encore. Sûrement littérature, littérature française. Et pour tout te dire, j'ai déjà effeuillé une à une les Fleurs du mal lors de nuits nuptiales exquises et torrides, séjourné en enfer toute une saison, pleuré quand la pauvre Emma s'est donné la mort... Je connais sur le bout des doigts mes classiques. Je te récite si tu veux du Lautréamont, du Rimbaud, du Breton et je ne sais quoi encore. Je suis imprégné jusqu'à la moelle d'idées humanistes. Voltaire, Saint-Simon et Rousseau sont des potes. Je te raconte si ça ne t'ennuie pas, épisode par épisode, la belle Histoire de France, de Clovis à nos jours. Tu m'écoutes, monsieur le CRS, tu m'écoutes ? Je suis "intégrable" illico, ne pose aucun problème particulier... » – Extrait, Le Ciel, Hassan II et maman France.
Le Ciel, Hassan II et maman France est un témoignage qui raconte une scène animée par des personnages que l’immigration a façonnés. C’est dans La Fabrik que tout se fabrique: les rêveries, le royaume de la plèbe, l’écriture et les plans visant à conquérir le cœur de Maman France. La Fabrik est un calmant contre la douleur de l’exil. Elle n’est non seulement le refuge de celles et ceux qui ne supportent pas l’acculturation qu’impose le contexte, mais aussi un trait d’union entre la périphérie et le 75. La Fabrik est le croisement de rêves enquête d’une légalité, de crainte que la clandestinité fasse mal à l’espoir.
Boire un coup à La Fabrik, c’est échapper à l’éphémère qui taraudent le rêves d’une régularisation souhaitable et aiguise l’envie de se sentir libre. Ici, seules les chansons orientales répriment le rire et laissent filer les souvenirs d’une soumission qui renonce à l’oubli. A quoi bon de lever son verre et trinquer à la santé des absents si on n’a pas son titre de séjour.
Je voudrais d’entrée de jeu répondre dans les mêmes termes que l’auteur a utilisés pour dire que le lecteur peut se faire avoir par un écrivain. Non, je ne me sens pas en tant que lecteur niqué par ton écrit. C’est peut être le cas pour d’autres écrivains dont la notoriété est fabriquée par des réseaux de complaisance qui nous ont niqués sans que nous puissions nous en distancier et nous rendre compte que l’engagement de l’intellectuel et son positionnement selon lequel « il est d’autant plus proche de l’action en général et du pouvoir qu’il ne se mêle pas d’agir et qu’il n’exerce pas de pouvoir politique. » (2) D’où le rôle de l’intellectuel et sa mission par rapport au degré de conformité de valeurs à la réalité. C’est justement cette situation problème que ce récit voudrait élucider en l’exprimant dans un discours susceptible de renforcer la subjectivation enjolivée par l’élan créatif.
Le politique dans Le ciel, Hassan II et maman France s’exprime dans un langage ironique dont la fiction appelle la réalité que la politique, contrairement à la gestion de la cité par le biais de la bonne gouvernance, voulait rendre invivable. Il se trouve que la verticalité du pouvoir dans ce roman ne repose pas sur le savoir.
Toutefois, sa légitimité s’alimente du religieux qui veut justifier une réalité dans laquelle la plèbe sombre dans la soumission. Il fallait donc puiser dans le lexique de cette plèbe (les Khoroto) pour légitimer le pouvoir politique que la religion doit cautionner.
Encourager l’éducation religieuse basée sur l’apprentissage par la violence
Autrement dit, c’est le ciel qui dicte la soumission et légitime la violence en faisant appel à l’imaginaire social dont la représentation, du fait qu’elle en est prédisposée, peut facilement accepter la symbolique du bâton sorti du paradis. Ce schéma, illustrant la verticalité de la violence du pouvoir, du haut en bas, du ciel à la terre, doit être en quelque sorte institutionnalisé. C’est là où la complaisance du politique et de l’éducatif est flagrante. La stratégie du pouvoir sous le règne de Hassan II en est la preuve. Encourager l’éducation religieuse basée sur l’apprentissage par la violence, est un aspect de cette verticalité que le ciel a imposée et que le terrestre, représenté par la dépendance du système éducatif au régime politique, doit approuver.
Pour ce qui est du langage, Mohamed Hmoudane le confectionne à l’aide d’un dialecte qui puise dans le local. Du coup, la langue française s’affine en harmonie avec le dialecte marocain. Et puis, l’aisance du style libère le lecteur par des éclats de rire en le suppliant de ne pas quitter le texte en attente d’autres drôleries. Le langage dans le royaume de la plèbe, les khoroto, se nourrit de la fracture sociale. Qui dit fracture sociale, dit décalage linguistique. En d’autres termes marxistes, c’est le statut social qui détermine le langage, et donc la conscience.
Cette formule déterministe articulant le langage avec le social est remarquable dans le comportement de l’un des personnages, fidèle à La Fabrik dont le ton de la communication varie selon sa situation financière. Le langage devient symbole d’aisance ou de précarité. Si on a de l’argent, on cause français, si on est fauché, la seule langue qu’on véhicule pour convoiter la bienfaisance des autres, c’est l’arabe dialectal. Mohamed Hmoudane s’inspire du dialecte arabe et de l’Amazigh pour attribuer à ses personnages une symbolique qui dépasse le sens commun et alimente sa colère d’un message de dénonciation en passant du doxa au paradoxe. En d’autres termes, il ne s’agit ni d’ironie ni d’humour comme le peut prétendre un lecteur normal. Il est à mon avis question de distanciation sous forme d’embarras qu’engendre l’engagement de l’intellectuel et son implication dans la vie politique.
Notes
1. Mohamed Hmoudane, Le Ciel, Hassan II et maman France, Roman, La Différence, 2010, Editions Le Fennec, janvier 2014.
2. MauriceBlanchot, Les intellectuels en question. Ébauche d’une réflexion.
12 mai 2017